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Full text of "Mouvement socialiste; revue de critique social, littéraire et artistique"

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Mouvement Socialiste 



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Revue mensuelle internationale 

Directeur : HUBERT LAGARDELLE 



ONZIÈME ANNÉE 



TROISIEME SÉRIE 



TOME V 



Juillet-Décembre 1909 



TOME XXVI de la COLLECTION 






PARIS 

V. GlARD 3c E. BRIERE, Libraires-Editeurs 
16, rue SouiBot et 12, rue Touiller 

1909 



ÉTUDES ET CRITIQUES 



Classe sociale et Parti politique 



(I) 



Camarade?. 

Il y a quelques années, on aurait fort surpris les socialistes en 
différenciant classe et parti. Le socialisme semblait reposer sur 
ce dogme que toute classe sociale se transforme en parti politique 
et que la lutte de classe est une lutte de parti. 

Nous savons aujourd'hui, depuis que l'expérience syndicaliste 
a ruiné cette conception traditionnelle, que c'était là une illusion. 
'A la lueur des faits, classe ouvrière et parti socialiste se sont ré- 
vélés comme deux phénomènes aussi distincts que Vcconomic 
et la politique. Qui pourrait nier que les partis socialistes soient 
des organismes extérieurs au prolétariat et étroitement liés 
au mécanisme de l'Etat? Et vous savez, d'autre part, que le 
mouvement syndicaliste ramène toute l'action ouvrière à la for- 
mation, en dehors de l'Etat et par le prolétariat lui-même, d'un 
ensemble d'institutions autonomes, qui doivent, non seulement 
ne copier en rien les institutions bourgeoises, mais encore leur 
être radicalement contraires. 

Cependant la crise socialiste se poursuit. Née de cette confu- 
sion entre classe oui>ricre et parti socialiste, elle ne cessera quQ 
le jour où l'on reconnaîtra que ces deux facteurs historiques ont 
un rôle inégal et où l'on ne demandera à chacun que ce qu'il peut 
donner. C'est d'avoir espéré trop de Vactio)i intcrmcdiuire des 
partis et pas assez de l'action directe des classes, que le socialis- 
me traditionnel a fait faillite. Je sais bien que ses représentants 
officiels ne sont pas prêts à s'incliner devant les faits. Ils enten- 
dent donner des leçons à la vie et n'en pas recevoir. Prisonniers 
de leurs propres systèmes, ils adorent leurs dogmes à d'égal de 
fétiches et n'ont que mépris pour les pauvres mortels que î'in- 



, (0 Conférence faite ;\ Paris. 



6 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

quiétude tourmente. Xe les imitons pas, camarades, soyons in- 
quiets, l'inquiétude est mère de la recherche — et de la modestie, 
et abordons de face les questions les plus angoissantes du socia- 
lisme. 

De toutes ces questions, il n'en est pas de plus urgente que 
celle que je viens de poser. Nous avons à choisir entre deux con- 
ceptions différentes du socialisme. Le socialisme scra-t-il l'œu- 
vre <les partis politiques ou sortira-t-il des institutions ouvrières? 
Ou mreux : Dans quelle mesure respective, les partis socialistes et 
les institutions ouvrières peuvent-ils contribuer à sa réalisation? 
\'oilà où est le problème. 

J'ajoute : il n'est que là. Je le résoudrais sans doute plus faci- 
lement si je supprimais l'un de ses facteurs, et si je négligeais 
systématiquement les partis politiques au profit exclusif des ins- 
titutions ouvrières. Mais quelque défiance justifiée, et ce n'est 
certes pas moi qui chercherai à l'atténuer, qu'inspirent les par- 
tis politiques, ils existent, ils sont un fait, et nous aurions beau 
les nier qu'ils ne s'en imposeraient pas moins à nous. Et quel- 
que espoir aussi que nous fondions dans les institutions ouvriè- 
res, nous ne pouvons pas oublier que leur formation est lente 
et qu'elles sont dans l'avenir plus que dans le présent. Accep- 
tons donc la réalité, avec ses complexités et ses contradictions, 
et demandons-nous, non pas lequel des deux, des partis ou des 
institutions, doit, au moment où je parle, dans les conditions 
historiques actuelles, éliminer l'autre, mais bien ce que peut cha- 
cun d'eux, dans une mesure, à la vérité, singulièrement diffé- 
rente, pour la transformation socialiste. 

Il est encore possible, si vous le préférez, de formuler cette 
question, dont la réponse peut indiquer l'issue de la crise socia- 
liste, sous une forme plus conditionnelle, et- de nous demander, 
non seulement quelles sont les limites, mais surtout quels doivent 
être les caractères des institutions ouvrières et des partis socia- 
listes. Posé en ces termes, notre problème se ramène, pour re- 
prendre vme expression de Bernstein, à l'étude des conditions 
préalables du socialisme. Non, le socialisme n'a rien de fatal, sa 
venue n'est pas certaine et nous ne savons rien de son triomphe- 
Ce que nous savons, c'est qu'il ne se réaUsera qu'au prix d'une 
longue préparation historique, que nous pouvons désirer, aider, 
non prophétiser. 

Mais ce problème, nous ne saurions l'aborder sans avoir ana- 
lysé au préalable ces notions de classe sociale et de parti politi- 
que, que la désagrégation du vieux socialisme accuse corhme si 



CLA8SB SOCIALE ET PARTI POLITIQUE 7 

opposées. Recherchons donc, dans cette première causerie, ce 
que sont, en fait, les classes et les partis ; dans la suite de nos in- 
vestigations , nous tirerons de notre examen les conclusions qu'il 
peut suggérer pour la pratique socialiste. 



Et d'abord, que faut-il entendre par classe sociale? Je crois 
qu'on peut en avoir une idée approximative en disant : U7te clas- 
se sociale est une collectivité relativement homogène d'hommes 
plaçât sur le même plan économique et itnis par la conscience 
commune de leur situation. La classe repose donc sur une double 
base : une base économique et une base morale. 

La base économique est fournie par le mode de production, 
auquel est lié en général le mode de propriété. C'est d'après la 
façon dont ils produisent et dans la mesure oti ils possèdent, que 
les hommes sont répartis dans les différents compartiments so- 
ciaux que sont les classes. Là est la première caractéristique de 
toute classe, dans cette position de ses membres à l'égard de la 
propriété des instruments de travail. Les autres marques dis- 
tinctives, comme les conditions générales de l'existence, l'origine 
des revenus, la communauté des intérêts, etc., ne font que dé- 
pendre de celle-là. Les classes nous apparaissent ainsi comme au- 
tant d'ilôts indépendants et habités par des populations dissem- 
blables. 

Observons, d'un coup d'œiJ, les trois classes sociales les plus 
typiques : les propriétaires fonciers, les capitalistes, les ouvriers. 
Il ne nous faut pas faire grand effort pour distinguer la base 
économique de chacune d'elles. Les propriétaires fonciers, ce 
sont — et ce sont seulement — tous les grands possesseurs du 
sol, qui vivent de la rente et tiennent sous leur dépendance les 
travailleurs de la terre. Les capitalistes, ce sont — et ce sont 
seulement, — tous les détenteurs du capital (industriel, commer- 
cial, financier), qui lui font produire le profit, par l'exploitation 
du travail prolétarien. Les ouvriers, enfin, ce sont, — et ce sont 
seulement, — tous ceux qui, n'ayant que leur force de travail 
pour vivre, la vendent, pour un salaire, aux propriétaires fon- 
ciers ou aux capitalistes. 

Voilà donc trois classes, qui reposent sur trois catégories éco- 
nomiques précises et qui ne groupent, à l'exclusion de tout élé- 
ment étranger, que des hommes caractérisés et semblables entre 
eux. Bien plus : ces classes se présentent à nous, nen comme un 



8 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

accident historique, mais comme le produit naturel du développe- 
ment social. Rien n'est arbitraire dans leur constitution, en ce 
sens qu'elles seraient une création artificielle de tel ou tel grou- 
pe humain et qu'elles auraient pu tout aussi bien ne pas exister. 
C'est un lieu commun de la propagande socialiste de montrer, 
par exemple, la formation graduelle de la classe capitaliste et de 
la classe ouvrière. La bourgeoisie, on l'expose régulièrement 
dans les conférences socialistes, est née de la dissolution du 
régime féodal : l'extension des forces productives a brisé peu à 
peu la cellule corporative, où le moyen-âge avait enfermé l'éco- 
nomie, pour créer ce que Proudhon a appelé une terre nouvelle, 
aux frontières sans cesse agrandies, au fur et à mesure que se 
développe la grande industrie. Ce sol nouveau a porté une classe 
nouvelle : la bourgeoisie. Mais, en même temps qu'elle appelait 
à la vie la classe capitaliste, l'évolution industrielle engendrait, 
à sa suite, la classe ouvrière: la transformation en travailleurs 
salariés d'une masse croissante de producteurs est un effet au- 
tomatique des progrès du capitalisme, et le volume du prolétariat 
est proportionnel au volume de la grande industrie. 

Cependant, le fait de se trouver côte à côte sur le même terrain 
économique ne suffit pas à transformer un agglomérat d'hom- 
mes, naguère isolés, encore étrangers les uns aux autres, en un 
groupement vivant. Pour qu'il y ait classe sociale, au sens total du 
mot, il faudra que Vunité économique se transforme en uyiité 
vioralc, que le corps prenne une âme. Ce lien intérieur, qui ra*- 
mène à l'unité la diversité de ces éléments matériels, c'est la 
conscience collective ou, comme on dit dans le vocabulaire so- 
cialiste, la conscience de clause. 

Ces de«x phases de formation de la classe sociale, c'est, vous 
Vous en souvenez, l'analyse pénétrante de Marx qui, soit dans 
la Misère de la Philosophie, soit dans le XVIII Brumaire, les a 
nettement mises en lumière. Vous savez que Marx a considéré 
deux moments, dans la constitution de toute classe sociale : le 
moment où elle n'existe encore que pour les autres classes, et ■ 
le moment où elle se réalise pour elle-même. Ce n'est que dans 
cette seconde période que la classe parvient à son épanouisse- 
ment: jusque là, il n'y avait que les éléments matériels de son 
existence, il lui manquait les éléments moraux, ou, si je puis 
m'exprimer ainsi, cette donnée morale sans laquelle la donnée 
économique reste stérile. Et cette seconde condition est à ce 



CLASSE SOCIALE ET PAI\TI POLITIQUE 9 

point nécessaire que les classes qui, par la nature de leur compo- 
sition, ne peuvent dépasser la première phase, ne seront jamais 
des classes au sens complet du mot. Vous connaissez l'exemple 
classique des paysans parcellaires. Ils ont beau former une masse 
économiquement homogène, en ce sens que tous ont les mêmes 
rapports avec la propriété et les mêmes conditions de vie. Ils ne 
constitueront jamais une classe réelle, car l'individualisme de la 
petite prodKction agraire les sépare par un infranchissable mur 
d'insolidarité. Et ^larx pouvait, avec raison, les définir: une 
simple addition de grandeurs de incmc nom, à peu près de la 
même façon que des pommes de terre dans un sac. 

Mais comment cette transmutation d'éléments matériels en 
valeurs morales va-t-elle s'opérer? Comment à la base écono- 
mique va-t-il se superposer une base morale? C'est ici, et j'ap- 
pelle là toute votre attention, qu'apparaît la différence, rare- 
ment comprise par les orthodoxes du marxisme, entre la for- 
viation économique et la formation historique des classes. Non, 
une classe n'est pas seulement un produit de l'économie : elle 
est aussi un résultat de l'histoire. Ce sont les luttes qu'au fur et 
à mesure de sa croissance historique, elle doit soutenir contre 
les autres classes, qui l'amènent peu à peu à la conscience d'elle- 
même et lui donnent la "notion de sa propre vertu. 

Comparez, pour prendre un exemple typique, la formation 
de la bourgeoisie en Russie et en France. Ici, c'est une suite in- 
interrompue de luttes entreprises ou soutenues contre la féo- 
dalité et le pouvoir royal, une marche méthodique vers la con- 
quête, une montée lente aux affaires, une élaboration progressi- 
ve d'institutions, les communes d'abord, les parlements ensuite, 
et, comme couronnement, cette éclatante floraison d'idées et 
d'hommes qui ont préparé et fait la Révolution française, ter- 
me dernier d'une longue gestation arrivée à la maturité, abou- 
tissant final de toute une succession de destructions et de 
créations préalables. Là, en Russie, les éléments matériels sans 
doute d'une classe bourgeoise : industriels, commerçants, méde- 
cins, avocats, professeurs, ingénieurs, etc, etc. ; mais perdus 
dans la masse amorphe du peuple russe, sans groupement spé- 
cial, sans luttes communes antérieures, sans traditions, sans 
idées juridiques et politiques propres, et sans hommes; d'où une 
inaptitude déconcertante à jouer le moindre rôle historique, à 
se trouver soi-même dans le chaos des événements, et à sortir du 
désordre d'une révolution incapable. 



10 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Voyez encore la formation de la classe ouvrière française et 
de la classe ouvrière américaine : celle-ci, l'américaine, créée par 
le plus formidable développement capitaliste qu'on ait jamais 
connu, et parvenant difficilement, malgré ces conditions économi- 
ques providentiellement favorables, à se concevoir comme classe 
distincte de la bourgeoisie et à se dresser contre elle ; celle-là, la 
française, issue pourtant d'un milieu industriel ingrat, mais fré- 
missante des plus glorieuses traditions révolutionnaires/ arri- 
vant, par des combats héroïques, par des engagements répétés, 
au cours de tout un siècle, à se détacher progressivement des 
classes dominantes, et à implanter, au cœur de la plupart des 
producteurs, même les moins organisés, ce sentiment indompta- 
ble de liberté et cet idéalisme conquérant qui la caractérisent. 

Il faut donc rejeter, comme une caricature du matérialisme 
historique, l'unique considération dont ' les marxistes officiels 
ont voulu tenir compte: la nécessité historique. La nécessité ne 
pourrait rien sans la volonté. Ou plutôt la volonté collective est 
un élément de la nécessité historique. A tel point qu'on peut dire, 
de ce point de vue, que les classes sont, elles-mêmes, leur propre 
créateur et que l'étude de leurs luttes se ramène à l'étude de la 
formation de leur volonté. 

Mais il ne suffit pas de dire: constitution morale d'une classe; 
faut-il encore indiquer ce qu'on doit entendre par là. En fait, 
cela suppose que trois conditions sont réalisées, qui sont : i" un 
sentiment de solidarité; 2° une idéologie propre; 3° une orga- 
nisation indépendante. Proudhon, qui n'a pourtant jamais eu une 
notion claire de la lutté de classe, a nettement formulé cette 
triple exigence : « Pour qu'il y ait, dit-il dans sa Capacité Poli- 
tique des Classes Ouvrières, dans un sujet, individu, corpora- 
tion ou collectivité, capacité politique, trois condition? fondamen- 
tales sont requises : — 1° Que le sujet ait conscience de lui-même, 
de sa dignité, de sa valeur, de la place qu'il occupe dans la so- 
ciété, du rôle qu'il remplit, des fonctions auxquelles il a droit 
de prétendre, des intérêts qu'il représente ou personnifie ; — 2° 
Comme résultat de cette conscience de lui-même dans toutes ses 
puissances, que ledit sujet affirme son idée, c'est-à-dire qu'il sa- 
che se représenter par l'entendement, traduire par la parole, 
expliquer la raison, dans son principe et ses conséquences, la loi 
de son être — 3° Que de cette idée, enfin, posée comme pro- 
fession de foi, il puisse, selon les besoins et la diversité des c\r- 
constances déduire toujours des conclusions pratiques. » 



CLASSE SOCIALE 12T l'AUTI POLITIQUE H 

Voyons de quelle façon se constituent ces trois éléments? Le 
premier, le sentiment de la solidarité qui doit unir tous les mem- 
bres de la classe, naît de la lutte. Parce qu'ils ont à combattre 
les mêmes adversaires et à défendre les mêmes intérêts, les hom- 
mes qui composent une même classe arrivent progressivement 
à se sentir comme les parties solidaires d'un tout indivis. Ce 
n'est, je Tai dit, qu'au bout d'une longue série d'engagements, 
que cette conception d'un bloc distinct du reste de la société par- 
vient à se faire jour. Mais une fois que la classe en formation 
est arrivée, à la suite de ces ébranlements successifs, à se sé- 
parer des autres classes, elle prend aussitôt conscience de son 
individualité, et dès ce jour commence son existence réelle. 

A ce sentiment de solidarité, s'ajoutent les conceptions juri- 
diques et politiques, nées elles aussi de la lutte, qui sont propres 
aux membres de la même classe sociale. En fait, toute lutte de 
classe est une lutte pour un droit, et la conception du droit est 
intimement liée au régime de production particulier à chaque 
classe. Le droit féodal, qui attachait le serf à la glèbe et incorpo- 
rait les personnes aux choses, ne pouvait naître que dans un 
régime de production agraire médiéval. Le droit bourgeois, qui 
a libéré les personnes et les biens des servitudes anciennes et 
établi un système de liberté économique et politique, est le pro- 
duit des exigences de la production et de l'échange capitalistes. 
Il en est de même pour les conceptions morales et politiques que 
chaque classe formule, au nom de ses besoins et de ses aspira- 
tions, et grâce auxquelles elle forme un bloc idéologique, comme 
elle formait déjà un bloc économique. 

Toutefois cette idéologie de la classe exige, pour se traduire 
concrètement, une organisation qui la supporte. Le rôle primor- 
dial des institutions apparaît ici. Il n'y a de profondément réel 
dans le monde que les institutions : elles prennent l'homme par 
les côtés essentiels de sa vie, le façonnent selon un type précis, 
lui donnent sa physionomie générale. Les classes n'atteignent 
leur pleine réalisation que par les institutions qu'elles se cons- 
truisent, selon les conditions de leur vie et les besoins de leurs 
luttes. Ce sont là les cadres naturels de leur activité, qui leur 
permettent de donner à leurs mouvements ce caractère d'unité 
et de généralité qui fait de toute lutte de classe xme lutte politi- 
que. 

Je vous fais observer le sens très général de ce mot: lutte 
politique. Il ne s'agit pas de tel mode spécial de la lutte politi- 



12 LE MOUVEMENT 60CIALISTE 

que: mode électoral, mode parlementaire, etc., comme l'ont trop 
souvent voulu entendre les commentateurs étroits de la célèbre 
formule de Alarx. Il faut comprendre strictement: toute lutte 
d'ensemble, engagée par une classe considérée en bloc, par 
opposition aux luttes fragmentaires des groupements divers qui 
la composent. On peut dire que chaque classe a des moyens ëe 
lutte particuliers et qu'elle mène sa politique sous des formes 
propres. 

J'insiste sur ce dernier caractère, qui est le plus important que 
doive revêtir l'organisation de toute classe en voie d'émancipa- 
tion. Les classes <jui luttent sont antithétiques. Une classe qui 
emprunterait les cadres politiques de la classe qu'elle combat, ne 
parviendrait pas à s'affranchir: il lui faut des moyens politiques 
personnels. Je signalais, tout à l'heure, que si la bourgeoisie avait 
imité les institutions de la féodalité, elle n'aurait pu se détacher 
du monde ancien et opérer sa révolution. Ce fut le contraire: 
guidée par son instinct et par les conditions de sa lutte, elle se pré- 
para à son rôle révolutionnaire. Et le jour où. succomba le vieil 
état de choses, lentement ruiné, ce fut par une opération natu- 
relle que les institutions de la classe nouvelle, généralisées, se 
transformèrent en institutions officielles de la société, de féo- 
dale devenue bourgeoise. Le saut révolutionnaire n'avait été, 
comme toujours, que le couronnement d'une longue série évo- 
lutive. 

Je vous signale encore qu'on ne saurait trop mettre en évi- 
dence ce fait, qit,'il n'y a pas de lutte de classe sans ce caractère 
de gcncralitc et cette affirwaiion d'un droit révolutionnaire. lî 
n'est pas possible de confondre la lutte de classe avec les simples 
luttes d'intérêts que les classes, ou les groupes qui les consti- 
tuent, mènent dans les cadres d'un€ société donnée. Nous ne pou- 
vons pas dire, par exemple, que les conflits d'intérêts qui met- 
tent aux prises, dans la société actuelle, le capital industriel ou 
commercial et le capital financier, constituent une lutte de classe. 
Nous ne saurions davantage assimiler à un antagonisme de prin- 
cipe les oppositions qui dressent les uns contre les autres, agra- 
riens et industriels. Ni dans ce cas, ni dans l'autre, la base du 
régime social existant n'est mise en discussion: industriels, com- 
merçants, banquiers, agrariens, tous entendent maintenir le droit 
de la bourgeoisie. Ils ne se combattent même que pour mieux 
en tirer respectivement parti. J'en dirai autant des luttes pu- 
rement corporatives des ouvriers contre les capitalistes. Je me 



CLASSE SOCIALE ET PARTI POLITIQUK 13» 

souviens qu'au Congrès international de Stuttgart, en 1907, le 
socialiste belge Vandervelde, casuiste aimable, se laissa aller à 
cette confusion pour justifier l'adhésion des trade-unions an- 
glaises. Si les syndicats d'Angleterre, disait Vandervelde, re- 
poussent la guerre des classes, ils pratiquent la lutte des classes. 
Et il invoquait les combats menés par la classe ouvrière anglaise 
pour la conquête d'un meilleur salaire et d'un plus court tra- 
vail. Vandervelde utilisait subtilement la temiinologie anglaise, 
qui, en effet, comporte deux expressions différentes pour tra- 
duire ces deux choses différentes : luttes d'intérêts et guerre so- 
ciale. Mais ce n'était qu'un jeu de mots. Vous savez qu'en fait, 
aujourd'hui, peut-être pas pour toujours, peut-être pas pour 
longtemps, mais en tout cas aujourd'hui, la pratique des trade- 
unions d'Angleterre est loin d'être socialiste. Et l'argument de 
congrès, invoqué par Vandervelde, si habile fiît-il, n'était qu'une 
équivoque. 

Ainsi, c'est, comme j'ai souvent eu l'occasion de le montrer, à 
un double processus de négation et de construction que se réduit 
toute lutte de classe. La négation ruine les institutions et les idées 
traditionnelles ; la construction les remplace par des institutions 
et des idées nouvelles. C'est le Destrnam et /Edificabo de Prou- 
dhon. Par ce double mouvement de négation et de construction, 
se concrétise la rupture qui met face à face les classes et main- 
tient leur insolidarité. Vous saisissez à quel degré cette notion de 
la scission entre les deux mondes aux prises est fondanîentale de 
l'idée de lutte de classe. L'histoire d'une époque n'est, en effet,, 
que l'histoire des luttes des deux classes principales qui em- 
plissent, momentanément, à elles seules, le champ de l'histoire. 
Il n'y a jamais que deux classes qui, à une époque donnée, se 
disputent la domination : la classe ascendante et la classe descen- 
dante. Les autres classes, imparfaitement formées ou moins re- 
présentatives d'un type social, sont simplement entraînées dans le 
cycle de leur duel et ne jouent qu'un rôle secondaire. 

Voilà en quel sens il faut entendre la fameuse division dy- 
chotomiquc des classes, qu'on a tant de fois reprochée à Marx. 
Lorsqu'il a ramené à la lutte des bourgeois et des prolétaires 
le mouvement historique contemporain, Marx n'a évidemment 
pas voulu nier l'existence des autres classes. Il a simplement 
marqué que les deux acteurs principaux du drame social mo- 
derne sont les capitalistes et les ouvriers, et que les conflits 
des autres classes se déroulent dans l'atmosphère de ce conflit 
dominant. 



14 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Le terme dernier de cette lutte générale d'une classe contre 
une autre classe, c'est une transformation sociale ou révolu- 
tion. La classe ascendante triomphe; elle généralise ses institu- 
tions; elle impose sa règle; elle donne le ton à la société. Vous 
savez qu'on exprime souvent cette idée par l'image de la catas- 
trophe, c'est-à-dire de la rupture finale qui disjoint radicale- 
ment les deux bkics insolidaires. Je n'ai pas l'intention d'ana- 
l3'ser avec vous la conception de la catastrophe. Mais il faut 
se garder de tout simplisme romantique, et je n'use de ce mot 
qu'avec la plus grande réserve. Je veux dire que la représen- 
tation d'une rupture sociale est loin d'être simple, que même 
elle ne peut être que complexe, et qu'il ne suffit pas surtout 
qu'elle prenne une forme lointaine. Une classe qui se laisserait 
obséder par la vision du but final sans tenir compte de son mou- 
vement réel, serait condamnée à la plus juste des faillites. Si 
grandes que puissent être les enjambées de l'histoire, elles ne 
peuvent pas se produire dans le vide : il leur faut le sol résis- 
tant des institutions. 

En fait, l'idée de la catastrophe exerce surtout une influence 
quotidienne sur la marche conquérante d'une classe. C'est dans 
la mesure où cette dernière est hantée par la vision anticipée de 
la rupture totale, qu'elle opère des ruptures partielles. L'idée 
de la catastrophe suggestionne, en quelque sorte, la pratique 
et ainsi l'avenir colore le présent. C'est ce que nous pouvons 
formuler d'une manière plus concrète, en disant que toute classe 
qui lutte pour sa libération se crée une pratique révolutionnaire. 
II me semble aussi que le mot d'évolution révolutionnaire, em- 
ployé par Marx, exprime avec force cette exigence de l'histoire, 
qui veut que, dans toute évolution sociale, la veille prépare le 
lendemain et que le mouvement eonditionne le but. 

Dans cette pratique révolutionnaire, l'évolution et la révolution 
se confondent, ou plutôt chaque moment de l'évolution est aussi 
un moment de la révolution. C'est insensiblement, par une ac- 
tion quotidienne, que le fossé se creuse chaque jour davantage, 
matériellement et moralement, entre les classes opposées. Le 
moindre acte de la classe conquérante est un acte de scission, il 
est une rupture partielle, et comme une réduction de la rupture 
totale. Par un mouvement lent et siir, la vie sociale prend peu à 
peu une orientation nouvelle et la conscience de la classe oppri- 
mée répudie de plus en plus les règles de droit et' de morale qui 
sont l'armature du système dominant. C'est toute une série d'é- 
croulements, qui s'opèrent dans les faits et dans les esprits ; et 



CLASSSE SOCIALE ET PAKTI POLITIQUE 15. 

c'est cette accumulation de catastrophes partielles qui rend un 
jour possible la catastrophe sociale. 

Je sais bien qu'à cette idée de rupture, de catastrophe, qui est 
le fond de la lutte de toute classe contre une autre classe, on 
oppose l'idée d'évolution, au sens d'une continuité sociale inin- 
terrompue. C'est par transitions progressives que s'opérerait 
le passage d'une société donnée à une société contraire. L'his- 
toire ignorerait ces catastrophes partielles, cette insolidarité 
croissante des classes en lutte, et, à plus forte raison, les ruptu- 
res totales. Les états sociaux nouveaux seraient lentement et 
doucement engendrés par les institutions et les idées anciennes 
peu à peu renouvelées. L'idée de rupture ferait place à l'idée de 
solidarité. La transformation résulterait d'une série de transac- 
tions entre les classes. Nous serions en présence d'une pratique 
réformiste et d'une évolution réformiste. 

Qui d'entre vous ne voit que cette façon d'entendre l'idée 
d'évolution est tout autant condamnée par l'expérience histo- 
rique, que l'idée, non moins fausse, de révolution subite et im- 
provisée? Certes, il est vrai que les changements sociaux les 
plus profonds ne s'opèrent qu'avec d'infinies lenteurs; mais il 
est vrai aussi qu'ils ne s'accomplissent même ainsi que par une 
suite de déchirements continus, dont le déchirement final n'est 
que la synthèse. Et on a pu remarquer, avec raison, que le 
changement est d'autant moins grand qu'il est plus insensible. 
La vérité, c'est qu'il n'y a de transformation que par disconti- 
nuité, et la discontinuité est l'œuvre des institutions. 

Telle est la courbe que décrit une classe sociale dans sa for- 
mation. La classe n'atteint vraiment son apogée que le jour où, le 
volume de ses institutions et le degré de sa force lui permettent 
d'imposer les nouvelles règles pratiques de vie. Les plus roman- 
tiques conceptions de la lutte sociale ne sauraient prévaloir con- 
tre cette raison si simple de l'histoire: le triomphe d'une classe 
est subordonné à sa maturité. 

Nous pouvons maintenant, camarades, arrêter ici cette analyse 
sommaire de la notion de classe sociale. Je crois que nous en 
avons une idée suffisante, bien qu'incomplète, pour la comparer 
à la notion, qui nous reste à examiner, de parti politique. 



iC LK .MOUVEMENT SOCIALISTE 

II 

Qu'est-ce donc qu'un parti politique ? Un parti est un groupe- 
ment d'hommes appartenant à des classes différentes mais unis 
par des opinions communes. Dès l'abord, vous voyez qu'à la dif- 
férence de la classe sociale, le parti politique n'a pas de base 
économique : il n'a qu'une base morale. 

Observez le premier parti venu. Il vous donnera, avec plus ou 
moins d'intensité, mais il vous donnera le spectacle d'un agglo- 
mérat bigarré d'éléments appartenant aux divers plans économi- 
ques de la société. Le même groupement politique mêle les 
hommes que tout oppose dans la vie: propriétaires, capitalistes, 
ouvriers, etc., s'y trouvent confondus. Le Centre catholique alle- 
mand réunit indistinctement patrons et salariés; les partis radi- 
caux français puisent leur clientèle à la fois dans la grande bour- 
geoisie, dans la petite bourgeoisie, dans les classes rurales et dans 
le prolétariat, et les organisations démocratiques de tous les pays 
réalisent au suprême degré la confusion des classes. 

Cette absence de base économique donne à l'idéologie des 
partis un caractère artificiel et fragile. Il y a deux sortes d'idéo- 
logies: les idéologies réelles et les idéologies artificielles. Les 
premières ont des racines profondes dans la vie pratique et 
sont portées par une structure économique. Les secondes sont 
le résultat d'une attraction passagère ou d'une rencontre fortui- 
te d'hommes détachés de leurs milieux: il leur manque le sup- 
port matériel. Autant les unes sont résistantes, autant les autres 
sont instables. Au premier type appartiennent les idéologies des 
classes et au second les idéologies des partis. 

Cette origine des partis, il faut le reconnaître, les place, tout 
autant que le rôle représentatif qu'ils vont jouer, en dehors 
de la vie réelle. Ce qu'il y a de plus profond dans l'existence 
leur échappe. Où se trouve, pratiquement, ce qui est es- 
sentiel pour la plupart des hommes, sinon dans le cadre de 
leurs intérêts, de leurs sentiments, de leurs occupations fami- 
lières? Pour le propriétaire foncier, c'est le domaine qu'il pos- 
sède, le syndicat agricole dont il est membre; pour l'industriel, 
c'est l'usine qu'il dirige, le syndicat patronal dont il fait par- 
tie; pour le commerçant, c'est son magasin et sa chambre de 
commerce; pour le paysan, c'est sa terre, et, à «défaut d'autre 
horizon, le ciel changeant qu'il interroge; pour l'ouvrier, c'est 
son atelier, son syndicat, sa bourse du travail, sa coopérative. 



CLASSE SOCIALE ET PARTI POLITIQUE 47 

\'oiIà des hommes plongés dans la réalité. Leurs idées ne pen- 
dent pas en l'air, sans rapport et sans lien avec leur action pra- 
tique, mais elles en découlent, elles en sont comme le fruit et 
la fleur. Regardez maintenant le monde abstrait de la politique 
et de ces groupes postiches que sont les partis. Ce qu'on y 
agite, ce sont des opinions générales, des problèmes lointains 
et vagues. Tous ces hommes qui sont là, artificiellement réu- 
nis, et gardant la marque distinctive de leur origine, se meu- 
vent dans une atmosphère qui n'est pas la leur,- où l'air qu'on 
respire n'est pas l'air habituel, et où tout paraît extérieur à la 
vie. 

Au demeurant, la fonction des partis explique leur composi- 
tion. Ils constituent les organes de la société politique comme les 
classes constituent les organes de la société économique. Pour 
compreiidre leur rôle, il nous faut donc définir ce qu'on entend 
par société politique. 

La société politique n'est autre que l'organisation du gouverne- 
ment. Elle se confond avec l'Etat et ses rouages : son volume était 
restreint avec l'Etat absolutiste ancien, il a pris des proportions 
démesurées avec l'Etat populaire moderne, qui a établi le règne 
des partis. L'Etat apparaît ainsi comme un organisme extérieur 
à la société économique, qu'il gouverne et enserre étroitement. De 
plus, nous savons que la base de l'Etat moderne est la souverai- 
neté populaire, s'exprimant par le suffrage universel ; que la loi 
est l'expression de la volonté générale, qui se dégage en addition- 
nant les opinions individuelles et en proclamant règle l'avis de la 
majorité; et enfin que c'est la masse elle-même qui choisit libre- 
ment ses chefs et se donne sa hiérarchie politique. 

Les théoriciens de la société politique moderne nous ont expli- 
qué par suite de quelle fiction un semblable régime peut fonc- 
tionner. Tandis que la société économique ne connaît que des 
groupements d'hommes réels : des ouvriers, des capitalistes, des 
propriétaires fonciers, etc., la société politique ne considère 
qu'un homme abstrait, un type impersonnel : le citoyen. Elle dis- 
sout les classes en ce que Proudhon a appelé un atomisme so- 
cial: il n'y a plus de groupes, il n'y a que des individus, épars 
dans la désagrégation générale. 

La raison qu'on en donne, c'est que tous les hommes doivent 
être égaux en droits, en dépit de leur situation sociale. Pour les 
considérer comme des valeurs identiques, il faut donc faire abs- 
traction de leur position dans la société réelle. De cette façcm 



18 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

seulement les intérêts particularistes des classes s'effacent devant 
l'intérêt général, que la société politique, c'est-à-dire l'Etat, a 
pour fonction de défendre. 

En fait, vous vous apercevez bien que ce régime, qui met face 
à face l'individu et l'Etat, ne peut pas fonctionner d'une façon 
pure et simple. La démocratie individualiste n'est qu'une con- 
ception théorique. Dans la pratique, la nécessité d'intcriiicdiaircs 
entre le peuple et la société politique ne tarde pas à se faire sen- 
tir: ces intermédiaires, ce sont les partis. Quelle que soit son 
horreur des groupements, la société politique ne peut pas s'en 
passer: elle nie les vastes groupes naturels que sont les classes, 
mais elle est obligée de créer ces petits groupes artificiels que 
sont les partis. Le but de ces organismes politiques est de dé- 
gager l'opinion de la masse, de lui permettre de se traduire et 
<rinfluencer l'Etat dans le sens de la volonté générale. 

L'Etat, cette expression dernière de l'abstraction politique, 
ce type achevé de l'intermédiaire et du postiche, voilà donc l'ob- 
jet de la convoitise des partis. La conquête du pouvoir, c'est l'al- 
pha et l'oméga de leur action, ^laîtres du gouvernement, ils 
imposent, par la puissance de coercition qu'ils détiennent, les 
idées et les intérêts qu'ils représentent. Leur triomphe peut être 
le résultat de combinaisons parlementaires nonnales ou d'un 
coup de force ou d'une insurrection. Peu imperte. Il n'y a pas 
de différences <le nature entre ces modes de conquête. Que ce 
soit évolution ou rcvolntion politique, le fond de la vie sociale 
n'en est pas modifié. La rupture ne se manifeste ici que par un 
changeir.ent du personnel gouvernemental. 

Rien de plus simple donc que la mainmise d'un parti sur 
l'Etat. Elle revêt toujours un caractère d'improvisation, plus ou 
moins accentué, mais indéniable. Quoi de plus mobile que la vie 
jDolitiquc? Le décor change à vue d'oeil et les surprises sont in- 
finies. Cette facilité à bouleverser les situations gouvernementa- 
les, à renverser les régimes, à renouveler les maîtres de l'Etat, 
a pu faire souvent illusion aux partis et leur a laissé croire que 
les modifications sociales sont aussi rapides et aisées que les- 
modifications politiques. 

C'est aussi cette fausse analogie qui a permis d'assimiler arbi- 
trairement les classes et les partis. Mais notre analyse a été 
poussée assez loin pour nous révéler que les groupes de la so- 
ciété politique ne reprcKluisent pas les groupes dé la société éco- 
■^omique, et que les partis ne sont pas les décalques des clas- 



CLASSE SOCIALE ET PARTI POLITIQUE 19 

ses. Insistons, cependant, si vous le voulez bien, sur ce point et 
complétons nos observations précédentes. 

Pour que les partis fussent l'équivalent des classes, il fau- 
drait qu'une première condition se réalisât : c'est que la société 
politique, au lieu de considérer l'homme abstrait qu'est le ci- 
toyen, ne tînt compte que des groupes d'hommes concrets: ou- 
vriers, capitalistes, propriétaires fonciers, etc. Or, pareil raison- 
nement serait absurde, puisque la raison d'être de la société 
politique est de ramener le particularisme des classes au solida- 
risme de l'unité nationale. Donner une représentation parle- 
mentaire à chaque classe considérée comme telle, ce serait dé- 
truire la société politique. L'Etat n'a d'existence possible que 
parce qu'il supprime précisément, par la fiction du citoyen, les 
différenciations entre ouvriers, capitalistes, propriétaires fon- 
ciers, etc. Du jour où il ne représenterait plus l'intérêt général 
contre les intérêts particuliers, il disparaîtrait. Si les partis 
n'étaient composés que d'ouvriers, que de capitalistes, que de 
propriétaires fonciers, etc., ne poursuivant que leurs fins pro- 
pres, sans souci des problèmes généraux que la société politi- 
que se donne pour tâche de résoudre, le mécanisme étatique, 
fonctionnant à vide, s'écroulerait de lui-même. 

Les théoriciens de la représentation professionnelle, qui s'agi- 
tent si bruyamment ces temps-ci, et qui, s'ils n'ont pas une idée 
bien nette des classes, tentent du moins de leur donner une 
expression politique, ont simplement oublié ce caractère U7ii- 
taire et abstrait de la démocratie moderne. C'est parce qu'elle 
suppose qu'il y a des problèmes généraux communs à toutes les 
classes, que la démocratie se refuse à tenir compte des difïé- 
rences réelles entre les hommes. Et je dois reconnaître qu'en 
un sens restreint, elle a raison. L'homme social, l'homme éco- 
nomique, l'homme de classe, s'il est la partie essentielle de la 
personne humaine, celle qui lui imprime sa marque, n'est pas 
toute la personne humaine. II y a l'homme politique, l'homme 
de parti, le citoyen, toujours le même à quelque classe sociale 
qu'il appartienne. Son domaine propre, c'est, si j'ose m'exprimer 
ainsi, ce terrain abstrait de la démocratie politique: l'organisa- 
tion de la liberté, l'indépendance de l'individu, l'égalité civile, 
etc. Et ce sont là, il faut le reconnaître, des problèmes exté- 
rieurs à la vie économique et qui intéressent tous les hommes 
au même titre. 

Autant les classes expriment Vinsolidarité sociale, autant les 
partis traduisent la solidarité politique. Ce dualisme, cette jux- 



20 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

taposition de l'homme économique et de l'homme politique dans 
le même individu, ne sauraient nous surprendre. L'activité hu- 
maine ne se déroule pas sur un plan unilatéral : le même hom- 
me traverse successivement des sphères différentes et appartient 
simultanément à des milieux divers. Mais ce sont des sphères 
et des milieux d'importance inégale et qui l'influencent inégale- 
ment. Il ne s'agit donc pas de nier cette diversité de la vie, ces 
aspects multiples de la personnalité humaine, ces reflets Variés 
du même individu ; il faut se demander quelle est la valeur res- 
pective, pour la formation de l'être social, de ces sources d'ac- 
tivité. Que doit l'homme à la société économique? Que doit-il 
à la société politique ? Telle est la question. 

L'unité abstraite de la démocratie correspond donc à une cer- 
taine réalité. Et la communauté d'opinions entre des hommes 
de classes différentes, cette fraternité d'idées dont les partis sont 
l'image, est, elle aussi, une vérité positive. Si bien que nous pou- 
vons dire que, non seulement il n'y a pas identité entre les clas- 
ses et les partis, mais que les partis ont précisément pour fonc- 
tion de détruire l'œuvre des classes. 

jMais allons plus loin. Supposons que cette première condi- 
tion soit réalisable. Il resterait encore à prouver, pour qu'il y 
ait adéquation des classes et des partis, que la société politique 
moderne est un mécanisme adaptable indifféremment à tous les 
régimes sociaux. Il faudrait démontrer qu'elle demeure pure- 
ment abstraite, sans contenu social. Or la démocratie est plus 
qu'une conception théof ique : c'est un fait historique. Elle cor- 
respond à des conditions déterminées et satisfait à des nécessi- 
tés pratiques. Elle est le régime politique des classes bourgeoi- 
ses ou qui acceptent le régime bourgeois. ■ 

Je n'ignore pas qu'on a invoqué,ici encore, le matérialisme his- 
torique pour soutenir que, le pouvoir politique étant l'équiva- 
lent du pouvoir économique, l'Etat peut être utilisé indistinc- 
tement par les différentes classes, pour leur propre triomphe. 
Mais vous apercevez la confusion. Oui, dans les cadres du régime' 
bourgeois, la corrélation de la société politique et de la société 
économique est plus ou moins exacte. La formule est vraie, à 
la condition de traduire « société économique » par « société ca- 
pitaliste ». Autrement dit: la société politique, étant l'organisa- 
tion du pouvoir coercitif de l'Etat, c'est-à-dire de la hiérarchie 

11'*' ' 

et de 1 autorité, correspond a un régime économique qui a la hié- 
rarchie et l'autorité à sa base. 



CLASSE SOCIALE ET PARTI POLITIQUE 21 

Ainsi entendu, j'admets l'appel au matérialisme historique. 
Qui pourrait contester, en effet, que les détenteurs du pouvoir 
économique ne soient à la fois les détenteurs du pouvoir poli- 
tique? C'est l'évidence même. Mais je dis que cette forme de 
la concentration de la puissance sociale entre les mêmes mains 
est la forme d'élection du système capitaliste. Il suffit d'un peu 
d'attention pour s'en apercevoir. 

Si La démocratie, qui est la solidarité politique en action, se 
bornait à son contenu abstrait, elle ne serait pas, à un certain 
sens du moins, contradictoi-re dans son fond avec la société éco- 
nomique, qui organise l'insolidarité sociale. Il y aurait là deux 
expressions différentes de deux réalités différentes. Mais la dé- 
mocratie entend prolonger la solidarité politique en solidarité 
sociale, et c'est là que l'action des partis contredit l'action des 
classes. 

L'Etat démocratique moderne se prête admirablement aux 
fins de l'ordre capitaliste. L'ancien Etat, stable et rigide, ne con- 
venait qu'à un monde économique infiniment peu mobile. Le 
nouveau monde industriel a nécessité un régime politique autre- 
ment instable. Le progrès économique procède par marches ver- 
tigineuses et par bonds imprévus ; il renouvelle ses méthodes, 
renverse les traditions, révolutionne la technique, ne connaît 
ni arrêt ni repos. Le système parlementaire a la vertu de ne 
rien respecter, de tout mettre en question, d'établir, en quelque 
sorte, la critique en permanence. Il a donc la souplesse néces- 
saire pour laisser le champ libre aux innovations de la bourgeoi- 
sie. Il permet toutes les modifications de la loi et tous les chan- 
gements du pouvoir. Grâce à lui, les différentes classes qui se 
placent sur le terrain de la société capitaliste peuvent poursui- 
vre leurs compétitions et débattre leurs intérêts. 

C'est cette instabilité du régime parlementaire qui a fait il- 
lusion : on s'est représenté la société politique comme un tableau 
sensible, où viendrait s'inscrire automatiquement et mathéma- 
tiquement le degré de puissance respective des classes. Mais on 
n'a pas vu que si la bourgeoisie use du parlementarisme dans 
un sens révolutionnaire, elle l'utilise aussi dans un sens solida- 
riste et conservateur. C'est, en dernière analyse, ce dernier but 
qui est la fin du parlementarisme. On peut dire que les luttes 
parlementaires ne sont que des luttes d'intérêts ayant pour ob- 
jet la transaction. Les intérêts en présence finissent toujours 
par s'accorder et les lois sont les résultats de ces compromis. 
Sans doute ces marchandages entre les divers groupes parle- 



22 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

mentaires prennent parfois une certaine acuité, mais ils sont 
toujours faits de diplomatie et de ruse, et, comme dans tout né- 
goce, la conciliation est au bout. 

Le rôle solidariste et conservateur du parlementarisme ap- 
paraît donc ici. Il s'agit de faire, dans les cadres de la société 
bourgeoise, à chaque groupement d'intérêts sa part. Que chacun 
formule ses désirs: on les examinera et on y accédera dans la 
mesure où les intéressés sauront se faire écouter. Le parlement 
est Vorganc enregistreur des volontés des partis. Mais, une fois 
les concession-s consenties et l'accord réalisé, la parole reste à 
la loi. Les parties contractantes sçnt liées par leur entente. Elles 
se sont par avance interdites de sortir des limites de la légalité. 
Ce système, qui permet à toutes les coalitions d'intérêts de se 
faire jour, assure ainsi l'équilibre social nécessaire à la bonne 
marche du capitalisme. 

Et qu'il y ait un parlementarisme et un parti agraricns, un 
parlementarisme et un parti industriels, un parlementarisme 
et un parti ouvriers, en quoi cela infirme-t-il notre constata- 
tion? Il est clair que les partis ne peuvent garder leur clientèle 
électorale qu'en défendant ses intérêts immédiats. Dans leurs 
luttes et leurs intrigues, c'est un même désir de surenchère qui 
les pousse à se donner comme les réform-ateurs du régime exis- 
tant. Mais les améliorations mêmes qu'ils proposent n'ont pour 
but que de consolider le système en le rendant supportable à 
leurs électeurs. Ces luttes de parti ne sauraient donc rappeler 
la lutte de classe. Nous n'avons pas, ici, le choc de deux mon- 
des antagoniques, de deux droits contraires, de deux modes 
de vie. Il n'y a que des querelles intérieures et des rivalités de 
groupes. 

Enfin, en supposant même que la société politique piit être en 
contradiction avec son principe et que son mécanisme fiât adap- 
table à tous les régimes sociaux, il y aurait encore, pour légitimer 
l'assimilation des partis aux classes, une troisième condition 
à remplir. Les partis ne devraient pas être des groupements 
indépendants à intérêts particularistes. Or, l'expérience mon- 
tre que les partis sont des organismes autonomes, avec leurs 
règles, leur personnel, leur psychologie. Loin de la vie réelle, 
ils constituent un corps professionnel, poursuivant avant tout 
ses intérêts de groupe. Le jeu normal du parlementarisme n'est- 
il pas de mettre successivement l'Etat aux mains des factions 



CLASSE SOCIALE ET PARTI POLITIQUE 2'S 

qui se le disputent? Et l'organisation des partis est-elle autre 
chose qu'une organisation de clientèles? 

En vérité, les partis ne saisissent qu'une portion infime de 
la masse électorale. On a proposé mille moyens pour relier le 
peuple à ses comités politiques et à ses élus. 0n a surtout in- 
vité la masse à se presser dans les cadres des partis et à y ser- 
vir de A'gulatcur. C'est là un contre-sens. Non seulement, pour 
les raisons que nous avons dites, la masse électorale ne peut 
pas se transporter en bloc du cadre naturel des classes dans 
le cadre artificiel des partis, mais encore le fonctionnement in- 
térieur des partis s'oppose ù toute action organique de sa 
part. Les partis sont des gouvernements au petit-pied. Ils for- 
ment comme des réductions en miniature de l'Etat, dont ils 
reproduisent les formations autoritaires et la hiérarchie. Ce 
sont des états-majors, avec chefs, sous-chefs, fonctionnaires, 
etc. ; et plus cette administration bureaucratique est volumi- 
neuse et plus elle les isole de la foule. A l'égard de leurs élec- 
teurs, les partis renouvellent, à l'imitation du pouvoir, la di- 
vision entre gouvernants et gouvernes. Ils les dirigent, les ins- 
pirent, les encadrent aux jours de lutte politique. Et une fois 
que l'électeur a déposé son bulletin dans l'urne et qu'il est re- 
tourné à la vie pratique, les partis, dépositaires de sa volonté 
d'un jour, restent seuls sur la scène. Pourquoi, le rite électo- 
ral' accompli, le citoyen continuerait-il à être actif, puisque 
son but a été précisément de se choisir un représentant? Il a 
pris un porte-parole pour ne plus parler. A-t-on jamais vu 
un mandant garder pour lui l'exercice du droit qu'il a délégué 
à son mandataire? Donner et retenir ne vaut. Le régime re- 
présentatif étant admis, il n'est pas possible qu'il en soit autre- 
ment, et les critiques n'y changeront rien : son mécanisme sup- 
pose Vinaction du citoyen. 

Il implique, en même temps, son incompétence. Ce n'est pas 
seulement parce qu'il lui est matériellement impossible d'in- 
tervenir lui-même, que le citoyen se défait de son pouvoir. C'est 
aussi parce qu'il est incapable de se prononcer sur ces problè- 
mes imprécis qui font l'objet de la politique. Nous l'avons dé- 
jà remarqué: il pourrait juger des questions tombant sous ses 
sens, des choses concrètes de la vie, mais comment se pronon- 
cerait-il en connaissance de cause, sur cet ensemble nébuleux 
d'idées générales? Les partis ont pour but d'agir et de penser 
à sa place. 
^L'écart entre les représentants et les représentés n'est donc 



^4 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

pas accidentel. Il est dû à des causes organiques telles qu'il 
ne peut pas être supprimé. Qu'on modifie autant qu'on le vou- 
dra, dans un sens de plus en plus rationnel, le système électo- 
ral et par suite le recrutement des partis, je le veux bien, filais 
la distance entre les mandataires et les mandants, entre les par- 
tis et les électeurs ne sera pas comblée : elle résulte de la na- 
ture des choses. 



m 



Les classes constituent donc le fond résistant du monde so- 
cial. Par leurs institutions, elles prennent les hommes dans les 
manifestations principales de la vie; par leurs luttes, elles im- 
priment son rythme au mouvement de l'histoire. Les partis, 
au contraire, ne s'agitent qu'à la surface. Extérieurs à la vie 
pratique par leur origine et leur fonction, ils traduisent sans 
doute ime réalité politique abstraite, commune à toutes les clas- 
ses, mais ils n'en restent pas moins des organismes artificiels 
et secondaires. 

Je ne crois pas m'avancer beaucoup en disant que, partout 
où la vie des partis a exercé plus d'influence que la vie des 
classes, on a vu le triomphe de l'abstrait, de l'artificiel, de l'ar- 
bitraire. Je ne pense pas que la crise de la démocratie ait d'au- 
tres causes. Nous n'entendons autour de nous que gémisse- 
ments sur la faillite du régime démocratique. Ne serait-ce pas 
que les partis ont pris une importance disproportionnée à leur 
valeur ? 

Et la crise du socialisine n'est-elle pas une variante de la 
crise de la démocratie? Le socialisme, lui aussi, n'a-t-il pas 
trop attendu de la politique? Et la réaction syndicaliste n'an- 
nonce-t-elle pas la revanche des classes conirc les partis? 

C'est à l'étude de ces problèmes que nous a préparés l'ana- 
lyse que nous venons de tenter. Nous nous y emploierons de 
notre mieux. Je n'ai pas le secret de l'avenir et j'ignore si les 
syndicats seront à la hauteur du s}Tidicalisme. Je ne sais pas 
davantage si la société consentira à tirer de l'indication syn- 
dicaliste les applications d'ordre général qu'elle comporte. J'es- 
père, du moins, que nos recherches montreront que la voie d'un 
renouveau social est là, et pas ailleurs. 

Nous ne saurions prétendre davantage. Le rôle d'astrologue 
n'a rien de séduisant. N'est-ce pas assez d'indiquer la courbe 



CLASSE SOCIALE ET PARTI POLITIQUE 25 

possible du devenir historique, et faudrait-il encore prédire 
Tavenir? Nous ne venons pas en fondateurs d'école ou en por- 
teurs de dogme. Nous sommes simplement des hommes inquiets, 
qui, dans le désert de notre époque, cherchons des sources de 
vie abondantes et fraîches, La bonne volonté est notre voie. Et 
pour le reste, nous nous confions au destin, 

Hubert Lagaudelle. 



Action directe et Médiation 



L'action directe est la conception syndicaliste qui, du point 
de vue de la tactique, se trouve en opposition irréductible 
avec le réformisme. Les réformistes n'ont donc pas tort de 
lancer leurs flèches, et les plus venimeuses, contre la propa- 
gande de l'action directe. Son triomphe sera la fin de leur rè- 
gne. Ils n'existent que pour et par la médiation. Toute leur ac- 
tion a pour but avéré d'obtenir de cette entité, qu'ils entendent 
pénétrer et démocratiser: l'Etat, les moyens propres à amélio- 
rer la condition de la classe ouvrière. 

Les syndicalistes, au contraire, et, avec eux. le socialisme 
dans sa conception rç-volutionnaire, considèrent l'Etat comme 
l'émanation directe de la classe bourgeoise. Ils jugent inutile 
et vaine une pareille médiation, une semblable intercession, 
dont le plus dangereux résultat est d'amuser le prolétariat 
dans l'attente chimérique d'un acte qui lui ferait perdre de vue 
son vrai but, sa destinée historique : l'expropriation de la classe 
capitaliste. C'est pour cela qu'ils affirment la nécessité de l'ac- 
tion directe, qui correspond à l'application vigoureuse et à la 
mise en œuvre intensive de la lutte de classe, — ainsi que du 
principe méthodologique qui constitue l'originalité théorique 
et la puissance pratique du socialisme. 

Du choc direct, immédiat et continu du .prolétariat contre 
le capitalisme, il résulte, non seulement un accroissement d'es- 
pérance dans la victoire finale, mais aussi, en fin de compte, 
la réalisation de ces mêmes réformes que les courtiers du so- 
cialisme entendent atteindre par un cercle vicieux, par com- 
promissions et par demi-mesures. Bien plus : il en résulte en- 
core un entraînement incessant des masses populaires, une 
gymnastique politique salutaire, un aguerrissement en vue des 
batailles futures, une éducation intensive et continue de la vo- 
lonté, rendue plus agile par une action progressive et un exer- 
cice ininterrompu. 

Au fond, il y a là un conflit de deux méthodes absolument 
divergentes, antithétiques, de concevoir le devenir social. D'un 
côté, c'est une conception étroitemeiit juridique, de l'autre une 
conception entièrement dynamique. Les uns se placent délibé- 
rément sur le terrain de la société actuelle et .de ses institu- 
tions; les autres, sur le terrain du programme révolutionnaire 



ACTION DIRECTE ET MÉDIATION 27 

de la classe ouvrière. Les uns implorent, les autres arrachent; 
ceux-là mendient, ceux-ci exigent. Les réformistes, partant 
d'une conception éthique de l'Etat, aboutissent à la philanthro- 
pie démocratique, ce qui les rapproche des socialistes de la 
chaire et les identifie presque à eux. Les révolutionnaires con- 
cluent à l'abolition du capitalisme, en s'appuyant sur la con- 
ception marxiste du caractère de classe, en l'espèce du carac- 
tère bourgeois de l'Etat. 

Mais il ne faut pas croire que ces deux états d'âme, si net- 
tement opposés, soient contemporains des conditions éthiques 
et so€iales de la société bourgeoise. Ce n'est qu'une édition nou- 
velle de deux formes de pensée vieilles comme le monde, d'un 
conflit éternel entre deux façons de comprendre l'applica- 
tion de l'énergie humaine à la pratique et la direction de la pen- 
sée philosophique et morale. 



L'histoire de la pensée humaine est faite d'audaces et de dé- 
couragements, d'espérances et de désillusions, avec une série 
alternative de périodes de force et de foi et de périodes de dou- 
te, d'impuissance et de critique. L'homme se sent, tour à tour, 
en face des grands problèmes moraux, dieu et vermisseau, tout 
puissant et infime, et l'histoire nous montre une succession 
d'époques impérialistes et d'époques mystiques. A tel siècle, on 
voit l'humanité emportée par un désir d'action, par une vo- 
lonté de puissance que Nietzsche qualifierait de dyonisiaque. A 
tel autre siècle, on la voit repliée sur elle-même, comme épuisée 
par son efïort, renonçant à la lutte, déléguant ses pouvoirs à des 
intermédiaires, et leur laissant la fatigue de penser et le soin de 
pourvoir à sa tâche de conservation morale et sociale. 

Si nous examinons l'histoire de la pensée hellénique, nous 
voyons se dessiner d'une façon très caractéristique cette alter- 
nance d'ascensions et de décadences, d'action directe et d'aban- 
don à la médiation. L'impétuosité héroïque des grands pen- 
seurs ioniens et éléates tenta de scruter à fond les plus hauts 
problèmes de la nature. L'homme se dressa hardiment en face 
de l'univers et essaya de le sonder, en construisant des systè- 
mes destinés à s'annuler réciproquement par leur pluralité mê- 
me. Leur pensée se mouvait en effet arbitrairement, mue par 
des intuitions géniales, mais trop pauvre d'expérience physique 



28 LK MOUVKMENT SOCIALISTE 

et liiîtorique pour pouvoir ériger une construction positive, plus 
pauvre quant à La méthode, la logique ne constituant pas en- 
core une science définitive et manquant absolument de tout au- 
xiliaire critériologique. 

Un jour, cette expédition audacieuse dans le champ de l'in- 
fini s'arrêta découragée. Et sur les ruines des systèmes méta- 
physiques grandioses, triompha le dilettantisme des sophistes, 
puis le moralisme socratique, en contradiction apparente avec 
lui. Je dis en contradiction seulement apparente, car, au fond, 
la sophistique et le socratisme ne se séparent que comme les 
branches divergentes du même tronc, la considération purement 
morale et humaine de la vie, avec l'abandon total des recher- 
ches physiques et des hypothèses cosmiques. Nietzsche a rai- 
son d'affirmer que Socrate est le signe de la décadence: il fleu- 
rit quand la cité hellénique tombe; le cosmopolitisme, l'uni- 
versalisme commercial, l'orientalisme détruisent les formes ty- 
piques de vie du monde antique et préparent un monde nouveau 
de choses et d'idées. La vie et l'art deviennent plus réalistes, 
plus terre à terre. 

Même l'élan platonicien, animé d'un souffle d'art qui le rend 
immortel, ne nous donne qu'une métaphysique timide et in- 
certaine. Il n'ose pas définir l'idée, mais il la représente com- 
me une émanation d'une essence insondable, comme le dérivé 
d'un archétype dont il n'ose pas lever le voile. Les idées pla- 
toniciennes sont les ]\Ièrcs de Gœthe, entités mystérieuses et 
obscures. Le délire pour le mystère devait -ouvrir la voie au 
mysticisme, qui descend en ligne directe de la volubilité so- 
phistique et de la décadence socratique. Et comme aujourd'hui 
le théosophisme et le spiritisme et autres plaisanteries, qui 
constituent le réformisme métaphysique, de même alors on fut 
inondé par l'orphisme, on renforça le culte des mystères, de 
l'ésotérisme qui ne fut plus la sincère foi primitive, mais le 
tourment obscur de l'esprit rendu convulsif par la terreur et 
la méfiance de l'exercice logique et systématique de la pensée. 

L'Alexandrinisme est le point culminant de la défaite du 
monde grec. La poésie disparaît devant la grammaire; l'éru- 
dition et la bibliothèque deviennent la préoccupation domi- 
nante, l'épopée disparaît devant le roman, qui est la forme 
d'art la plus frivole et la plus subjective. La période alexan- 
drine est le moment typique de la médiation. L'homme n'ose 
plus fixer ses regards sur les grands problèmes 'de l'existence. 
Il place au premier plan une forme, un être, une lumière 



ACTION DIRECTE ET MÉDIATION 29 

éblouissante, devant laquelle il s'arrête sans oser la définir. Et 
avec elle il forme une théorie variée de formes fuyantes et bi- 
zarres, dont il se contente comme d'explications médiatrices, 
fermant les yeux devant la réalité des fantômes issus de sa 
propre peur. 11 contemple les derniers anneaux de cette chaîne 
hypostatique, mais il n'ose pas en fixer les origines qui se per- 
dent dans l'azur des cieux. Cette conception alexandrine de 
la médiation est si puissante qu'à travers Philon et le néo-ju- 
daïsme égyptien, elle réussit à corrompre la fière religion di- 
recte des juifs, et le jour où l'alexandrinisme se rencontrera 
avec le christianisme, il le retournera contre lui-mênie et en 
fera, d'une religion directe qu'il avait été depuis ses origines, 
une reli.ofion médiatrice. 



II 



Le christianisme, dans sa forme catholique, est essentielle- 
ment une religion de la médiation. 

Nous posons en principe que l'idée même de Dieu est une 
idée médiatrice. Dieu est un paravent interposé entre nous et 
l'inconnaissable: il est le gérant responsable de l'ignorance hu- 
maine. A la question si légitime et si humaine: Si Dieu a fait 
le monde, qui a fait Dieu?, le prêtre oppose son veto: ici on 
ne passe pas. Il est interdit de scruter Dieu. C'est un péché de 
vouloir le faire rentrer dans la causalité universelle. On le 
rehausse pour le soustraire aux regards. On sanctifie le para- 
vent, parce que personne n'ose rechercher ce qu'il y a derrière 
et plus loin. 

Dans toute conception déiste est donc inclue une restriction 
mentale, une abdication de la pensée. Dieu est la résultante 
de l'effort de ne pas penser, le produit de l'illusion d'avoir 
tout expliqué en concentrant toutes les ignorances, tous les 
mystères, toutes les impuissances de l'esprit, en un point mort 
de l'espace et du temps, posé délibérément comme infran- 
chissable et insondable, comme la limite même de la connais- 
sance et de la spéculation. 

Cela dit, et ce caractère essentiellement de renonciation qu'a 
toute religion étant acquis, nous pouvons encore les classer 
toutes en religions directes et en religions médiatrices, selon 
les modes et les formes que l'homme emploie pour approcher 
de la divinité. 

Le paganisme classique est une religion directe. Chacun peut 



30 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

aller spontanément à la divinité, choisir même son dieu et lui 
consacrer un culte spécial. La fonction du prêtre est toute ac- 
cessoire et évocatrice. C'est seulement dans l'orphisme et leS 
autres cultes souterrains que commence à se dessiner l'œuvre 
médiatrice du prêtre ou de l'initiation. Ce sont déjà les formes 
décadentes du paganisme: il contient en puissance le christia- 
nisme et l'orientalisme. 

Le judaïsme, l'islamisme sont de pures religions directes. On 
y distingue l'idée de Dieu. Il y a, il est vrai, les prophètes, 
les prêtres, mais ils sont considérés seulement comme des hom- 
mes possédant un peu plus du divin: la sainteté est toute hu- 
maine et correspond à une conception morale, non à une ins- 
piration divine. 

Le christianisme fit son apparition comme religion directe. 
Dans sa forme primitive, il ne connut pas de médiation: le 
Christ lui-même ne peut pas être considéré comme une média- 
teur. Il est une partie même de Dieu, son envoyé sur la terre 
pour conduire les hommes dans le chemin de la pureté et de 
l'observance des lois de Dieu. 

C'est seulement quand la révolution de saint Paul opéra une 
déviation dans le christianisme que commence sa pénétration 
par l'intellectualisme païen parvenu à son extrême décadence. 
Le christianisme du Christ et de Pierre se réduisait à une ac- 
tion restreinte sur le terrain judaïque; il tendait à exercer son 
efficacité dans le champ fermé de la synagogue, dans les ca- 
dres de la constitution religieuse du peuple. élu. Renan, dans 
son livre sur saint Paul, a admirablement décrit la révolution 
par laquelle le christianisme s'éloigne du judaïsme pour deve- 
nir imiversel et se transformer en catholicisme. 

Cependant encore, dans cette seconde phase, le christianis- 
me peut être considéré comme une religion directe, comme 
ayant encore une constitution intérieure démocratique. Ucclc- 
sia, qui ne fut que la communauté des fidèles, le prêtre, qui ne 
fut que le plus ancien de la communauté, prcsbitcr, ou son élu, 
manquent de toute hiérarchie. Le pape lui-même était surtout le 
premier des curés de Rome: pendant de longs siècles survit 
la conception de son élection ou du moins de sa confimiation 
par le peuple de Rome. Dieu était encore la figure dominante 
du cadre religieux et le Christ n'était qu'une douce et humaine 
émanation de la divinité. 

Lorsque le christianisme des couches inférieures de la socié- 
té monta et occupa les classes élevées, ces dernières lui imposé- 



ACTION DIRECTE ET MÉDIATION 31 

rent leur intellectualisme de décadence. L'alexandrinisme y péné- 
tra avec tout son dogmatisme d'hypothèses, d'ascensions et de 
chutes. Le gnosticisme, vaincu dans sa conception principale, 
laissa de profondes traces dans la formation de la nouvelle re- 
ligion. 

Déjà, dans le judaïsme, l'influence toute alexandrine de l'éco- 
le de Philon, avait préparé le terrain à la transformation. Les 
pères de l'église d'Orient, surtout Tertullien, étaient imbibés 
de l'intellectualisme néo-platonicien. La formation du dogme 
du Saint-Esprit nous donne la clef de l'évolution définitive du 
christianisme en une religion de médiation. Ce n'est plus le 
choix des fidèles, mais celui du Saint-Esprit qui imprime la 
marque divine aux prêtres, au pontife, qui détermine la sain- 
teté, venue non plus des œuvres mais de la prédestination. 

Le ciel se peuple d'une foule variée d'êtres qui sont l'imita- 
tion évidente des phases et des anneaux de la chaîne néo-plato- 
nicienne. Le monde antique avait eu les derniers représentants de 
l'action philosophique directe avec Epicure et Lucrèce. 

Après, il ne restera plus que des philosophies négatives, le 
scepticisme, l'évenerisme, le sensualisme d'Aristippe, ou des 
philosophies pratiques comme le stoïcisme. Le christianisme 
perd de vue Dieu, qui devient la figure vague et indéterminée, 
inaccessible de l'idée platonicienne et des principes alexan- 
drins. Les femmes pieuses et les saints devinrent l'objet im- 
médiat du culte; le dogme de la Trinité est purement alexan- 
drin ; le Saint-Esprit monte et descend du ciel sur la terre pour 
élire et confirmer, communiquer du divin, distribuer de la sain- 
teté. Autour de l'Eternel s'accumule toute une hiérarchie d'an- 
ges, de même que sur la terre, l'Eglise devient une hiérarchie 
aristocratique et une bureaucratie envahissante. 

Le Christ, lui-même, devient le principal médiateur. Les 
hommes prient tel ou tel saint pour qu'il intercède auprès du 
Christ ou de la Madone, et que ceux-ci interviennent à leur 
tour auprès de Dieu pour obtenir la grâce. De la médiation du 
premier degré, nous passons à celle du second et du troisième 
degré. 

Le saint ou la madone locale doivent intervenir auprès des 
saints universels; on multiplie les reliques et à chacune d'elles 
est attachée une parcelle du miraculeux, une vertu particulière- 
ment favorable (ij. Dieu fuit, s'éloigne, s'élève, disparaît. 



(i) Le paganisme, que les chrétiens représentent comme une religion terre à terre 
et matérialiste, ne connut jamais la bassesse du Sacré-Cœur ou du culte des reliques; 



32 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

L'Art clirétien ne représente jamais Dieu, ou tout au plus l'ar- 
tiste en fait une représentation symbolique, aussi fuyante qu'est 
l'être représenté: une lumière, un nimbe, un triangle, un œil. 

A la hiérarchie divine on oppose la hiérarchie satanique. La 
conception unitaire du mal se morcelle à son tour, se compli- 
que, se multiplie. Lucifer a sa cour, comme Dieu, il a ses prê- 
tres sur la terre et ses prêtresses. 

L'évolution du dogme est toute dans le sens de la médiation. 
C'est le prêtre qiii, par la messe, attire à lui, chaque fois, le 
divin et le distribue aux fidèles. C'est le prêtre qui, par la com- 
munion, par les sacrements, met la marque de la divinité dans 
les actes solennels de la vie, la naissance, la puberté, le mariage, 
la mort. Le fidèle ne communique pas directement ses peines à 
Dieu, mais il se confesse au prêtre, qui est en relations avec 
Dieu, par l'intermédiaire du Saint-Esprit. 

Le Moyen-Age est le règne de la médiation ; il signifie la dis- 
parition de toute action directe, de toute action philosophique 
directe. La scolastique se borne à retourner le champ borné de 
la théologie, l'homme est enregim.enté dans la paroisse comme il 
est lié à la seigneurie. La féodalité est, de son côté, une consti- 
tution hiérarchique ; elle a son échelle ascendante et descendante, 
c'est un grand filet jeté sur le monde terrestre. L'empereur loin- 
tain est l'autorité nominale, fuyante, comme Dieu. Au-dessous 
de lui, il y a la chaîne des féodaux nationaux, régionaux, pro- 
vinciaux et locaux. Et ensuite la juridiction territoriale déter- 
mine la propriété et le droit ; toute la vie est figée dans ce vaste 
système, la personnalité est annihilée. 

La médiation règne partout, au ciel, sur la terre et à l'enfer. 

La médiation volontaire, la gestion des affaires sans négoce 
aide à la libération de l'âme dans le purgatoire. L'universalis- 
me catholique existe sur la base d'un particularisme pratique. 
La décadence est définitive, vraiment universelle. 

Quel chemin, de la philosophie ionienne, de la démocratie 
directe des cités helléniques, de l'universalisme laïque et juri- 
dique de l'Etat romain ! ' 



en aucun endroit ne lurent ndorés les poils de la barbe de Jupiter ou les pb.alange? 
d Apollon, ou les ongles des pieds de Vénus et de Minerve. La société .intique pos- 
sédait trop de dignité et trop de sens de la beauté pour tomber dans la turpitude mo» 
rai. du matérialisme catholique. 



ACTION DIHKCTE ET MÉDIATION 38 



II 



Mais la pensée humaine porte en elle une telle puissance de 
vie qu'elle ne peut rester longtemps comprimée; sous la croiite 
de la religion dominante serpentent les hérésies; sous la botte 
de fer du féodalisme s'agitent les germes des nouvelles forma- 
tions libres sur le terrain politique : les communes se consti- 
tuent; la bourgeoisie se forme. 

L'érudition, à force de creuser, remet en lumière la pensée 
antique; la scolastique, à force de se borner, tâche de découvrir 
les racines du doute ; il travaille pour la foi et il la détruit. Elle 
veut nous en démontrer le rationalisme et elle est contrainte de 
reconnaître, avec Saint Anselme, l'irrationalisme de la foi. 
Mais la raison a repris âm.e et vie, désormais rien ne l'arrêtera 
plus. 

Et nous sommes à la Renaissance : l'époque de l'action di- 
recte, de l'affirmation du moi, que Nietzsche admire tant. 
L'homiTie redevient homme, le citoyen redevient citoyen. Le 
paganisme classique revit malgré les formes extérieures du 
christianisme catholique. 

La Renaissance est l'abandon de la médiation ; c'est l'action 
directe. L'homme se remet à l'étude directe de la nature: il 
étudie le ciel comme l'organisme' humain, voyage, découvre, est 
pris d'une soif d'espace et de richesse. L'esprit d'aventure, le 
besoin impérieux de domination le pousse à de nouvelles conquê- 
tes. La même âme pousse Valentin à l'empire, Galilée vers les 
cieux, les physiciens à la recherche des grandes lois naturelles, 
Colo'iTib à la découverte de terres nouvelles, les conquistadors 
à la recherche de l'or et des plaisirs. 

La vie devient intense jusqu'à la violence, volontaire, pres- 
que frénétique d'action et de désir. L'homme donne l'assaut à 
tous les grands problèmes et s'efforce de les résoudre, il étudie 
les philosophies antiques et les remet en honneur. 

Dans la renaissance, nous retrouvons toutes les formes de la 
pensée classique : Platon, Aristote, Epicure, Sénèque, Marc Au- 
rèle revivent. Les plus audacieux ont leurs adeptes. La Renais- 
sance a ses pyrrhoniens, ses athées et ses matérialistes. De Ca- 
valcante à Bruno, à travers le scepticisme, se forme le panthéis- 
me, qui fut pauvrement élaboré par les anciens et qui ouvre les 
temps nouveaux avec le naturalisme et le mécanisme. Aussitôt 
l'homme recommence à penser avec son cerveau. L'action di- 



'94 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

recte prévaut et la médiation bat en retraite, avec sa multitude 
de démiurges et avec son exercice de la montée indéfinie de la 
pensée. 

IV 

Avec la Renaissance, et à travers elle, La Réforme. 

La Réforme, c'est la tentative de faire retourner le catholi- 
cisme au christianisme, de rétablir une religion directe, plie se 
vante de reconduire l'âme au vrai Christ, au christianisme pri- 
mitif, de même que le syndicalisme prétend, à juste titre, rame- 
ner les classes ouvrières au vrai socialisme, au socialisme pri- 
mitif du Manifeste Communiste de Marx. 

La méthode directe du protestantisme se base sur l'interpré- 
tation directe des sources, des Livres saints, de la part des fidè- 
les. Il abolit, ou du moins il dilue à l'extrême la hiérarchie 
ecclésiastique. La médiation est supprimée ou du moins réduite 
à la dernière expression. Supprimé le culte de la àVIadone et des 
saints ; supprimés Les reliques, pendant que Dieu est remis en 
honneur comme personnage principal de la perspective reli- 
gieuse. Le Christ est maintenu en honneur, mais comme repré- 
sentant direct de Dieu, non comme procureur des âmes. Abolis 
le Diable et ses diableries. Simplifiée et démocratisée, l'Eglise; 
laïcisés ou supprimés les sacrements ; réduite, la fonction mys- 
tique du prêtre, qui se replace dans le cadre de la vie commune, 
qui est restitué à la famille, à la paternité. 

Les interminables polémiques de Hartmann à Nietzsche, pour 
savoir si la Réforme a été un mouvement de libération ©u de 
réaction, sont connues." Nous ne nous en occuperons pas, si non 
pour établir que tous les problèmes historiques sont traités 
d'une manière erronée, quand on veut les éclaircir à la lumière 
des idées et des intérêts d'un autre temps,- d'une autre civilisa- 
tion. Nous nous bornons à relever quel fut, dans le domaine re- 
ligieux le reflet de l'action directe, qui a reconquis, avec la 
Renaissance, le premier rang dans l'époque moderne, en oppo- 
sition ouverte avec la philosophie, la théologie et la pratique 
catholique de la médiation. 

V 

La médiation devait devenir ensuite l'instrument d'un être 
nouveau, du moins dans sa forme moderne et actuelle, tel qu'il 
est sorti des modes concrets de l'évolution séculaire de la bour- 



ACTION DIRECTE ET MEDIATION 



3r, 



geoisie : l'Etat. L'Etat a été appelé le Dieu laïque, l'Omnipotent, 
l'Omniscient, le Grand Fétiche. Le système de la médiation laï- 
que trouva son dispositif dans le parlementarisme qui est ou- 
vertement l'organisation civile de la médiation vis-à-vis de 
l'Etat. Sillonné de parentlièses d'action directe, comme dans 
les grandes journées révolutionnaires, désormais le système de 
la médiation parlementaire est introduit dans tous les pays civi- 
lisés et y domine indiscuté, si ce n'est par l'anarchisme qui en 
est la négation abstraite, par le syndicalisme, qui en est la néga- 
tion concrète, créatrice d'un ordre nouveau. 

L'Etat est le Dieu lointain, le gouvernement, et les trois pou- 
voirs, comme la Sainte-Trinité, sont les émanations de la divi- 
nité; les députés, les conseillers généraux, municipaux, etc., 
sont les saints intercesseurs et médiateurs. L'action directe reste 
dans le champ de la philosophie, de la science, mais la média- 
tion triomphe de nouveau dans le domaine politique. 



VI 



Le socialisme est né historiquement sous sa forme effective, 
sans parler des utopies précédentes comme conception, d'une 
action directe. « L'émancipation des travailleurs doit être l'oeu- 
vre des travailleur ^ eux-mêmes », voilà la formule libératrice. 

Les travailleurs doivent regarder en face les problèmes éco- 
nomiques et politiques de la société capitaliste et prendre vis-à- 
vis d'elle une attitude précise de lutte et de combat. Tout le 
monde bourgeois est lié aux intérêts qui l'animent. L'Etat en est 
le représentant, le défenseur et le gardien. L'Etat est le roc 
solide, le beau et puissant bouclier des intérêts capitalistes. Telle 
est la conception socialiste et marxiste de l'actuel conflit des 
classes, déduite de l'histoire de la philosophie et surtout de l'ana- 
lyse économique de la production. 

Mais à côté du socialisme devait naître le réformisme, mani- 
festation exacte du retour offensif de la bourgeoisie. La véri- 
table lutte de classe au jour le jour est combattue de l'intérieur 
du parti socialiste, non de l'extérieur. La bourgeoisie est le 
réformisme même qui tente de pénétrer dans la forteresse enne- 
mie pour y apporter le trouble, la discorde, la trahison. Le ré- 
formisme est la philosophie politique de la médiation ; le socia- 
lisme révolutionnaire en fut la négation méthodologique; le 
syndicalisme en est la négation organique, consciente des eau- 



36 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

SCS et des fins. Le réformisme adopte comme méthode le parle- 
mentarisme qui est la méthode même de la médiation bour- 
geoise. Il considère, à son tour, l'Etat comme un Dieu lointain 
à fléchir et à se rendre propice. II s'agit seulement de changer 
les mauvais intercesseurs par des lx)ns et la réponse de Dieu 
sera favorable aux classes ouvrières. Dieu élargira les lois so- 
ciales élaborées par les députés, les saints laïques, les anneaux 
de la chaîne alexandrine, les représentants de l'intcllectwalisme 
alexandrin. Et les saints eurent l'image, la chandelle et l'autel; 
Saint X.... Saint Y..., Saint Z... se substituèrent à Saint-Ex- 
]>édit, au bienheureux Labre et à Sainte-Agathe. Après les 
saints ,de première grandeur viennent les secondaires, incapa- 
bles de faire des miracles d'importance. Et les saints de carac- 
tère international, qui pontifient dans les congres internatio- 
naux, sont suivis d'un cortège de saints nationaux, régionaux^ 
provinciaux, locaux. Puis, il y a encore les saints en expectati- 
ve, les candidats officiels ou dans l'attente de la béatification.. 

Le système de la médiation catholique et bourgeoise est en- 
core si profondément enraciné dans le peuple, dont l'imagina- 
tion est si vive et la suggcstionnabilité si facile, qu'il s'est laissé 
aller en grande partie à adopter la nouvelle hagiographie et le 
nouveau calendrier. 

Le réformisme, partant de l'erreur théorique ce l'imperson- 
nabilité de l'Etat, tranche les nerfs de l'action directe révolu- 
tionnaire du prolétariat, l'accommode au systènie présent, ac- 
complissant une œuvre excellente de conservation I-ourgeoise et 
capitaliste. 

Le réformisme s'eflforce de réduire le prolétariat en un trou- 
peau électoral, de le dissuader de l'étude directe lies grands pro- 
blèmes, de le rendre dépendant de l'église socialiste sous la di- 
rection du parti, avec ses apôtres voyageurs, ses frères quêteurs, 
ses inquisiteurs, ses bedeaux, ses sacristains, ses encenseurs et 
ses crotiuemorts. Et le prolétariat doit changer l'exercice assidu 
de la volonté contre l'attente peureuse et mystique d'un secours 
d'en haut; il doit remettre à ses prétendus représentants, le s<Hn 
de ses propres intérêts, s'acoquiner à la poltronnerie de ne pas 
penser, déléguant toute la chaine des médiateurs à penser et à 
agir en son lieu et place. 

La concejition esthétique du réformisme, vous li retrouverez 
dans cette médaille qui forme largement l'objet dn petit assorti- 
ment de pacotille du commerce au détail sociaiiste: on y voit, 
suprême profanation, d'un cO-ré la tête puissante de Marx, de 



ACTION DinECTE ET MÉDIATION 37 

l'autre une espèce de sycopliante maigre qui jette dans l'urne un 
"bulletin de vote. Là est résumée toute l'épopée réformiste; là 
se révèle l'héroïsme qu'elle sait inspirer aux classes ouvrières. 
C'est dans les luttes économiques que la conception réformiste 
de la médiation ressort plus clairement encore. A peine une 
grève éclate, les prêtres du temple invoquent la paix, la paix 
en temps de guerre ! Et l'œuvre basse et arrogante de chantage 
commence. Ce sont les marchandages avec les patrons, les cour- 
ses et les stations dans les antichambres des préfectures, les ap- 
pels à l'arbitrage, l'acte de médiation par excellence. Tandis que 
la grève est l'épisode culminant de la lutte de classe, le réfor- 
misme tend à lui donner un caractère de subterfuge et de mes- 
quinerie, de conquête d'un avantage immédiat, et do la priver 
de toute son efficacité éducative, de toute signification héroïque, 
de toute figuration dramatique. 

La médiation a tendu par le réformisme ses visqueux tenta- 
cules sur le prolétariat, s'efforçant de le retenir dans son sys- 
tème, de le bureaucratiser, le discipliner par en haut, d'éteindre 
l'impétuosité de son désir furieux de vie. de volonté de puis- 
sance, d'assaut déchaîné au capitalisme. Et cela par une action 
basse, coléreuse, hargneuse, inspirée d'un casuistique misérable- 
ment habile. C'est im mouvement de réaction assez semblable 
à la tentative faite, depuis la Réforme, par les Jésuites, de res- 
taurer la médiation catholique. 

Il est normal que dans cette situation, le syndicalisme, même 
s'il rappelle le prolétariat à l'action directe, ait été accueilli com- 
me une hérésie, alors qu'il est la doctrine même originaire et 
historique du socialisme. Les syndicalistes ont été traités de la 
manière qu'on emploie à l'égard des chiens dans l'Eglise. La grè- 
ve générale a été regardée comme une folie, comme un moyen 
ridicule, accepté seulement quand le prolétariat la pratique 
avec la permission de ses chefs. Le programme maximum a été 
relégué dans les nuages, ou spirituellement nié par cette race de 
médiocres dont la plus haute conception de l'avenir est celle 
d'un collectivisme de moines trappistes. 

Mais surtout, l'action directe est le grand obstacle au nou- 
veau cléricalisme socialiste et rend inutile la grande machine 
qu'ils ont construite avec beaucoup de peine. 

Le nouvel intellectualisme alexandrin prépare ses armes con- 
tre le syndicalisme. Quantité de gens encyclopédiques, natura- 
listes d'occasion, lettrés grossiers, économistes microcéphales, 
vieilles autorités et jeunes espoirs, donnent la chasse au syndi- 



38 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

calismc, l'excommunient dans les conciles œcuméniques, délè- 
guent les familles du Saint Office à l'épuration des sections et 
des cercles. 

Mais l'homme nouveau, le prolétaire conscient, le révolution- 
naire politique et social, a rejeté désormais loin de lui la média- 
tion. Il se moque des courtiers et se prépare à reprendre son 
audace joyeuse et bruyante, l'assaut vivant et varié de l'action 
directe. L-e syndicalisme se rattache aux temps d'impérialisme 
glorieux, où l'individualité humaine était portée à son maximum 
d'énergie et de puissance, par une volupté dyonisiaque de con- 
quête. A nous, les jeunes, il appartient de mettre en évidence le 
caractère philosophique et moral de la période actuelle des con- 
trastes socialistes et de l'encadrer dans l'histoire universelle de 
la vie et de la pensée. 

L'action directe tuera la médiation alexandrine, catholique 
et bourgeoise. 

A.-O. Olivetti. 



Un Grand Conflit Social 

(suite) ^'^ 



III 



Mazamet est situé au pied des deux plus hauts sommets 
de la Montagne Noire. C'est de ces sommets que descend 
l'Amette, torrent rocailleux et rapide. Elle serpente au fond 
d'une gorge très tortueuse et très profonde: elle charrie des 
eaux claires et limpides, qui possèdent des vertus particuliè- 
res, disent certains, dont le travail du délainage tire un grand 
profit. D'autres, au contraire, estiment que l'eau de l'Arnette 
n'a aucune des vertus qu'on lui attribue. Qui a raison? L'Ar- 
nette roule-t-elle une eau communiquant ses qualités à la lai- 
ne? ou cette eau est-elle en tous points semblable à celle que 
fournit une source quelconque? ou bien, pour parler plus 
opportunément, est-il indispensable pour le travail du délai- 
nage, d'avoir recours à une eau ayant certaines propriétés, pro- 
priétés que posséderait l'Arnette? Autant de questions d'un in- 
térêt qu'il est aisé de percevoir. 

En effet, si la laine, à travers les manipulations du délai- 
nage, acquiert de la valeur par les qualités de l'eau, et si les 
eaux de Mazamet ont le rare privilège de réunir ces qualités, 
il résulte, pour les fabricants, l'obligation de conserver pour 
cette ville, une sorte de monopole du délainage ; et, dès lors, 
il y a pour les ouvriers plus de chances de victoire dans les 
luttes qu'ils ont à soutenir. 

Pendant la grève, les fabricants usèrent du cliché habituel: 
« Nous transporterons ailleurs nos usines » disaient-ils; et les 
timorés d'une part, les agents du patronat de l'autre, répon- 
daient: « Mazamet va perdre tout son commerce, l'ouvrier 
son gagne-pain. » Et les ouvriers, estimant que l'eau de l'Ar- 



(i) Voir le dernier numéro du Mouvement Socialiste. 



40 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

nette est indispensable au lavage de la laine, haussaient les 
épaules et laissaient dire. 

Pour notre part, bornons-nous à déclarer, — nous qui avons 
été élevé dans le travail du cuir et de la peau, — que pour ce 
travail, il est des eaux qui sont préférables à d'autres, soit 
parce qu'elles sont « douces » ou « dures ». Leurs qualités in- 
fluent sur celle du cuir et de la peau. Sans doute, aujourd'hui, 
la matière végétale, telle le tan^ a été remplacée par des 'acides 
se prêtant à toutes les eaux, mais cette substitution se fait au 
détriment de la qualité, faite de souplesse et de durée. Aussi, 
sans vouloir donner à notre opinion en général et à notre im- 
pression en ce qui concerne Mazamet, la valeur d'une affir- 
mation, attachons-nous aux eaux de l'Arnette une certaine ver- 
tu exerçant ses efïets sur la laine. 

Mais que l'eau influe ou n'influe pas, un fait capital sub- 
siste: c'est que Mazamet est le centre le plus important de 
l'univers pour le commerce de la laine. Reims, Fourmies, Ver- 
viers (Belgique), qui, en Europe, sont les seuls centres faisant 
du délainage, ne contribuent que pour une bien faible part dans 
l'ensemble du délainage. 

L'importance de Mazamet pour le commerce des laines est 
d'hier; le travail du délainage est de date récente, et, malgré 
qu'il soit permis d'accorder au milieu lui-même une influence 
sur cette branche de l'activité commerciale, il faut reconnaî- 
tre que les causes qui l'ont implantée à Mazamet sont toutes 
fortuites. Ces causes se rattachent à la nature de l'industrie 
qui a vu le jour dans cette ville, il y a trois siècles. 

C'est sur les bords d'un canal creusé pour détourner les 
eaux de l'Arnette en vue de l'arrosage des prairies, que s'éle- 
vèrent les premières usines, dont la plus ancienne remonte à 
1610. On y fabriquait des étoffes de laine grossières, dites 
cordelats ou bures. Plus tard, elles fournirent des tissus en 
blanc et en écru : molletons, sigoviannes, espagnolettes, puis 
de la draperie large de l'Aude. Des métiers larges, des presses 
à bras furent installés, ainsi qu'un atelier d'apprêts. 

Jusqu'en 1807, c'est la petite industrie morcelée, conduite 
par le maître qui, lui-même, à côté de ses ouvriers, tisse du 
drap et du tissu. A cette époque, une société se forme, com- 
prenant dix industriels. Le capital est de 280.000 francs. La 
société a ses voyageurs; elle crée des ateliers d'apprêts, de 



UN GRAND CONFLIT SOCIAL 41 

teinturerie, fabrique de nouveaux articles, recherche des dé- 
bouchés nouveaux. Mais si l'industrie prospère, se développe, 
il n'en est pas de même des moyens de transport. Il faut deux 
jours pour aller en diligence, de Mazamet à Toulouse ; les 
marchandises sont véhiculées le long des routes. 

Cependant l'art d'exploiter la matière première est fort ru- 
dimentaire; l'ouvrier accomplit toutes les opérations à la main, 
tant l'outillage est encore restreint. Après un lavage en plein 
canal, suivi d'un battage à la baguette sur des claies, la laine 
soumise à un triage à la main et débarrassée de ses impure- 
tés est livrée au campagnard qui la carde, la transforme, d'a- 
bord en loquette puis en fil à l'aide d'un simple rouet. Ce fil 
passe entre les mains du tisserand qui, sans autre appareil 
qu'une grossière navette et un petit métier de bois à deux ou 
quatre pédales, fabrique une étoffe lisse ou croisée destinée à 
être vendue à l'état brut. 

A ce développement industriel a correspondu un accroisse- 
ment de population. En 1790, la ville de Mazamet compte 580 
habitants; en 1830, elle en comprend 7.200, pour atteindre le 
double en 1870. 

En 1837, les métiers Jacquards sont introduits; en 1845, 
Mazamet compte 8 filatures comprenant 60 assortiments, avec 
1.500 broches. 

A partir de l'année 1850, qui voit s'ouvrir la fabrication du 
drap noir, ce sont de nouveaux progrès que viendra renfor- 
cer et accroître le commerce des laines. Jusqu'alors la matière 
première a été fournie par les moutons élevés dans les con- 
trées montagneuses du Midi de la France; les achats s'effec- 
tuaient aux foires d'Albi, de Castelnaudary, de Toulouse, de 
Montréal, etc. Pour certains articles, on employa, par la suite, 
des laines du Levant, achetées à Marseille, des laines d'Espa- 
gne et d'Afrique. 

Mais ces débouchés, avec le développement du tissage, sont 
insuffisants; les fabricants ne s'approvisionnent de laines 
qu'avec bien des difficultés, et cependant le besoin d'étendre 
leur industrie est grand. C'est alors que l'un d'eux, M. Périé, 
en 1856, songea que dans l'Amérique du Sud il y a d'immen- 
ses troupeaux de moutons, décimés le plus souvent par la ma- 
ladie, qui produisent de grandes quantités de peaux que per- 
sonne n'utilise. II suffit donc, pour alimenter Alazamet, de 
matière première en énorme quantité, de ramener d'Améri- 



42 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

que en France des peaux de mouton. Pour cela, un représen- 
tant, demeurant sur le marché d'approvisionnement, est in- 
dispensable. Il est vivement expédié et, par lui, notre fabri- 
cant tisseur va être à même de donner à sa production un élan 
nouveau. 

Les bénéfices que retire, de l'achat direct dans le plus grand 
pays producteur de peaux de mouton, M. Périé grossit rapi- 
dement, à tel point que ses confrères se décident à l'imiter. 
Son exemple est suivi, et c'est, dès ce moment, une course ef- 
frénée après la fortune vivement et aisément acquise. Puis, pe- 
tit à petit, quelques usines de tissage se transforment en dé- 
lainage, des fabricants se débarrassent de celles qu'ils possè- 
dent pour s'adonner exclusivement au commerce des laines, et 
autour de ces fabricants surgissent des courtiers, des repré- 
sentants, des commissionnaires, tous avides d'un gain rémuné- 
rateur et certain. Pendant quelques années, c'est l'ivresse de 
l'or, les appétits se font jour, la vie se transforme, les mo- 
destes capitaux du tisseur disparaissent, se cachent, effrayés 
des millions qui s'abattent sur Mazamet, pour ne s'engloutir que 
dans quelques mains. 

Une irrésistible poussée entraîne fabricants et courtiers vers 
une spéculation facile, créatrice de luxe et de plaisirs. La nou- 
velle aristocratie est née à Mazamet. 

Au lieu de la fabrication des tissus, qui exigeait des con- 
naissances multiples et un outillage assez compliqué, et que 
les progrès de la technique et les exigences, du consommateur 
allaient compliquer encore, c'est la préférence pour un com- 
merce dont les exigences de main-d'œuvre et de manipulation 
sont fort limitées, et qui, en suscitant les convoitises, réveillait 
des habitudes de travail toutes de simplicité et de quiétude. 

De 1856 à 1877, il se crée neuf comptoirs, dits « baraque- 
ments », à Buenos-Ayres, quatre à Montevideo, un à Rio-Ja- 
neiro, qui sont autant de points de ravitaillement chargés de 
réquisitionner et de diriger vers Mazamet la fortune dont un 
petit troupeau humain est tant avide. 

En même temps que se fondent ces « baraquements », des 
usines sont construites tout le long de la gorge parcourue par 
l'Arnette, sur une longueur de 7 kilomètres environ. Plus tard, 
au fur et à mesure de l'extension des affaires, d'autres délai- 
nages sont construits sur le Tarn, le Thoré. et jusque sur les 
moindres ruisseaux. Tous ont été barrés, bordés d'usines, à 
tel point qu'il serait difficile de créer de nouvelles usines. 



UN GRAND CONFLIT SOCIAL 43 

En dehors des qualités attribuées aux eaux de Mazamet, 
il faut noter l'avantage que la situation des différents cours 
d'eau assure aux fabricants. Par la pente de chacun d'eux, 
sur lequel des barrages ont été construits pour régulariser le 
courant, afin de rendre sa force utilisable, ces cours d'eau met- 
tent en mouvement l'outillage très peu compliqué exigé par le 
travail du délainage. Il résulte de cet état de choses une sour- 
ce nouvelle de profits, puisqu'il y a une économie fort impor- 
tante pour les frais généraux. 

Aussi, les espérances que fondèrent les premiers initiateurs 
en allant acheter en Amérique la matière première nécessaire 
à leur production pour lui assurer une plus grande extension, 
se réalisèrent au-delà de ce qui avait été rêvé. Alors qu'ils 
n'allaient aussi loin que pour chercher un produit propre à 
leur industrie, ils y trouvèrent les éléments d'une fortune et 
d'un commerce plein de profits. Ils n'avaient, à partir de ce 
moment, qu'à se laisser conduire ; les moutons, que guette à 
chaque pas la terrible maladie qui les abat périodiquement, la 
facilité de vente de leur laine, son universel emploi, allaient 
réaliser pour les fabricants une source de revenus toujours 
croissants. La République Argentine, l'Uruguay, l'Australie, 
pays auxquels s'ajoutent l'Espagne, l'Algérie, le Maroc et l' Au- 
triche-Hongrie, devenaient les grands fournisseurs de peaux 
de moutons du monde entier. 

Les premiers essais pour détacher la laine des peaux de 
mouton furent tentés, vers 1850, à Aussillon, petite localité 
située à 2 kilomètres de Mazamet, avec des peaux d'Afrique. 
Les opérations se faisaient à la main, de la façon suivante : les 
peaux, suspendues autour de barriques défoncées, étaient 
frappées par des ouvriers munis de barres de fer pour en déta- 
cher la laine ; celle-ci subissait, après, plusieurs lavages succes- 
sifs? Ces lavages diminuaient la quantité, sans donner pour 
cela une propreté parfaite. Cette opération, consistant dans le 
battage des peaux, était désignée sous le nom de sabragc — 
d'où le nom de sabreurs donné aux ouvriers chargés de cette 
opération. Ces ouvriers étaient des hommes ne trouvant 
pas d'emploi dans d'autres industries, tant cette profession était 
détestée, à cause de sa malpropreté: les sabreurs recevaient sur 
leurs visages et sur leurs habits, tout le fumier qui se déta- 
chait de la laine et des peaux. Mais, avec l'extension du délai- 
nage, il fallait rechercher des procédés plus rapides de travail. 



44 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

C'est alors que furent introduites les sabreuses, les laveuses, 
les essoreuses. 



IV 



Le personnel des usines de délainage se divise en maragots, 
pelcxirs et sabrcurs. Les maragots et les peleurs comprennent 
des femmes; elles sont désignées sous le nom de femmes mara- 
gots et pclcuscs. Il y a, en outre, des femmes occupées dans les 
magasins, soit pour le classement des laines, soit pour leur 
emballage. 

Les peaux arrivent en balles, du poids indiqué par le tarif 
reproduit dans notre première partie ; elles sont pressées par 
des cercles de fer feuillard. Elles arrivent directement des 
maisons qui possèdent des comptoirs, dans les pays de produc- 
tion ou bien sont vendues aux enchères, dans les ports d'arri- 
vée: Londres, Marseille, Bordeaux, le Havre. Le poids des 
balles transportées annuellement à Mazamet dépasse 50 mil- 
lions de kilogrammes. 

Les maragots sont des -manœuvres exécutant les travaux de 
transport et de manutention. Les peaux sont d'abord triées par 
qualité, si toutefois cette opération n'a pas été eftectuée avant 
la mise en balle dans le pays d'origine. 

Les sabrcurs travaillent en équipes de deux hommes par ma- 
chine, ils s'aident mutuellement et exécutent ensemble le trem- 
page, le sabrogc et le retrempage. Le trempage consiste à plon- 
ger les peaux pendant 24 heures dans l'eau courante ; ensuite 
on les sabre. Ce travail se fait aujourd'hui à la machine ap- 
pelée sabreiise. L'ouvrier, secondé par son suivant, présente les 
peaux à la machine qui les frappe et les peigne, pendant qu'el- 
les sont arrosées par un violent jet d'eau. Du pied, il actionne 
ime pédale, ce qui l'oblige à porter continuellement le poids du 
corps sur une seule jambe. Les manches retroussées, à peine 
préservé par un tablier, des bottes en tôle et de gros sabots, le 
sahrcnr est constamment inondé par Teau sous pression ; la bou- 
che et les yeux ne sont pas épargnés et cette eau est chargée non 
seulement de toutes les immondices accumulées dans la toison, 
mais encore de germes de maladies contagieuses. 



LN GRAND CONFLIT SOCIAL 4& 

'Après le sabrage, vient le rcfrcnipagc qui dure 24 heures. A 
ce moment interviennent les maragots, le travail du sabrcur 
étant terminé. Les peaux sont portées dans les étuves, étendues 
une à une à des crochets. Une grande chaleur y est nécessaire 
afin d'activer la fermentation qui détache la laine. On dit alors 
que la peau pèle. Cette fermentation doit être surveillée jour et 
nuit, elle se prolonge durant deux jours l'été, cinq à six jours 
l'hiver. Ce travail s'effectue aux pièces. L'équipe de deux hom- 
mes par machine sabre en moyenne trois balles par jour à rai- 
son de 3 fr. 50 l'une. 

L'odeur qui se dégage pendant la fermentation est répugnan- 
te, insupportable, et il faut pour lui résister une longue prati- 
que. Dès que la fermentation a produit son effet, les maragots 
portent les peaux sur des bancs placés derrière le pdcur. Ce- 
lui-ci prend la peau, la place sur un chevalet et, armé d'un cou- 
teau à dents, muni de deux poignées, il la racle pour en dé- 
tacher la toison ou pelade. 

Ce travail s'effectue aux pièces par les hommes et par les 
femmes; leur production moyenne va de 100 à 120 peaux par 
jour. 

La laine qui tombe au pied du chevalet est ramassée, soit par 
le pclcur, soit par le maragot, selon les conventions établies 
dans chaque usine. Cette laine passe à la machine dite compres- 
seur, qui a la propriété de presser la laine pour en faire sortir 
l'eau, afin qu'elle soit légèrement sèche avant d'être mise au 
calorifère pour le séchage final qui dure 12 heures. Du calori- 
fère, la laine va au magasin. 

Le cuir ou cuirot, dont on a détaché la laine, est remis, par 
le pcleiir, sur un autre chevalet placé à côté de lui ; là, le nuira- 
got le prend et le porte à Vétendage ou séchoir à air; là, il est 
suspendu à des rames munies de crochets par les pattes de 
derrière. Puis on l'ouvre, afin d'activer le séchage. Parfois on 
met des fils de fer qui en étendant le cuir, pressent ce séchage. 
Il faut pour cette opération deux jours et deux nuits, selon le 
temps. On comprend qu'il y a intérêt à hâter cette partie du 
travail, car autrement, avec la quantité de peaux qui, chaque 
jour sont délainées, il faudrait de vastes emplacements, afin de 
pouvoir les étendre toutes; d'autant qu'il faut qu'entre chacune 
d'elles l'air circule. Il arrive souvent que ces cuirs sont mis 
dans le calorifère affecté au séchage de la laine dans le but de 
gagner du temps. Celui-ci a pour le délaineur une grande va- 



46 



LE MOUVEMENT SOCIALISTE 



leur. Il faut, en effet, au moment d'une hausse sur le cuir ou 
sur la laine, pouvoir livrer clans le temps le plus court, le plus 
de marchandises possible, car on peut craindre une baisse par 
la suite. 

La manipulation d'une aussi grande quantité de matières mal- 
propres, la puanteur qui s'en dégage, l'emploi de l'eau pour les 
différentes opérations, exposent les ouvriers et ouvrières à 
d'inévitables maladies et accidents. De plus, la. nature du travail 
rend la besogne malaisée et dure. L'hiver en particulier — mo- 
ment où le travail abonde et presse, — le contact continuel de 
l'eau, descendant de la montagne, provoque, chez les peleurs et 
peleuses surtout, des douleurs intolérables. Pas un délaincur 
n'en est exempt. A côté des douleurs que procure l'humidité, il 
y a pour le peleur et la peleuse une autre cause de souffrance : 
la crevasse qui se forme à l'extrémité des doigts, à tel point que 
la main ne se peut fermer. On comprend, avec des mains plei- 
nes de crevasses et de coupures où coule une eau glacée, tout 
ce qu'a de pénible pour le délaineur une semblable tâche. Et 
cependant, il lui faut la poursuivre : elle est son gagne-pain. 

Signalons que les accidents dus à l'emploi des crochets, des 
couteaux, sont des plus fréquents et que le contact des matières 
malpropres a bientôt transformé une piqûre insignifiante en 
une tumeur qui nécessite une intervention chirurgicale. Il est 
un autre accident très souvent mortel qui vient frapper le dé- 
laineur et en particulier le sabreur: c'est le charbon. 

Le cliarhon provient "de la piqûre d'un insecte charbonneux 
qui, dans la malpropreté des peaux trouve im terrain d'éclo- 
sion favorable, en même temps qu'il y puise des propriétés 
venimeuses. Notons que les peaux d'Amérique sont moins 
<( charbonneuses » que celles des autres pays producteurs, no- 
tamment T Autriche-Hongrie et l'Espagne. Dès que le délai- 
neur est piqué, un petit bouton se forme provoquant une dé- 
mangeaison ; ce bouton se montre sur les parties découvertes 
du corps, particulièrement aux avant-bras, au cou, parfois au 
visage. Au bout tle quelques heures, il devient bleu, puis noir; 
la démangeaison est de plus en plus vive. Inutile d'ajouter qu'il 
faut bien se garder de gratter le bouton. Peu après, l'enflure 
commence, devient énorme, le délire survient, c'est la mort dans 
deux jours si des soins énergiques et prompts if'ont pas arrê- 
té le mal. Rarement le médecin intervient, la famille préfère 



UN GRAND CONFLIT SOCIAL 47 

les soins d'un empirique, qui a, affirme-t-on, de nombreux cas 
de guérison à son actif. A quoi sont-ils dûs? Les sceptiques et 
les libres-penseurs d'étiquette répondent : au hasard ; les ou- 
vriers délaineurs répondent : à la valeur du remède et des soins ! 

Dès que le bouton s'aperçoit, comme chacun connaît la gravi- 
té du mal et sa foudroyante rapidité, le malade fait appeler le 
guérisseur et le secrétaire syndical, Isidore Barthès, grand 
gaillard taillé en hercule. L'un et l'autre se rendent à l'appel ; 
le premier examine le blessé et d'un coup d'oeil, il se rend comp- 
te du degré du mal. S'il estime qu'il est temps, qu'il n'est pas 
trop tard, il donne de son remède, liquide blanc ne dégageant 
aucune odeur et il s'en va. Le second commence alors ses bons 
offices, il s'installe auprès du malade qui, tout à l'heure, aura 
pris une forme repoussante et hideuse ; il arrose la partie at- 
teinte du liquide et il attend ses effets. Sous l'action du liquide 
et de ses propriétés, le bouton crève, le pus s'échappe, la plaie 
est à vif, il faut la laver avec soin au fur et à mesure que la 
matière, qui, si elle n'était pas chassée, ne tarderait pas à em- 
poisonner tout le sang entraînant ainsi la mort, continue à couler 
et il faut en hâter l'écoulement par des lotions successives. 
Notre secrétaire syndical s'emploie à cette tâche. Il en est ain- 
si pendant plusieurs jours, sans que le secrétaire ait quitté le 
chevet du malade. Nuit et jour, il est là, lavant et épongeant, 
surmontant par un effort de volonté, tout le dégoiit que provo- 
que en lui la vue d'une plaie contagieuse. Il reste là jusqu'à 
la guérison, qui survient si l'effet du poison qui vicie le sang a été 
arrêté et si le poison lui-même a été extirpé. 

Comment pareil résultat peut-il être atteint par un empiri- 
que, alors que rarement l'action du médecin a été salutaire? 
La confiance qu'a le malade envers le guérisseur et le secrétai- 
re syndical est grande, très grande ; y a-t-il dans ce fait une ex- 
plication pour nous, mécréants? Et cependant il s'agit d'un em- 
poisonnement du sang et co:^tre lui que peut la suggestion 
émanant d'une personne inspirant confiance et crédit? Le re- 
mède du guérisseur possède-t-il de telles propriétés qu'il puis- 
se chercher dans le sang, pour l'en chasser, le poison qui dé- 
compose et tue? Quoiqu'il en soit, les camarades croient dans 
l'efficacité du remède et nombreux sont ceux qui croient aussi 
dans la « puissance de guérison » du secrétaire. 

De ceux, à qui, parce qu'incrédules, nous demandions l'im- 
pression que produisait en eux les cas de guérisons de l'empiri- 



48 I.E MOUVEMENT SOCIALISTE 

que, et à qui nous soumettions les renseignements que nous 
avait communiqués l'ami Isidore, nous n'obtenions qu'un haus- 
sement d'épaule plein de dédain. Et quand, poussant plus avant 
dans le désir de savoir, nous ajoutions: Comment se fait-il que 
le secrétaire syndical puisse passer des jours et des nuits à 
côté d'une personne atteinte d'un mal extrêmement dangereux, 
occupé à faire couler le terrible poison, le respirant, sans être 
frappé du même mal? Les épaules s'immobilisaient et uil léger: 
« qui peut savoir », était lancé. 

Il semble que cette extraordinaire immunité dont jouit le 
6eci"étaire, est due à la grande confiance qu'il a dans la vertu 
de la médication empirique, confiance qui lui donne cette assu- 
rance, grâce à laquelle il joue avec le mal en toute sécurité. Il 
nous paraît, dans ces pénibles circonstances, sûr de lui, fort de 
sa confiance, certain de l'efficacité de son effort, et il contribue 
à guérir, passant au milieu du mal, guidé par le seul désir d'ai- 
der ses camarades. 



V 



Les différentes opérations du délainage sont, comme on a 
pu le voir, fort simples et peu compliquées. Aussi, la main- 
d'œuvre exigée par ces opérations est-elle très réduite et ne 
rentre-t-elle dans le commerce des laines que pour une faible 
part. En effet, à Mazamet, le commerce des laines dit: le délai- 
nage ne consiste pas dans la transformation qui. dans l'indus- 
trie constitue l'élément du profit, du bénéfice. Il s'agît, dans 
ces industries, d'être constamment à la recherche du progrès, 
qui permettra un plus grand rendement et une réduction des 
frais. La main-d'œuvre purement mécanique ou purement ic ma- 
nuelle » est, d'une façon continuelle, l'objet de modifications, 
d'améliorations, dans le sens d'un plus grand profit. Dans !e 
délainage, qui n'est qu'un commerce spéculatif, la main-d'œu- 
vre, la technique ne créent pas le profit; elle est simplement le' 
moyen d'utiliser un profit, découlant de l'achat de peaux de 
moutons et de la vente de la peau et de la laine séparées l'une de 
l'autre par l'opération du délainage. La peau de mouton est 
achetée tant, la peau est vendue tant, la laine de même : la dif- 
férence constitue le bénéfice, le prix de la main-»d 'œuvre ne ré- 
duisant cette dift"érencc que dans une très faible mesure. 



UN GRAND CONFLIT SOCIAL 49 

Donc, les manipulations du délainage ne sont pas à propre- 
ment parler des transformations de la matière ; il s'agit de dé- 
tacher l'un de l'autre deux produits d'une même origine pour 
des transformations différentes, l'une appelée mégisserie, l'au- 
tre tissage. Ajoutons, pour n'y plus revenir, que les déchets du 
chevalet, lors du pelage, servent à faire une colle très forte 
d'un grand emploi, et que les résidus qui sortent du sabrage 
sont, au moyen d'une petite canalisation, entraînés automatique- 
ment par l'eau dans un bassin, d'où il sont retirés pour faire de 
l'engrais. Ces déchets et ces résidus sont vendus à des usiniers 
pour recevoir une transformation. 

On serait en droit de supposer que, pour être patron délai- 
neur, il faut posséder une usine d'une valeur considérable. Dans 
les autres industries, pour un profit semblable à celui du délai- 
neur, il faudrait une usine importante, un outillage, un maté- 
riel également important. Il n'en est pas ainsi dans le délaina- 
ge. Le matériel se réduit à peu de chose, l'usine de même. 

Nous nous sommes laissé dire que la valeur marchande 
d'une usine moyenne, c'est-à-dire la valeur du matériel de La 
construction, et des aménagements, ne dépasse pas 150.000 fr. 
Sans doute, une usine, pour être construite à neuf, a pu exiger 
une somme plus forte, car il s'agissait d'édifier à une longue 
distance de la ville et partant des matériaux de construction ; il 
s'agissait également de faire une installation au fond d'une 
gorge étroite, la route serrant et longeant la rivière, et de ce 
fait le peu de place disponible nécessitait des travaux de toute 
sorte : déplacement, percements de rochers, barrages, canali- 
sation, — ces derniers travaux devant servir à retenir l'eau, 
à la diriger ensuite avec la plus grande foixe possible dans l'in- 
térieur de l'usine. — établis.-ement d'un pont reliant cette der- 
nière à la route, la route étant séparée de l'usine par la ri- 
vière, etc. 

Mais la valeur marchande d'une usine se calcule non pas sur 
ce qu'elle a coiJté pour son édification, mais sur le rendement 
qu'elle assure par les manipulations ou les transformations 
qu'elle permet d'opérer et'sur le rôle que jouent ces même« ma- 
nipulations et transformations dans le commerce dont l'usine 
est un facteur. 

L'objet essentiel du délaineur réside dans la spéculation qui 
consiste à acheter la balle de peaux dans un moment favorable 
et à revendre le cuir et la laine après que l'ouvrier a détacîté 



{jO le mouvement socialiste 

celle-ci de celui-là. Tout le problème, pour le délaineur. est 
<lonc de savoir acheter et revendre, de calculer sur la valeur 
de la balle et sur celle du cuir et de la laine ; sa tâche est de 
suivre le marché de près, de surveiller les cours. Besogne peu 
difficile; de toute façon, besogne lucrative. Car, si parfois 
des commerces spéculatifs, tel celui des laines, subissent des 
pertes, la faute en incombe toujours aux intéressés. Et quand 
il s'agit des laines, il }- a, dit le délaineur, perte pour lui', lors- 
qu'il a gagné dans une année un peu moins que l'année précé- 
dente. Ainsi, un délaineur qui, en 1905, a encaissé 500.000 fr. 
de bénéfices et qui, en 1906, n'a gagné que 400.000 francs, pré- 
tend avoir perdu 100.000 francs. 

La preuve qu'il y a faute des intéressés lorsqu'il y a perte, 
se trouve dans le rapport de la Chambre de Commerce de 
Mazamct, publié pour l'année 1907. On lit, page 5: « Malheu- 
« reusement, notre industrie, entraînée par la vitesse acquise, 
« n'a pas tenu un compte suffisant des dangers d'une produc- 
« tion intensive en forçant les cours de brut sur les marches 
« d'origine dans l'éventuaiité d'cvcnonents qui devaient avoir 
« pour conséquence fatale la dépréciation des produits. Que 
« n'a-t-on écouté les sages avis de nos éminents économistes 
(i qui, détachés de tout intérêt matériel, ont indiqué, en temps 
<i opportun, les prodromes d'une crise dont le monde entier a 
« pâti en 1907! « Et le rapport reproduit des passages d'une 
étude publiée en 1906 par M. Siegfried, avec l'appréciation 
suivante : « Ce sont là pour ainsi dire, des axiomes commer- 
(( ciaux, dont il faut bien se pénétrer en tous temps ». 

L'étude de M. Siegfried contient, en efifet, des recommanda- 
tions faites avec insistance, et l'auteur du rapport, en mettant 
sous les yeux de ses confrères l'avis de u- l'éminent économis- 
te », a sûrement voulu leur donner une leçon pratique d'ensei- 
gnement commercial. 

Souhaitons pour nos « bons patrons mazamétains » que la 
leçon qui leur fut donnée par M. Sarrat, leur grand chef, ne 
soit pas perdue. Ils doivent avoir pour lui la gratitude dont doit 
être animé tout obligé à l'égard de son bienfaiteur. De cette 
leçon comme de bien d'autres, ils ont grand besoin. Car ils ne 
doivent pas tirer vanité d'une fortune rapidement et scanda- 
leusement obtenue en prétendant qu'elle est le fruit de leur 
intelligence et de leur savoir-faire. La facilité du commerce, les 
énormes bétiéfices que ce commerce devait immanquablement 



UN GRAND CONFLIT SOCIAL • 51 

réaliser, la docilité des ouvriers sachant se contenter de salai- 
res ridicules, ont été les éléments de la fortune de nos fabri- 
cants. 

Nous avons vu les patrons dans leur « cité », dans leur 
« domaine », et l'impression qu'ils nous ont laissée est mauvai- 
se. On rencontre parfois des patrons ayant de l'allure, vrais 
grands seigneurs de l'industrie ou du commerce; de telles ren- 
contres ne pourraient se faire à Mazamet. Les patrons délai- 
neurs sont petits, mesquins, étroits, orgueilleux; ils sont les 
vilains personnages de cet admirable pays si richement doté 
par la nature. 

Victor Griffuelhes. 

(à suivre). 



Le Prolétariat et la Révolution russe 



La révolution russe a fait faillite. Donc, l'heure de nous rendre 
compte est venue. Il y a longtemps que les Russes se sont mis 
à cette œuvre. Le soir de Katzbach, le maréchal Bliicher dit à 
son adjudant Gneiscnau: « Nous sommes les vainqueurs, main- 
tenant il s'agit de comprendre pourquoi. » Il est important en- 
core de comprendre pourquoi la révolution russe a été vaincue. 
C'est à cette question que répond Tscherewanin dans son petit 
volume: Le prolétariat et la rcvohition russe (i). 

La clef de voiite des explications de Tscherewanin est celle-ci. 
La révolution russe a été vaincue à cause de l'attitude intransi- 
geante du prolétariat. C'est lui qui, en provoquant une rupture 
avec les éléments bourgeois avancés et en jetant les autres dans 
les bras de la réaction, a déterminé la victoire du tsarisme. La 
logique des événements aurait conseillé une autre tactique. Le 
prolétariat n'aurait pas diî séparer sa propre cause de la bour- 
geoisie et, subordonnant pour le moment les raisons de la lutte 
contre le capitalisme à la lutte contre l'autocratie, il devait ren- 
dre possible l'accord intime de la bourgeoisie et du prolétariat 
pour la révolution. Privée de cet accord, la révolution est tom- 
bée. La bourgeoisie, menacée par la classe ouvrière poussée par 
les partis socialistes, s'est réfugiée sous les ailes du tsarisme. Le 
prolétariat, resté seul, n'a pas pu résister à la contre-attaque of- 
fensive de la réaction. Ainsi, la grande responsabilité de l'échec 
revient au prolétariat et par lui à la fractio.n majoritaire (Bols- 
chevik) de la Social-démocratie, qui guida et inspira la tactique 
intransigeante du prolétariat. Tscherewanin appartient à la 
fraction de droite de la Social-démocratie russe, à la fraction 
minoritaire (Menschevik), dont Plekhanoff est le chef. Pour la 
psychologie de cette fraction, il est intéressant de savoir qu'elle 
ne trouve pas d'autres responsables de la défaite de la révolu- 
tion russe, si ce n'est le prolétariat et le socialisme. 

Cependant, il semble que toute, la Social-démocratie soit in- 
capable de comprendre la vraie portée de cette défaite. Ainsi la 

(i) Das Prolétariat und die russichc Révolution, par*. 4. Tschcrczvanin 
avec un Appendice, par Lczvitin (Stuttgart). 



LE PROLÉTARIAT ET LA RÉVOLUTION RUSSE T)^ 

traduction allemande de l'écrit de Tscherewanin est précédée 
d'une préface de Roland-Hoist, où le point de vue de l'auteur 
est implicitement approuvé avec des restrictions plus ou moins 
sincères. Après avoir exposé la thèse de l'auteur, Roland-Holst 
continue : ' « Vue l'incessante unanimité des éléments qui la 
constituaient, la révolution aurait évidemment atteint une force 
plus grande s'il n'y avait pas eu des luttes intestines. Mais nous 
n'apercevons pas la possibilité d'une tactique différente de celle 
effectivement suivie. De quelle manière elle répondait aux exi- 
gences du moment, on le voit dans l'enthousiasme avec lequel les 
deux fractions de la Social-démocratie russe, selon les informa- 
tions de notre auteur, s'empressèrent de soutenir la lutte pour 
la journée de huit heures, revendication qui fut accueillie avec 
le même enthousiasme par la masse. Cela nous démontre quelles 
furent les forces élémentaires auxquelles devaient atteindre la 
Social-démocratie et le conseil des délégués ouvriers. L'auteur 
de cet écrit, qui nous montre si clairement la faible influence de 
la Social-démocratie durant la révolution, rend responsable la 
Social-démocratie du cours des événements à un degré qui ne 
semble pas correspondre à la réalité des faits. » 

En d'autres termes, la citoyenne Roland-Holst, elle aussi, pa- 
raît convaincue que « si les événements avaient permis une at- 
titude différente et moins intransigeante de la part du proléta- 
riat envers la bourgeoisie, la révolution aurait pu réussir plus 
favorablement ou moins désastreusement. )) Roland-Holst se 
borne à justifier la Social-démocratie qui, d'après elle, n'aurait 
pas pu agir autrement. Vu la faible influence que la Social-dé- 
mocratie aurait exercée sur la masse, pendant la période révo- 
lutionnaire, il serait injuste de lui mettre sur le dos une respon- 
sabilité si grave que la faillite de la révolution. Mais, au fond, 
on voit que Roland-Holst aussi pense qu'il aurait été désirable 
que la classe ouvrière pût préférer la lutte contre le tsarisme 
seul à la lutte contre le tsarisme et le capitalisme en même 
temps. 

Naturellement, je n'ai pas les moyens de résoudre ce doute. 
Abstraitement, on pourrait répondre que s'il était du devoir du 
prolétariat de renier ou d'atténuer son point de vue de classe 
pour faire triompher les exigences générales de la lutte antitsa- 
riste, c'était également du devoir de la bourgeoisie, et si elle 
résista et ne voulut pas soumettre ses exigences de classe aux 
exigences de la lutte anti-tsariste, c'est le signe que sa frénésie 
révolutionnaire n'était pas grande et que, par conséquent, le pro- 



54 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

létariat était seul. A présent, on ne comprend pas bien pour- 
quoi, se sentant seul, le prolétariat n'aurait pas dû chercher de 
mettre en avant « aussi » ses revendications de classe. Que les 
socialistes réclament tant d'abnégation pour eux serait étrange 
si le socialisme de droite ne nous avait habitué à des choses 
plus absurdes encore! Le socialisme de droite est un peu par- 
tout le représentant des intérêts conservateurs au milievi des 
classes révolutionnaires. Comme le prolétariat n'a pas réussi à 
s'en libérer, il faut se résigner à ses invraisemblables trouvailles. 
Certes, comme nous l'avons déjà dit, nous ne voulons pas tran- 
cher une question si grave que celle de savoir si la révolution 
russe n'aurait pas pu avoir une issue plus heureuse si l'attitude 
du prolétariat avait été plus conciliante; il nous manque les 
éléments d'appréciation. En analysant ie livre de Tscherewanin, 
j'affirme seulement que dans ce livre il n'y a pas de preuve que 
la défaite de la révolution est due à cette circonstance; mais il 
y a, au contraire, les éléments d'une autre appréciation de cette 
défaite. 



II 



Le livre de Tscherewanin, utile comme cadre synthétique 
de la révolution, présente de graves défauts dans la partie cri- 
tique. Avant tout, quand on parle de la défaite de la « révo- 
lution », il faudrait bien expliquer ce qu'on veut dire par là. 
Par révolution on peut, comprendre autant le « but )) qu'un 
mouvement se propose que ce « mouvement » lui-même, c'est- 
à-dire l'ensemble des mécanismes mis en œuvre pour arriver à 
la réalisation de ce but. Une révolution peut échouer autant si 
son « idée » ne se réalise pas, que si le « mouvement » est dé- 
cimé, qui appuyait cette idée, et par conséquent la classe, le par- 
ti ou la fraction qui soutenaient cette idée. On voit que le mou- 
vement, en tant que réduit au mécanisme du parti ou de la frac- 
tion ou de la classe, peut être mis en échec, tandis que triomphe- 
l'idée, le programme, le but. Il arrive souvent que les partisans 
d'un programme politique n'accomplissent pas leur tâche de 
s'emparer de l'Etat, tandis que la fraction dominante usurpe 
leur programme et le met en œuvre. En réalité, une révolution 
triomphe à pein? seulement quand l'instrument et le but, la clas- 
se et le programme triomphent; mais il peut aussi arriver que 
1e parti et la classe révolutionnaires ne réussissent pas à chasser 



LE PHOLlîrARIAT ET LA RÉVOLUTION IIUSSE 55 

du pouvoir le parti et la classe dominants et celle-ci fait sien 
le programme et en partie le met en exécution. 

Qu'est-ce que c'était et qu'est-ce que voulait être la révolu- 
tion russe? Une révolution bourgeoise, dit notre auteur: « La 
libération des paysans, l'institution de l'administration autono- 
me des H Zemstwos », la réforme de la justice, le protectionnis- 
me industriel, tout cela préparait la chute de l'absolutisme et 
ouvrait la libre voie au développement du capitalisme, lequel au- 
rait évoqué la lutte acharnée des classes conditionnée par le 
développement même du capitalisme. )> Or, toutes ces choses 
ont été faites précisément par le tsarisme ! Donc, on voit que 
l'opposition : tsarisme-société bourgeoise n'existe pas, parce que 
l'antGcratic russe est elle-iiiê)iie un gouvernement bourgeois. 
N'est-ce pas justement l'autocratie qui a développé artificielle- 
ment l'industrie, en Russie? Certes, rien n'est nouveau, pas mê- 
me pour' la Russie. Toutes les autocraties tendent au développe- 
ment des ressources économiques et industrielles de leurs su- 
jets. Le « colbertisme » est, dans une certaine manière, com- 
mun aux Etats autocratiques ; mais il faut tenir compte de ce 
fait qu'en France, en Angleterre et en Allemagne, le « colber- 
tisme » était en pleine faillite à la veille de la révolution bour- 
geoise, tandis qu'en Russie, non seulement il a réussi à pros- 
pérer, mais il est déjà arrivé à son but principal, consistant dan? 
la création d'une grande classe autonome de capitalistes indus- 
triels. En outre, l'autocratie a été pénétrée de toutes les exigen- 
ces économiques et morales de cette bourgeoisie de formation 
colbertienne. Par conséquent, étabUr une antithèse entre les exi- 
gences de la société bourgeoise et le tsarisme n'est pas exact. 

Quand on tient compte de tout ce que l'autocratie a fait pour 
le développement industriel de la Russie et pour en assurer les 
conditions d'existence, on ne peut pas admettre la thèse que la 
révolution russe était une révolution bourgeoise, c'est-à-dire des- 
tinée à donner le gouvernement à la bourgeoisie, parce que, tout 
en ne participant pas encore directement au gouvernement, elle 
avait, du gouvernement, non seulement ce qui servait ses inté- 
rêts, mais aussi la garantie d'un pouvoir sans préjugés, résolu, 
habitué à employer la force, capable d'exercer un grand effort 
organique. 

Nous sommes trop habitués de penser par schémas. La ré- 
volution russe dezKiit être une révolution bourgeoise, parce que 
en Russie il n'existe pas encore un régime parlementaire! Mais, 
au fond, c'est une chose parfaitement ridicule que de penser que 



'>G LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

l'hisloirc doit se manifester toujours de la même manière. La 
rcz'olution russe du XX^ siècle ne peut avoir rien de commun 
avec la révolution française du XVIII" siècle et anglaise du 
Xl'ÎI.^ 11 suffit de jeter un coup d'œil sur ces dates pour s'en 
convaincre. Trois siècles après la révolution anglaise, deux siè- 
cles après la révolution française et leurs postérieures imitations 
continentales (hollandaise, italienne, autrichienne, allemande), 
la révolution russe doit nécessairement avoir son propre rythme 
et sa propre signification. Si nous nous convaincons de cette vé- 
rité que l'autocratie russe est déjà à présent un gouvernement 
bourgeois, parfaitement sollicité par les intérêts capitalistes et 
industriels, absolument accessible à leur influence, nous ne pou- 
vons pas comprendre de quelle façon la bourgeoisie devait se 
sentir poussée à faire une révolution. L'art pour l'art? Oui a 
jamais dit que la bourgeoisie d\xt être nécessairement une clas- 
se révolutionnaire comme à l'époque des Communes ou pendant 
la folie collective de 1789-1792? 

Tscherewanin lui-même nous suggère, sans le vouloir, une 
autr€ théorie. Il dit que bien que les hautes fonctions des 
« Zemstvvos » appartinssent à la noblesse terrienne (avant la 
révolution), les « Zemstwos » devinrent le centre de l'opposition 
à l'absolutisme (v. 6). Nous voyons la révolution s'appuyer plu- 
tôt sur la noblesse terrienne que sur la bourgeoisie industrielle. 
Tscherewanin explique, d'une manière habile, le fait, dont nous 
proposons une interprétation plus vraisemblable; mais le fait 
existe, c Les députés nobles des « Zemstwos"» n'étaient pas élus 
par l'aristocratie terrienne pour représenter leurs intérêts de 
classe, mais par suite des préoccupations du progrès général 
Ainsi s'explique que ces représentants des « Zemstwos » devin- 
rent les apostats de l'aristocratie terrienne et non ses représen- 
tants. •> L'explication est tirée par les cheveux. Sous l'ancien 
régime, les « Zemstwos -» étaient l'unique corps à base élective 
existant en Russie. C'est vraiment merveilleux que l'aristocra- 
tie foncière s'en soit servie contre elle-même ! 

Dans l'appendice, dont il fait suivre le livre de Tscherewanin,. 
Lewîtin renforce cette impression, que la révolution, en dehors 
du prolétariat, a trouvé un appui plutôt du côté de l'aristocra- 
tie terrienne que du côté de la bourgeoisie. Il écrit que les cons- 
titutionnels-démocrates (les Cadets) trouvèrent des électeurs 
dans la gr.mde propriété foncière à tendances libérales (p. 150). 
Ce fait est digne d'être pris en considération. Oit dit que l'auto- 
cratie représente la classe de la grande propriété foncière et la 



LE PROLÉTARIAT ET LA RÉVOLUTION }\U6SE 57 

l'évolution les sentiments de la bourgeoisie; or, le grand pro- 
priétaire foncier forme dans les « Zemstwos » le premier bou- 
levard de la révolution et la bourgeoisie révolutionnaire, au pre- 
mier incident, se jette dans les bras du tsarisme (p. 79)! Est- 
ce que cela ne prouve pas que la révolution russe doit être jugée 
d'un point de vue spécial. 



III 



Le raisonnement de Tscherewanin est d'un simplisme mer- 
veilleux. Il a découvert le dcns ex machina de la défaite de la 
révolution dans l'introduction directe de la journée de huit heu- 
res. « On pouvait prévoir, dès lors, que l'introduction de la 
journée de huit heures provoquerait une violente aversion des 
capitalistes; la lutte, sur ce terrain, devait les jeter dans les bras 
de la réaction; et cela devait renforcer le gouvernement, tandis 
que le prolétariat allait gaspiller ses forces à une lutte sans es- 
poir. Chroustaleff remarque, dans son histoire du Conseil des 
délégués ouvriers que même les couches inférieures de la classe 
ouvrière se sentaient fortement poussées à introduire, d'elles- 
mêmes, violemment, la journée de huit heures. Etant donnée 
l'exaltation des esprits, la chose était parfaitement naturelle. 
IMais, remarque notre brave homme, les chefs des masses ou- 
vrières, leurs éléments les plus conscients et les plus disciplinés 
n'existent pas seulement pour suivre aveuglément les disposi- 
tions de la masse. » (p. yy) Le 11 novembre 1905, le Conseil 
des délégués ouvriers de Pétersbourg décréta que, dès le 13 no- 
vembre, on ne travaillerait que 8 heures dans les fabriques de Pé- 
tersbourg. Le décret fut scrupuleusement exécuté, même dans 
les ateliers de Poutilofï, dépendant du gouvernement. Ce merveil- 
leux exemple d'une solution personnelle de ses intérêts de classe 
par le prolétariat de Pétersbourg, arrache à notre raisonnable 
historien socialiste, cette unique réflexion que c'était une bêtise. 
Une bêtise ! Alais les ouvriers qui ont donné leur sang et leur 
argent à la révolution avaient tout de même le droit de préten- 
dre à une compensation pour eux. Ce décret affirmait que dans 
les futures ^évolutions, le prolétariat ne servirait plus, seule- 
ment, de chair à canon. 

C'est cet incident même qui noijs montre que la révolution rus- 



58 LE MOITV'EMENT SOCIALISTE 

se n'est pas une révolution bourgeoise, parce que la bourgeoisie 
aurait dû penser que le prolétariat avait cependant droit à sa 
part dans le butin, s'il l'aidait à monter au pouvoir. La vérité, 
c'est que cette ascension séduisait peu la bourgeoisie industriel- 
le, qui fut incertaine parce qu'elle ne vit pas la balance peser dé- 
cidément (lu côté du gouvernement ; elle se rangea de son côté, 
dès qu'elle vit que la révolution ne pouvait pas réussir. Et elle 
fit tout pour oublier les journées d'octobre. 

Revenons un moment à notre auteur. Tschercwanin démontre 
que deux classes ont l'honneur d'avoir soutenu et propagé l'idée 
de la révolution : les intellectuels et la classe ouvrière. Et cela 
s'explique. Pour les personnes appartenant aux soi-disant pro- 
fessions libérales, le besoin de libertés publiques est une secon- 
de nature. Or, l'autocratie russe est un régime <( sui-generis »•: 
bourgeoise dans ce sens qu'elle protège les intérêts économiques 
du capital, elle n'admet pas le contrôle des citoyens sur l'admi- 
nistration, ni la diffusion des principes non conformes à ceux 
de l'administration. L'homme qui appartient aux professions li- 
bérales est peu satisfait de la protection que le gouvernement ac- 
corde à la propriété. Il a besoin de libertés publiques, qui sont 
d'ailleurs un moyen de gagner la vie pour beaucoup de membres 
de cette classe (journalistes, professeurs privés, politiciens, 
etc.) C'est par un mobile simplement intuitif que ces profession- 
nels ont donné et donnent le plus grand contingent de forces au 
mouvement pour la Kberté. 

Quant à la classe ouvrière, il n'est pas moins naturel qu'elle 
ne puisse aujourd'hui défendre ses intérêts qu'en s'associant, 
discutant et dévelop>pant ses idées. Aujourd'hui, on ne peut pas 
concevoir un mouvement ouvrier où manque la liberté d'associa- 
tion, de réunion et de la presse. A propos du prolétariat russe. 
Tschercwanin remarque : « Pour réaliser son idéal futur, il de- 
vait combattre sans cesse la classe capitaliste. Mais pour mener 
cette lutte, il avait besoin de la plus ample liberté politique. Sa 
position de classe le poussait à des chocs fréquents contre le ré- 
gime capitaliste, où il rencontrait beaucoup d'obstacles de la 
part du gouvernement absolutiste-policier (p. 8) Au contraire, 
la bourgeoisie n'avait aucun intérêt à la révolution, parce que 
l'Etat avait soin de ses intérêts économiques et, en refusant aux 
oitvriers les libertés publiques, rendait plus facile à la bourgeoi- 
sie la possibilité de jouir des bas salaires et de la docilité des tror- 
vailleurs. La révolution russe, octroyant les droits politiques aux 



LE PROLÉTAIUAT ET LA RÉVOLUTION RUSSE 5f) 

ouvriers, permettait à ceux-ci de se servir du moyen le plus effi- 
cace pour améliorer leur sort et par conséquent pour attaquer 
les privilèges du capital. Si les intérêts réveillent, en Russie 
aussi, l'instinct et les passions des classes, alors il est peu proba- 
ble que la bourgeoisie tînt beaucoup à la réussite de « sa » révo- 
lution. La révolution était nécessairement anti-bourgeoise. Les 
ouvriers n'y pouvaient rien. Si elle avait réussi, la Russie tom- 
bait « ipso facto » dans les mains des délégués ouvriers; mais 
elle a subi une défaite, justement parce que la bourgeoisie avait- 
des intérêts opposés à « sa » révolution. Qu'on juge un peu. 

L'efïet le plus probable de la révolution aurait été le contrôle 
de la représentation parlementaire sur les dépenses du gouver- 
nement, circonstance que la bureaucratie, mêlée à beaucoup de 
spéculations privées, ne désirait point. A propos de la construc- 
tion de la voie ferrée sur l'Amour, on a dit que, ne servant ni 
à des buts stratégiques, ni à des buts économiques, et devant 
avoir nécessairement un passif d'au moins 80 millions par an, 
le gouvernement avouait implicitement qu'on construisait seule- 
ment, pour régaler de millions les capitalistes et de bénéfices les 
entreprises métallurgiques. Or il ne faut pas oublier que le sys- 
tème industriel russe vit en large mesure de la protection gou- 
vernementale. Introduire le contrôle sur les actes du gouverne- 
ment, c'était rendre presque impossible cette scandaleuse pro- 
tection aux dépens des contribuables. En outre, le système fi- 
nancier russe a un caractère nettement capitaliste. Les recettes 
de 1906 étaient distribuées de cette façon: 

Impôts directs 148.3 18.203 roubles. 

Impôts indirects 424.922.700 — 

Taxes, etc 108.835.675 — 

Monopoles gouvernementau.x 641.661.900 — 

Propriétés territoriales 582.257.093 — 

Rançon des terres des pa3'sans 35.004.100 — 

{Narodni Kalcndar, içoj, p. 43). 

Donc, à peine une partie minime des recettes publiques est 
prélevée sur les capitaux. Il serait vraiment absurde que la 
bourgeoisie tentât de renverser un système politique si favora- 
ble à ses intérêts. Dire le contraire, c'est juger de parti-pris (i). 

(i) En effet, quand on écrit pour la science et non avec parti-pris, on 
voit immédiatement que la bourgeoisie industrielle était favorable au 
gouvernement. L'économiste russe W. Sgillesnoff, après avoir exposé 



60 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Au contraire, on s'explique (juc les grands propriétaires eus- 
sent trouvé dans l'institution d'un régime représentatif le moyen 
de faire cesser les dilapidations gouvernementales en faveur des 
industriels €t pour obtenir un bon prix pour les terres, pos- 
session désormais peu paisible aux mains des nobles, mais com- 
promise par les révoltes paysannes et par l'usine. L'attitude li- 
bérale des « Zemstwos » avant la révolution ne doit pas être 
expliquée par les circonstances qui ont dissous selon Tschere- 
v^'anin, la grande propriété foncière et qui doivent lui faire 
désirer une issue quelconque. Qui juge à une si grande distan- 
ce et avec des informations de si peu de valeur, peut certaine- 
ment se tromper, mais il est permis de se demander si le systè- 
me d'explications proposé pour la révolution russe, ne doit pas 
être modifié de fond en comble. 



IV 



La révolution peut se diviser en quatre périodes: i. de 1890 
au 22 janvier 1905; 2. du 22 janvier au Manifeste d'octobre; 
3. du Manifeste d'octobre à l'insurrection de Moscou de la mê- 
me année ; 4. de l'insurrection de IMoscou à la dissolution de la 
Douma (3 juin 1907). Or, dans toutes ces périodes, une seule 
classe est active, ferme, énergique, constamment sur la brèche: 
le prolétariat urbain çà et là soutenu par les pa3'sans conduits 
par une grande partie d''intellectuels. La période préparatoire de 
la révolution est la période des grandes grèves : grève des tisse- 
rands de Saint-Pétersbourg, en 1896, manifestation du i^"" mai, à 
Karkoft, en 1900; la grève générale de Rostow de 1902; la gran- 
diose grève générale du Midi (Bakou, Tiflis, Odessa, Kiew, Eka- 
terinoslaw, de juillet à aoiit 1903 (p. 12-14). Notre auteur re- 
lève ces faits, mais il ne réussit pas à les interpréter exactement. 
Si dans toute la période préparatoire de la révolution jusqu'au 22 
janvier, la classe ouvrière seulement montre en fait un grand' 
intérêt pour la révolution, ce si)nple fait ne demontre-tAl pas 

les chiffres scandaleux des profits que les industriels acquièrent sous le 
régime de la protection gouvernementale, s'écrie textuellement : « Cela 
démontre quelles sont les vraies sources du patriotisme de nos indus- 
triels ». (Stinto di Economia poUtica). Et selon Tsche'rewanin, ceux-ci 
auraient dû faire la révolution! 



LE PROLÉTARIAT ET LA RÉVOLUTION RUSSE 61 

que la révolution- russe, sans être certes socialiste, se présentait 
avec les caractères typiques d'une révolution ouvrière f 

Et alors : Comment les ouvriers auraient-ils pu changer le 
sort de cette révolution en cherchant à marcher d'accord avec 
les autres classes de la société? Etant ouvrière dès le commence- 
ment, comment aurait-elle pu abandonner son caractère antica- 
pitaliste et antibureaucratique à la fois? Et puis, qu'y a-t-il de 
plus bureaucratique en Russie que le capitalisme? 

Tscherewanin est hypnotisé par un fait : les événements d'oc- 
tobre 1905. Il ne manque pas de nous montrer que la formida- 
ble grève qui contraignit la Russie tsariste à capituler, sortit 
de l'accord de toutes les classes et fut vivement soutenue par la 
bourgeoisie des grandes villes. Tscherewanin raisonne ainsi : la 
grève d'octobre réussit parce que la classe ouvrière marcha d'ac- 
cord avec la bourgeoisie ; au contraire, l'insurrection de décembre 
fut domptée parce que les ouvriers agirent seuls. 

Conclusion : si la classe ouvrière ne s'était pas séparée de la 
bourgeoisie, au mois de décembre, le tsarisme aurait été vaincu 
et la seconde Douma aurait représenté le triomphe du régime 
parlementaire. 

Roland-Holst aussi semble être bien convaincue de ce raison- 
nement. ]\Iais voyons donc un peu. Avant tout, les grèves d'oc- 
tobre commencent par une série de grèves des cheminots et par 
conséquent dans ce moment-là, c'est la classe ouvrière qui tient 
la première place. Mais Tscherewanin aurait démontré un peu 
moins son attachement à la thèse de la collaboration des classes, 
si, pour expliquer l'adhésion que la bourgeoisie apportait à la 
grève, il avait rappelé les événements miUtaires de Mandchourie 
et le discrédit du tsarisme. De ces faits, il ne soufïle mot, mais 
il est certain que s'il les avait rappelés, l'intérêt de la bourgeoi- 
sie aurait pu sembler plutôt la réaction du sentiment patrioti- 
que que l'expression de ses tendances politiques. Et puis, les 
grèves d'octobre ne résolvaient rien. Le tsar faisait des promes- 
ses, voilà tout. Mais l'ancien pouvoir restait debout. Les réac- 
tionnaires se chargeaient d'administrer la liberté accordée, mal- 
gré leur volonté. Il s'agissait d'une grande turlupinade. C'était 
l'intérêt de la bourgeoisie de se montrer sincère, en ne se sé- 
parant pas du prolétariat; en se contentant du manifeste d'oc- 
tobre, elle avouait que son adhésion aux grèves était le pis-aller 
auquel elle avait dû céder. Et alors, il était bien naturel que les 
prolétaires ne se souciassent plus de leurs alliés et qu'ils cher- 



62 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

chassent à exploiter la révolution exclusivement dans leurs in- 
térêts. Sans le moindre parti-pris, nous pensons que les événe- 
ments justifiaient la tactique des « intransigeants ». 

Ce sera le mérite permanent des prolétaires russes et de leurs 
conseillers de ne pas avoir imité la bourgeoisie en se refusant à 
laisser dévier la révolution sur le terrain parlementaire, et en 
restant fidèles à son esprit. Ils ont subi une défaite? Mais cette 
défaite n'est pas due à cette circonstance. IMême si la ténacité, 
l'abnégation, la résistance à toute adversité du sort sont encore 
des conditions de succès pour les individus comme pour les col- 
lectivités, il faut dire plutôt que — si d'autres circonstances ne 
faisaient pas défaut — l'attitude résolue de la classe ouvrière 
russe devait conduire à la victoire. Dans les révolutioiis comme 
dans les guerres, il y a toujours un vaincu et un vainqueur; mais 
c'est un simple exercice de réthorique de montrer que le vain- 
cu... a eu tort. Les critiques militaires, par exemple, pensent que 
la bataille de Metz représente une série de bêtises de Moltke, et 
aujourd'hui il n'y pas barbe de philistin qui nie que c'est Kou- 
ropatkine qui devait vaincre dans la bataille de ^Moukden. Au 
contraire, Moltke vainquit à Metz et le somnolent Oyama 
passe pour le vainqueur de la formidable bataille de Moukden. 
Les vaincus n'ont pas toujours tort. 



V. 



La révolution russe a échoué par une seule raison : à cause 
de la grande immaturité du prolétariat qui en fut le protagonis- 
te, à cause de la faiblesse avec laquelle ses chefs naturels surent 
organiser la résistance. L'n sentiment de stupeur accable nos âmes 
quand nous lisons que l'insurrection armée comptait à Rostoff -^ 
un centre de propagande socialiste — sur ... près de 25 fu- 
sils (p. 106). A Moscou, l'insurrection armée disposait de quel- 
ques centaines de personnes armées de revolvers, couteaux et 
fusils (p. 118). Tscherewanin déclare que l'insurrection armée 
des provinces baltiques n'était qu'une simple légende « répandue 
habilement par le gouvernement et les barons de la Baltique ». 
(p. 102). La révolte du Caucase est domptée « sans aucune ré- 
sistance (p. 108). On ne peut parler de révolte armée, dans le 
vrai sens du mot, que pour la Sibérie, parce que là-bas les re- 



LE rUOLÉTARIAT ET LA HKVOLUTION RUSSE 03 

belles étaient justement... les soldats armés et démoralisés par 
la défaite (p. 113). Mais aussi, dans ce dernier cas, Tscherewa- 
nin remarque mélancoliquement, à propos de ces soldats: « A 
peine si le gouvernement prit des mesures sérieuses ; ils trahi- 
rent, du jour au lendemain, la cause de la révolution et bien 
qu'ils ne fussent pas passés aux troupes du gouvernement, ils 
refusèrent de leur opposer résistance et se soumirent facilement 
(P- 115)- 

A propos de ces événements, je rappellerai que la journée du 
15 mai 1848, à Naples, coiita, au gouvernement, 250 soldats tués 
et que. dans aucune des insurrections, qui étaient nombreuses, 
qui éclatèrent dans le Midi, de 1821 à 1848, il ne manqua jamais 
un nombre considérable de soldats ; et cela, bien que les popula- 
tions méridionales soient peu belliqueuses et peu aptes pour l'ar- 
mée; tandis que le Russe est un soldat admirable, fameux sur- 
tout par la résistance passive, où se mesure le courage réel du 
soldat. Et cela parce que pendant la révolution on imprima beau- 
coup de revues, beaucoup trop de livres et de journaux: on ne 
créa aucun dépôt d'armes, quand les conditions n'étaient jamais 
plus favorables. 

Les socialistes russes se figurèrent que Jéricho tomberait au 
son des trompettes et elle ne manquait pas de comique cette réso- 
lution du Conseil des délégués ouvriers de Pétersbourg, laquelle, 
après l'arrestation de son propre président Chroustalefï, décidait 
solennellement... d'organiser une propagande active en faveur 
de la résistance armée. Cette fois Tscherewanin a raison quand 
il dit que l'unique façon de ne pas faire l'insurrection consiste 
d'en faire la propagande. Dans la révolution russe, on a vu 
beaucoup trop d'intellectuels qui considérèrent la révolution du 
point de vue esthétique et ne surent pas prévoir toutes les éven- 
tualités, sauf d'expier par le noble sacrifice de la vie, leur mau- 
vaise préparation. Le gouvernement, au contraire, fut russe, 
moscovite et cosaque dans toute l'acception du mot. Il réprima 
cruellement, férocement, follement. Il n'épargna personne. Il 
voulait vaincre à tout prix. S'il y eut des cas héroïques de ré- 
sistance individuelle, aucune résistance collective ne le fut. Le 
prolétariat se laissa mitrailler, impassible, augmentant la respon- 
sabilité de ceux qui avaient le devoir moral de procurer des 
armes. 

Le prolétariat russe, ce « cavalier seul » de la révolution rus- 
se, ne pouvait faire davantage. Tscherewanin nous le montre 



64 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

jusqu'au 22 janvier, nullement préparé, inculte, trompé par les 
syndicats de Zoubatoff, incapable de juger par lui-même la por- 
tée des graves événements qui se produisaient, tantôt favora- 
bles et tantôt contraires : mais il reste toujours à la charge des 
dirigeants de la révolution, leur négligence à se pourvoir d'ar- 
mes; à Pétersbourg, où le Conseil des délègues ouvriers eut dans 
les mains les masses et l'argent, il ne fut pas possible de tenter 
môme une escarmouche... et il fallut subir les provocations répé- 
tées du gouvernement. 

Lewitin nous apprend ironiquement qu'après la défaite, les 
ouvriers se jetèrent dans le syndicalisme et Tanarchisme. Espé- 
rons que dans ces mouvements les ouvriers russes atteindront à 
la conscience d'eux-mêmes, que, d'après Tscherewanin ils n'eu- 
rent pas toujours pendant la révolution, et que la Social-démo- 
cratie ne sut pas leur donner. Le tsarisme se pénètre de plus en 
plus d'idées bourgeoises et s'identifie toujours davantage aux 
socialistes. Le destin de la Russie avait voulu que sur ses épau- 
les tombât le grand poids de la révolution et cependant elle ne 
pouvait pas le supporter. 

Donner à la Russie un régime démocratique et représentatif, 
la classe ouvrière seule le pouvait, mais son manque de prépara- 
tion historique l'obligea à avoir confiance aux éléments intellec- 
tuels, auxquels échut le grave devoir de diriger et conseiller les 
ouvriers. Naturellement, tant et tant de facteurs collaboraient 
avec la classe ouvrière et la poussaient vers la révolution. Des na- 
tionalités opprimées (Polonais, Arméniens, Géorgiens, Lettons, 
etc(}, des races mises au ban de la civilisation, comme les Juifs, 
soutenaient de toutes leurs forces le mouvement : mais les ou- 
vriers devaient faire le grand effort. Evidemment, cela dépas- 
sait toute leur possibilité. L'action dirigeante se montrait sans 
union, privée de plan, trop doctrinale. En effet, l'ascendant des 
socialistes sur les ouvriers, comme le remarque Tscherewanin, 
fut occasionnel et non permament : de cela se ressentait la direc- 
tion, de sorte que les mouvements éclataient avec spontanéité, 
sans conclusion, ou, quand ils étaient coordonnés d'après un plan. . 
comme les tentatives et les appels à la grève générale après octo- 
bre, finissaient dans un fiasco qui discréditait la révolution. 

Incompatible avec la classe capitaliste, la Russie se transfor- 
mera en un régime différent de ceux de l'Occident, mais qui ren- 
dra toujours moins nécessaire pour la bourgeoisie l'exercice di- 
rect du pouvoir. Probablement, son évolution polhique sera dif- 
férente de celle des autres pays occidentaux et il pourrait aussi 



LE PROLÉTARIAT ET LA RÉVOLUTION RUSSE 65 

arriver que le régime représentatif — comme forme de passage 
à la démocratie ouvrière — n'y existe jamais. Alors, évidem- 
ment, la nécessité de travailler à l'institution d'une démocratie 
bourgeoise pourrait ne pas s'imposer aux ouvriers. Dans ce cas. 
la défense de leurs intérêts de classe restera aujourd'hui encore 
la fonction principale de leur mouvement. Si un tsarisme em- 
bourgeoisé vient à rendre superflu un régime démocratico-rcpré- 
scntatif, la classe ouvrière n'aura pas besoin de tendre ses mus- 
cles, pour un effort qui ne l'intéresse pas exclusivement elle- 
même. Dans ce cas le syndicalisme ouvrier trouvera le terrain 
préparé par les traditions qui se sont formées pendant les glo- 
rieuses journées de la révolution et pourra compter sur un mer- 
veilleux développement. 

Arturo Labriola. 



LES ORGANISATIONS SOCIALISTES 
Le XXIV Congrès du Parti Ouvrier Belge 

FIN ) I 



y Questions de reforme sociale: les cantines scolaires. 

On en peut dire de même à propos de la très importante que.-- 
tion des cantines scolaires. Il est évident qu'il y a intérêt majeur 
pour les enfants du peuple à avoir accès à des cantines conforta- 
bles et gratuites. C'est une œuvre d'assistance de tous points ex- 
cellente et digne de nos meilleures préoccupations; mais elle ne 
porte en elle aucun caractère socialiste particulier, et notre mo- 
destie doit nous inviter à donner sa véritable portée à une œuvre 
semblable. 

Le congrès a eu à se prononcer sur le rapport de Vandervelde 
sur la question. Les conclusions en sont les suivantes : 

Considérant que les mandataires socialistes ont pour devoir de 
défendre au profit du Parti Ouvrier le droit à l'existence, en pro- 
posant la création par les communes, avec intervention de l'Etat 
et des provinces, des cantines municipales ouvertes à tous les en- 
fants étant la seule condition d'admission ; 

Considérant que la proposition Woestc-De Trooz paraît faire 
obstacle à la création ou au maintien de ces institutions; qu'elle 
constitue, en tous cas, une injustifiable atteinte au principe de l'au- 
tonom.ie des pouvoirs locaux; qu'elle tend à transformer les en- 
fants qui participent aux distributions de vêtements et de sovipes, 
en secourus de l'assistance publique ; qu'elle rend impossible la par- 
ticipation à ses œuvres de non-indigents; 

Le Congrès émet le vœu que les mandataires socialistes s'effor- 
cent d'obtenir la création de cantines communales, accessibles à 
tous les enfants de moins de 14 ans. quelle que soit l'école qu'ils 
fréquentent, et même ceux qui ne fréquentent aucune école; donne 
mandat aux députés et aux sénateurs du Parti Ouvrier de com- 



(i) Voir le dernier numéro du Mouvenmtt Socialiste. 



LE XXIV® CONGRÈS DU PARTI OUVRIER BELGE i87 

battre la proposition Woeste-De Trooz et de ne négliger aucun 
effort pour qu'elle soit repoussée. 

En ordre subsidiaire, Vanderveldc ajoute le texte qui suit: 

Considérant que le droit de l'enfant à être convenablement vêtu 
et nourri doit primer toutes autres considérations ; 

Le Congrès, tout en se proclamant irréductiblement hostile au 
système de la répartition des subsides scolaires entre les écoles li- 
bres et les écoles publiques, émet le vœu que, dans les localités où 
le service de la soupe et du vêtement scolaires sont assurés par 
l'initiative privée des mandataires socialistes, s'ils ne parviennent 
pas à obtenir l'établissement de cantines communales, se pronon- 
cent pour la répartition des subsides entre toutes les œuvres qui 
ont pour but de nourrir ou de vêtir les enfants en âge d'école. 

C'est sur cette partie subsidiaire de l'ordre du jour Vander- 
velde que la controverse porte surtout. 

A cette motion s'oppose la résolution Pépin, ainsi conçue : 

Le parti socialiste ne peut préconiser, protéger et défendre que 
l'enseignement primaire communal et laïque; 

Tous ses efforts doivent tendre de plus en plus à ce que tous les 
enfants indistinctement profitent de ce service public largement or- 
ganisé avec le concours de l'Etat, des provinces et des communes; 

Il revendique l'instruction gratuite laïque et obligatoire; 

Il émet le vœu que l'enseignement professionnel soit mis à la 
portée des enfants des deux sexes qui auront terminé leurs études 
primaires; 

Les cantines scolaires et les distributions de vêtements doivent 
être le corollaire de l'enseignement officiel primaire; 

En ce qui concerne les cantines communales: le congrès émet 
le vœu de voir les villes et les communes où les administrations 
publiques le croiront nécessaires, établir des cantines communales 
pour y recevoir les enfants de la classe ouvrière jusqu'à i'àge de 
14 ans au moins? 

Raphaël Rens commence le débat, en soutenant l'ordre du 
jour Pépin contre l'ordre du jour Vandervelde. Les pouvoirs pu- 
blics ne peuvent, dit-il, subsidier l'école privée, comme le veut 
\'andervelde, qui ne distingue pas avec l'école publique : « La 
« cantine scolaire à l'école publique, rien qu'à l'école publique, 
« voilà mon critérium. » 

Pépin invoque, contre Vandervelde, la pratique du lîainaut, 
où -jamais des subsides n'ont été accordés qu'aux seules écoles 
publiques: « Pas de confusion entre l'enseignement public et 



(68 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

« l'enseignement privé ! Il faut sauvegarder l'enseignement pu- 
ce blic. » 

L'ordre du jour Pépin est encore défendu par Hins et Debarsy. 
Ifins déclare: « La compassion ne peut aller jusqu'à mettre sur 
« un pied d'égalité, l'enseignement public et l'enseignement con- 
« fessionnel. » Debarsy invoque des difficultés pratiques inextri- 
cables, que créera la politique soutenue par \'andervelde : 

La députation de Liège accorde des subsides aux communes qui 
entretiennent des œuvres de nourriture et de vêtement. Allez-vous 
nous obliger à partager ces subsides avec des œuvres cléricales? 
A Marchin, la soupe scolaire n'a pas été créée par la commune; elle 
le sera dans l'école des nonnettes. Allez-vous nous obliger de sub- 
sidier ces nonnettes et contribuer au dépeuplement de l'école offi- 
cielle? Cet exemple est concluant. 

Voilà la question à résoudre. 

Et d'autre part, quel contrôle aurez-vous sur l'emploi des sub- 
sides et la distribution, de la soupe? Quel contrôle sur la ration des 
enfants? 

Vinck, dans un discours fort applaudi par le Congrès, défend 
la conclusion subsidiaire de V'anderveldc. La cantine, expose-t-il, 
est la consécration du droit à l'existence. Le droit à l'alimentation 
va avec le droit à l'enseignement. Il ajoute : 

Au moment où le syndicalisme belge dégage admirablement le 
sentiment de classe dans nos masses ouvrières, ne laissons pas 
sombrer la question de la cantine dans un autre point de vue que 
celui qui n'est pas le véritable aspect de classe. 

Sur l'ordre du jour principal de Yandervelde, les libéraux peu- 
vent être d'accord avec nous; ils se sépareront de nous, sur la partie 
subsidiaire qui est essentielle. 

On parle de subsides indirects à l'enseignement privé. Nous ne 
sommes pas suspects pourtant. Voyez ce qui a été voté au conseil 
communal de Bruxelles. Et je ne veux pas de subsides aux écoles 
primaires, mais je veux sustenter les enfants de ces écoles, parce 
que ce sont les enfants de notre classe et les plus misérables... 

... Enfants et parents ne sont pas responsables du choix de l'école 
privée. Il y a la pression économique, la main-mise patronale, l'in- 
jonction de la clientèle... Et ce sont ces victimes que nous immole- 
rions. Raca aux plus pauvres alors? 

Si vous ne nourrissez pas ces malheureux enfants, vous en ferez 
plus tard non des rouges, mais des jaunes! Des enfants bien nour- 
ris dans des écoles catholiques pourront se ressaisir et venir à 
l'idée socialiste. Avec des malingres on ne fera jamais des insur- 
gés! 



LE XX1V« CONGRÈS DU PARTI OUVRIER BELGE 69 

Abandonnons le mot « scolaire » dans nos résolutions, créons la 
cantine municipale. Ceci n'est pas une question scolaire, c'est uns 
question sociale, c'est « la » question sociale. 

Les enfants qui ont le plus de droit à notre sollicitude, ce sont 
les plus malheureux, qui ne vont à aucune école; en second lieu, 
ce sont les pauvres petits prisonniers de l'école confessionnelle; et 
enfin viennent les élèves de nos écoles publiques, qui sont les pri- 
vilégiés. Donc, en avant pour la cantine municipale. 

Delporte défend à son tour la thèse de Vandervelde; puis ce- • 
lui-ci l'expose lui-même en ces termes : 

Le droit à l'instruction avec l'instruction primaire ! Voilà notre 
programme ! Si quelqu'un est inflexiblement attaché à l'enseigne- 
ment laïc, service public, c'est celui qui vous parle; et je ne tran- 
sigerai jamais sur ce point. 

Le droit à la vie ! Vinck l'a élucidé. Ce qu'il faut, c'est envisager 
le problème non en anciens libéraux, mais en vieux socialistes. Que 
disent les libéraux? La cantine scolaire, oui, mais comme complé- 
ment de l'enseignement scolaire. Simple question scolaire: c'est le 
point de vue le plus étroit. Et Pépin consacre cette thèse libérale 
dans ses considérants. Non, il y a la consécration du droit de l'en- 
fant à la vie, abstraction faite de la question de l'école qu'il fré- 
quente. 

Que disent les catholiques? Il faut faire à l'enfant qui a faim, 
la charité de la soupe ! Non, c'est une question de solidarité so- 
ciale et non de simple charité. 

Dès lors, il faut accepter nos deux ordres du jour ! 

Debarsy invoque la nécessité d'un contrôle. D'accord ! 

Prenez garde, ajoute-t-il, de devoir accorder des subsides aux 
initiatives privées là où nous n'aurions pu arriver à l'initiative pu- 
blique ! 

Il faut être catholique, libéral ou socialiste; choisissez! Pour moi, 
je suis pour la conception socialiste ! 

Destrée apporte son point de vue personnel et invite à voter 
l'ordre du jour Vandervelde: 

Il y a unanimité sur l'opposition du congrès au projet Woeste. 
(Oui, oui.) Dont acte. 

Mais il y a l'autre question, la canlinc coniniunalc. Puis il y a 
le projet socialiste que j'ai déposé, tendant à instituer dans le pays 
entier des cantines scolaires. 

A cet égard, le congrès doit indiquer des vues sur l'application 
de nos principes. Accepte-t-il mon projet? 

Ce que Vandervelde demande, c'est d'émettre un vœu, d'indi- 
quer une ligne de conduite désirable et pas autre chose. Entre le 



70 LE MOUVEMENT SOCIALISTt: 

desideratum et la réalisation, Vandervelde sait comme nous qu'il y 
a des difficultés d'application locales. Et ne sera pas mauvais so- 
cialiste celui qui ne pourra appliquer ce desideratum. 

Dès lors, s'il n'y a qu'un desideratum, pourquoi ajourner? Vo- 
tons à l'unanimité l'ordre du jour principal de Vandervelde. Re- 
poussons ensuite l'ajournement Debarsy. Puis votons la partie 
subsidiaire de Vandervelde. 

La Fédération de Charleroi apporte un amendement à la par- 
tie subsidiaire de l'ordre du jour Vandervelde: 

1° 0ue la soupe soit distribuée à tous les enfants en âge d'école; 
2* que la distributicn soit faite dans un ou des bâtiments commu- 
naux et sous la surveillance et le contrôle. 

Cette modification étant admise, l'ordre du jour Vandervelde 
est adopté à l'unanimité moins une voix. 

Le congrès a eu à s'occuper ensuite de questions d'ordre secon- 
daire. Il suffit que nous ayons relaté les discussions soulevées par 
les problèmes principaux soumis au congrès : on peut avoir ainsi 
une idée des préoccupations qui agitent, en ce moment, le Parti 
Ouvrier Belge, 

E. David. 



LES SYNDICATS OUVRIERS 



Le Syndicalisme en Italie en 

(suite) (1) 
5. — Turati contre Fciri 

En attendant, dans la Critica Sociale, Turati n'allait pas mé- 
nager Ferri. Celui-ci faisait annoncer son prochain départ pour 
l'Amérique du Sud. Mais il ne voulait pas partir sans lancer une 
phrase historique, qui valiàt au moins celle que nous avons déjà 
rapportée à nos lecteurs: « L'Etat ne peut pas se suicider. » 
Cette fois, Ferri ne faisait rien moins qu'une prophétie. S'adres- 
sant à tout le public politique et parlementaire d'Italie, il s'écria : 
« Vous aurez, à courte échéance, le Ministère radical-socialiste 
des réformes! » 

Turati ne pouvait être content, cette fois, qu'à la condition 
que son rival quittât en silence le Vieux Monde pour le Nou- 
veau. Turati avait remâché beaucoup d'amertume pendant les 
cinq années du pontificat intégraliste de Ferri. C'est pourquoi 
tant de cette amertume coule de sa plume, dans l'article de la 
Critica Sociale, du premier février 1898: « ...Ferri, dit-il, en 
<f prenant congé du Vieux Monde pour le Nouveau, prophéti- 
« sait, à courte échéance, le Ministère radical-socialiste des ré- 
« formes!... Qui garde encore quelque peu de foi dans la logi- 
« que des partis et dans la cohérence des hommes politiques, au- 
« rait plus d'une raison de tressaillir! N'était-ce donc pas dans 
« les rangs socialistes, jusqu'à hier, jusqu'au dernier congrès de 
« Rojne, la formule de l'intransigeance qui était fièrement cam- 
« pée comme une raison de vie du parti et sauvegarde nécessai- 
« re de l'avenir?... Après avoir conquis au premier congrès de 
« Rome l'autonomie de la tactique, qui aurait jamais supposé 
« qu'elle aurait pu nous pousser au-delà des rangs des partis de 
« l'Extrême-Gauche?... » Turati aft'ecte de s'étonner, en som- 
me, du sans-gêne avec lequel l'intransigeant révolutionnaire 
d'hier, lançait au monde l'annonce solennelle du prochain avè- 



(1) Voir le numéro 2Si9 un Moucemcnt Socialiste. 



72 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

nement d'une politique radicale-socialiste. Ferri! Lui qui, jus- 
tement, avait montré tant d'hostilité aux coalitions avec les par- 
tis populaires! Evidemment, les beaux articles de Turati ne nous 
font pas illusion sur la sincérité de cette stupéfaction. Turati est 
un littérateur de la critique politique, sa plume se perd, aime la 
préciosité du style et cette préciosité témoigne une profonde im- 
puissance, non seulement à l'action mais aussi à une conviction 
sûre et solide. Ferri, lui, lance de jolis mots du haut de son pu- 
pitre, au parlement, ou de sa chaire, ou du pont du bateau. Tu- 
rati brode des périodes, imitant Carducci. 

Paul Alantica s'est agréablement moqué de l'étrange façon de 
comprendre le socialisme, dont Ferri a donné la preuve en par- 
tant pour l'Amérique. Il raille l'exportation de ces conférences 
« si longtemps répétées déjà, que les murailles et les chaises de 
toutes les salles de conférence d'Italie les ont entendues, confé- 
rences sur: L'Art d'élever les enfants; — Du Microbe à l'Hom- 
me; — Les Délinquants dans l'Art; — etc., etc.... Ferri veut 
nous faire croire que, s'il part en Amérique et quitte YAvanti! 
c'est une chose nécessaire. Mais pourquoi étaler des raisons aux- 
quelles personne ne croit pas, lui non plus? Est-ce qu'il n'aurait 
pas été plus loyal disant: Les « turatiens », c'est-à-dire Turati, 
sont les maîtres de la situation. Moi, à VArautH, je ne ferais, ni 
ne pourrais être autre chose (puieque l'argent qui a servi à 
sauver le journal de la faillite a été donné justement par les 
réformistes) que l'exécuteur très fidèle des, volontés de Turati 
et de ses amis. Dans ces conditions, je ne pourrais rester, sans 
ruiner ma personnalité" politique, sans renoncer au dernier reste 
de dignité humaine. » Mantica avait le droit de tenir ce langage 
à Ferri. C'est lui. ]\Iantica, qui, de ses deniers, avait soutenu le 
journal VA::io)ic, que Ferri et ses amis accusèrent, tout simple- 
ment, d'être vendu au gouvernement. 

Le départ de Ferri était un éloignemcnt médité de la vie poli- 
tique en vue (le regagner les sympathies du monde libéral et 
universitaire. II annonçait ainsi son départ, lui qui avait si ca- 
gliostrcsquement échappé à la prison à laquelle il avait été con- 
damné pour sa campagne contre l'amiral Bettolo — au moment 
où la magistrature italienne recommençait ses terribles condam- 
nations, par celle (le Maria Kyggicr à cinq ans de prison. Or 
Ferri et son école ont tâché de faire passer notre admirable ca- 
marade pour folle ou exaltée. Ont-ils donc à le^ir service l'an- 
tiiropologie criminelle, vil mensonge de science qui sert tour à 
tour à faire d'une femme débauchée une (( éducatrice natio 



LE SYNDICALISME EN ITALIE 73 

nale » et d'une âme merveilleuse de jeune fille héroïque, une 
exaltée ? 

Pendant que Ferri détalait de la lutte politique et sociale ita- 
lienne, se préparait sourdement l'un des plus grands mouve- 
ments prolétariens de l'histoire contemporaine: la grève de 
Parme. 



6. — Un inilitaiit syndicaliste: de 'Ambris 



Le printemps de 1908 se présentait gros de préoccupations, 
tant pour le prolétariat agricole organisé que pour les patrons, 
dans toute la province de Parme. Les ligues de paysans, dans 
cette région, ont été amenées à l'esprit syndicaliste par la pro- 
pagande inlassable et ardente d'Alceste de Ambris. 

Alceste de Ambris est, sans doute, dans l'Italie d'aujourd'hui, 
la figure la plus caractéristique et la plus résolue d'organisateur 
et de secrétaire de Bourse du Travail Très jeune encore, il a 
suivi avec foi et ténacité, grâce à une culture exceptionnelle, tant 
doctrinale que technique, le développement du mouvement ou- 
vrier d« ces dix dernières années. S'apercevant très bien du peu 
de vertu de l'organisation du parti socialiste officiel, il a été l'un 
des premiers à arriver à cette conviction que la valeur de la 
tactique réside, non dans les intrigues et dans les bassesses du 
parlementarisme, non dans les manœuvres en vue des succès 
électoraux, mais dans l'action directe des forces purement syn- 
dicales. 

L'un des premiers, Alceste de Ambris, dei>uis le jour où il 
fut rédacteur du Sindacato Opcraio de Rome, ce journal qui 
eut comme directeur Romulo Sabbatini, aujourd'hui représen- 
tant honoraire et médaillé du soi-disant prolétariat romain appri- 
voisé, eut l'intuition, la compréhension claire de la seule et 
unique tactique nécessaire aux organisations ouvrières. Comme 
il arrive à tous les hommes dotés d'une volonté élevée et vigou- 
reuse, n resta, jusqu'à son expulsion, à son poste de secrétaire 
de la P>oursc du Travail de Parme, dans une quasi obscurité, 
au milieu des bruyants bavardages de toutes sortes d'arrivistes 
du socialisme politicien. Ceux qui, comme moi et d'autres, syn- 
dicalistes italiens, avaient connu de près Alceste de Ambris, se 
réjouirent fortement de son entrée, qui parut presque inattendue, 
sur le terrain de la lutte directe et quotidienne. Et il ne tarda 



74 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

pas à donner la preuve de sa valeur. Les organisations de Par- 
me en reçurent du coup comme un souffle de vigueur, dont elles 
ne paraissaient pas être capables. De Ambris commença immé- 
diatement à rassembler les fils épars du prolétariat agricole de 
Parme, auquel manquait la vision nette de sa lutte spécifique. 
Alceste de Ambris imprima ainsi, à la masse ouvrière de la pro- 
vince de Parme, une physionomie unique, se gardant de com- 
promettre son œuvre de propagande par d'inutiles et vaines di- 
gressions pour ou contre l'électoralisme. 

Au printemps de 1907, après une série de plus de trente grè- 
ves de métiers, tant dans les villes que dans les campagnes, Al- 
ceste de Ambris réussit à consolider le mouvement syndical au 
point de le voir rapidement prêt pour la première manifestation 
parfaitement syndicaliste, c'est-à-dire la grève générale. Il avait 
déjà relevé le journal L'Intcnia::ionaIc: d'un petit et fragile 
journal hebdomadaire, il en fit un quotidien solide et plein de 
vigueur. Conscient de la nécessité de fondre toutes les forces 
émancipatrices en un centre unique, il avait transporté Ulntcr- 
na::ionalc, depuis janvier 1908, de Bologne à Parme.. Il en fit 
un journal rapide, intelligent, très efficace, ouvert aux discus- 
sions sur tout ce qui avait trait à l'activité quotidienne des syn- 
dicats. 

Dans la discussion contradictoire que de Ambris eut avec 
l'avocat Carrara, de Parme, à Noceto, notre organisateur s'ex- 
primait ainsi : « Grâce à la mauvaise volonté des propriétaires 
et de VAgraria, nous sommes arrivés à un stade aigu de lutte, 
dont on ne sait quelle sera l'issue: deux organisations formida- 
bles se trouvent face à face, l'organisation ouvrière et la pa- 
tronale. Celle-ci nous a jeté son défi avec morgue. Nous l'ac 
ceptons sans peur. Même, en ce qui me concerne personnelle- 
ment, je dis que je l'accepte avec joie, parce que moi — tout 
le monde le sait — je ne m'habille pas chez le tailleur qui vend 
cette marchandise avariée qui s'appelle la paix sociale. Je suis 
tout ce que vous voulez, un négateur, un destructeur, tout, sauf 
un conservateur. Mais je dois confesser que jamais dans ma vie 
je n'ai pas réussi à accomplir une œuvre de négation ou de des- 
truction si terrible, si profonde que celle que la classe patronale 
de Parme accomplit aujourd'hui. C'est pourquoi, — au nom de 
mes sentiments révolutionnaires, sans réserves, et au nom des 
intérêts historiques de la classe ouvrière — je remercie les pro- 
priétaires et VAgraria qui les conduit. » {Intcrnazionalc, 14 
mars 1908). 



LE SYNDICALISME EN ITALIE 75 

Voilà quel était le langage tenu par l'exceptionnelle sincérité 
de de Ambris, le langage par lequel il réussit, au printemps de 
1907, à l'époque de la moisson du foin, avec cinq jours seulc- 
jnent de grève générale, limitée à la colline de Parme, à con- 
traindre les propriétaires à accepter un nouveau contrat agrai- 
re: je veux parler de celui qui fut conclu le i8 mai 1907, pour 
une durée de trois ans. 

Paolo Orano. 

(à suivre). 



CHRONIQUE POLITIQUE & SOCIALE 



Cynisme et Décadence. — Clemenceau et Briand. — 
Démocratie indiv>idualiste et Démocratie Sodiale. 
— La corruption réformiste. 



Les époques de décadence sont le triomphe des cyniques. 
Dans la lassitude générale, dans le sauve-qui-peut universel, 
alors que les institutions ont perdu leur base et les mœurs, leur 
principe, ils surgissent dans le désastre et exercent leurs rapines. 
Ce sont les naufrageurs de la dissolution sociale. 

Qui leur résisterait, dans un monde qui n'a plus d'armature? 
Ils ne rencontrent que des victimes ou des complices. Ce n'est 
partout que découragement, scepticisme, passivité, ou abaisse- 
ment des caractères et servilité des âmes. On est dans le vide. 
Ceux qui échappent à la décomposition proclament l'inutilité de 
l'effort et se retirent à l'écart. La société, sans point d'appui, 
s'abandonne et devient la proie facile des cyniques. C'est leur 
heure. 

Certes, je n'ignore pas qu'il y a des périodes de décadence qui 
sont des périodes de fennentation et qui préparent un monde 
nouveau. Je n'oublie pas, non plus, qu'il y a des cyniques depuis 
qu'il existe des hommes et qu'aucune époque n'en a le monopole. 
]\Iais, toute mesure gardée, les signes sont certains que nous 
sommes dans une période de dissolution des plus caractérisées, 
et la chute du pouvoir aux mains d'un Clemenceau et d'un 
Briand marque l'apogée du règne des cyniques. 

La corruption démocratique, comme la corruption pa'ienne à 
la fin du monde antique, n'a rien laissé debout. Nous vivons 
dans les ruines. Y a-t-il une époque qui, plus que la nôtre, ait 
abaissé la personne humaine, qui ait pris plus plaisir aux dispu- 
tes des rhéteurs et aux scandales du jour, qui ait été plus ex- 
ploitée par les charlatans de la politique et de la finance, qui 
ait mis en honneur une presse plus basse, qui ait, plus brisé le 
ressort des âmes, corrompu les consciences, énervé les volontés, 
tari les sources de vie? Dans ce monde haletant et fiévreux, 



CYNISME ET DÉCADENCE 77 

épuisé par le déchaînement des intérêts et la convoitise des af- 
faires, il n'y a plus d'idées ni de croyances, ou plutôt idt^s et 
croyances ne sont que des paravents menteurs. Cherchez, au- 
dessus de ce chaos démocratique et social, quelle bannière dura- 
ble, quel drapeau sohde sert de ralliement à ceux qui cherchent, 
veulent, espèrent. Vous ne trouverez rien. L'air est empesté et 
tous ceux qui le respirent sont atteints. Le socialisme lui-mê- 
me, sorti des aspirations éternelles vers la liberté, n'a pas résisté 
à la contagion. Et le syndicalisme, dont la jeunesse conquérante 
avait jeté l'effroi dans ce monde amolli, n'a pas complètement 
échappé au mal. Les meilleurs ont beau s'agiter: dans l'épaisse 
buée qui recouvre toutes choses, leurs signaux sont à peine vus 
et leurs cris à peine entendus. 
t 
Dans cette désagrégation, Clemenceau représente un type su- 
périeur de cynique. Rarement homme politique a plus profondé- 
ment sondé l'infériorité morale de son- temps. Avec quel mépris 
a-t-il traité ce monde du parlement et de la politique, si médio- 
cre dans son ensemble, et si conscient cependant de sa propre 
turpitude qu'il a, pendant plus de trois ans, accepté toutes les 
brutalités et toutes les humiliations ! Il y a peu de spectacles plus 
désolants et plus salubres à la fois que celui de ce démocrate, 
vieilli au service de la liberté, et qui, porté au pouvoir par les 
hasards de la politique, s'aperçoit qu'il a affaire avec un peuple 
d'esclaves et le traite en conséquence. Il a gouverné en dictateur 
et en gavroche, avec des insolences de goujat et des finesses de 
lettré, des colères de malade et des faiblesses de vieillard, des 
familiarités déconcertantes, des ironies cruelles, des boutades, 
des caprices, bousculant tout, défiant tout, se jouant dans l'in- 
cohérence. Il faut se reporter aux temps de la décadence romain 
ne pour trouver son égal. Médecin, orateur, politicien, journa- 
liste, critique, philosophe, romancier, pamphlétaire, auteur dra- 
matique, duelliste, plein d'esprit, de fantaisie et de verve, débor- 
dant de fougue, sans scrupules, prêt à tout, quel artiste ! Je sais 
bien que le personnage est inégal, et qu'il a souvent plus d'appa- 
rence que de réalité. Mais quel relief, dans la grisaille de 
l'époque ! 

Il n'a rien compris aux questions sociales qu'il a traitées en 
littérateur et en jacobin. Il a déclaré n'avoir « jamais rencontré 
la classe ouvrière. » Cela ne l'a pas empêché de la saigner à 
blanc et de lui montrer de quel bois se chauffait le dreyfusisme 
au pouvoir. Campé « de l'autre côté de la barricade », il a voulu 



78 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Li bataille, pour avoir le triomphe. Le prolétariat l'a justement 
honni ; mais c'était un ennemi de marque. Ce pseudo-libertaire a 
été l'incarnation parfaite de la démocratie individualiste. Jamais 
il n'y a eu gardien plus féroce des prérogatives de l'Etat et du 
principe de l'autorité. C'est un vieil adage que les peuples n'ont 
que les gouvernements qu'ils méritent. Il faut dire, à la déchar- 
ge de Clemenceau, que s'il avait trouvé devant lui un mouve- 
ment ouvrier fort et résolu, il aurait eu moins de panache. Com- 
me chez tous les cyniques, son courage était fait de la faiblesse 
de son adversaire. Il est vrai que ses victoires étaient compromet- 
tantes. Sa politique devenait dangereuse pour un régime qui ne 
supporte pas la guerre. A force de harceler, de traquer, d'em- 
prisonner les militants ouvriers, elle entretenait l'esprit de re- 
vanche dans les milieux syndicalistes et ruinait la paix sociale. 

Depuis sa chute, les journaux radicaux et socialisants nous 
ont révélé que Clemenceau « n'était pas de son époque ». C'était 
un anachronisme. Il gouvernait avec de vieilles idées. M. Herriot, 
de Lyon, nous avait déjà appris que cet individualiste était un 
aristocrate et qu'il n'avait pas le « sens plébéien ». Et, dans V Ac- 
tion, M. Henry Bérenger et M. Steeg ne cessent de rappeler qu'il 
n'avait pas entendu la voix des temps nouveaux! Que M. Bou- 
gie en fasse son deuil : Clemenceau n'était pas solidaristc. 

Or, il faut une politique solidariste. Le temps présent l'exig''. 
La démocratie individualiste est finie. La démocratie sociale 
commence. L'heure n'est plus aux problèmes politiques: il s'agit 
de « résoudre les questions sociales. » Un gouvernement averti 
doit conquérir et non combattre la classe ouvrière. Le syndica- 
lisme monte: il est sage de lui faire sa part. Des concessions 
s'imposent: le salut de la démocratie est à ce prix. 

Il était réservé à Briand de devenir l'ouvrier de la paix so- 
ciale. Une longue carrière dans la pratique révolutionnaire, une 
éclatante apostasie, une connaissance parfaite des milieux à cor- 
rompre, de leurs tares et de leurs faiblesses, un renom de sou- 
plesse féline, une pratique consommée de l'intrigue, une bonne 
grâce insinuante, un désir inassouvi de plaire, un sens rare de 
l'oubli des injures, l'indifférence au scandale, l'insensibilité aux 
coups, sans principes, sans idées, sans remords, voilà plus de 
titres qu'il n'en faut à gouverner nos contemporains. Briand 
est l'homme du temps. 

Ce n'est pas l'efïet du hasard qu'à sa fortune politique soient 
liés aujourd'hui Millerand et Yiviani. Cette conjonction se pré- 



CYNISME ET DÉCADENCE "79 

parait depuis de longues années. II était fatal que l'avènement 

de la démocratie sociale fût aussi celui du socialisme parlemen- 
taire. Oii trouver, sinon dans les rangs des socialistes, dissidents 
d'aujourd'hui, officiels d'hier, des hommes plus ou moins infor- 
més des questions ouvrières? Le jour où il associait i\Iillerand 
à sa politique économique, Waldeck-Rousseau savait-il qu'il je- 
tait les bases d'un parti nouveau, du parti des réformes so- 
ciales? Le moment de ce parti est venu: le syndicalisme l'a rendu 
nécessaire. Les radicaux avaient beau crier à la dépossession, au 
moment de la constitution du ministère Briand. Comment au- 
raient-ils pu supporter la concurrence des socialistes parlemen- 
taires, eux qui ignorent tout des problèmes économiques et so- 
ciaux? Le radicalisme est fils d'ime démocratie politique, non 
d'une démocratie sociale. 

En attendant, il s'agit d'endormir. Le cynisme de Clemenceau 
était plein de morgue et de provocation. Le cynisme de Briand 
sera mielleux et corrupteur. Il sera insaisissable, comm.e ces 
choses molles qui fuient au toucher. Il y en aura pour tout le 
monde : adversaires désarmés et amis comblés exalteront le mi- 
nistre inimitable. V'^oyez avec quelle unanimité la presse, de la 
gauche à la droite, célèbre « le gouvernement de la détente, de la 
conciliation, de l'apaisement. « On dirait que tous ces gens, de 
tous les partis, sortent d'un combat surhumain, et que leurs mem- 
bres fatigués ne demandent que repos. Ce ne sont qu'approba- 
tions bruyantes ou silences complices. L'opposition s'est rcfugice 
dans le camp royaliste. 

Le chloroforme ministériel fera-t-il son œuvre sur le mou- 
vement ouvrier? Les réformistes sociaux espèrent que le syn- 
dicalisme deviendra gouvernemental dans sa majorité. Les émis- 
saires de Briand, de ^îillerand et de Viviani sont nombreux dans 
la classe ouvrière. Le prolétariat officiel relève la tête et 
menace le prolétariat révolutionnaire. Les faveurs person- 
nell-es, les interventions gouvernementales, les projets de lois 
sociales vont tomber en pluie. Le parti socialiste ne sera pas 
une gêne pour le complot réformiste: il a déjà donné sa mesure. 
La politique de corruption a de fortes chances de succès. 

Cependant, si elle triomphe, ce ne sera peut-être pas pour 
longtemps. La puissance des lois sociales est limitée, la bien- 
veillance patronale n'est pas infinie, l'intervention gouvernemen- 
tale n'est pas toujours efficace, et la philanthropie officielle ne 



80 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

trouvera pas des ressources budgétaires illimitées. Si quelques 
secrétaires syndicaux sont facilement corrompus, on n'achètera 
pas la masse des ouvriers. Et lorsque les socialistes parlemen- 
taires auront bu, cela ne prouvera pas que le prolétariat n'a pas 
soif. 

La crainte des représailks a fait relâcher les prisonniers po- 
litiques et réintégrer les postiers révoqués. Mais nos trop habiles 
« amis du peuple » espèrent-ils la reconnaissance des graciés? 
L'habitude des amnisties, qu'octroie chaque pouvoir nouveau en 
don de joyeux avènement, a trop blasé les militants. Ils savent 
que l'exécrable tyrannie de Clemenceau avait si fortement com- 
promis l'idée gouvernementale dans les masses, que l'intérêt de 
l'Etat était de passer au plus vite l'éponge. Persécuteur ou bien- 
faiteur, guerrier ou pacifiste, clém.enciste ou briandiste, le pou- 
voir ne peut que leur apparaître ce qu'il est : l'organisation de 
l'arbitraire. 

Mais cela, c'est l'avenir. "Aujourd'hui, tout va dépendre de 
l'attitude du syndicalisme. Hier encore, elle n'était pas brillante. 
Le mouvement ouvrier, après une course par bonds, ralentit sa 
marche. Se repose-t-il pour mieux repartir? S'arrête-t-il pour 
mieux profiter des fautes commises? Il est, en tout cas, à côté 
des protestations individuelles, la seule force collective capable 
de maintenir le goût de la liberté dans un monde qui le perd de 
plus en plus. L'heure ne fut jamais plus grave. Le duel s'exas- 
père entre la démocratie et le syndicalisme. 

Hubert Laqardelle. 



Le Gérant : G. Sbvbrac. 



Aurillac, Impr. Moderne, 6, rue Guy-de-Veyre. 



ÉTUDES ET CRITIQUES 

Les Origines du Socialisme parlementaire en France 

Le socialisme parlementaire triomphe. Briand, • Millerand, 
Viviani sont les maîtres de l'heure. Dans le parti socialiste, les 
uns réservent au pouvoir nouveau une neutralité bienveillante 
et les autres une opposition tempérée. Et comme aux jours 
glorieux du ministère Waldeck-Rousseau et du ministère 
Combes, Jaurès peut écrire: a II faut que la lutte cesse entre la 
République gouvernementale et la classe ouvrière. » 

Du côté des radicaux-socialistes, ce ne sont qu'acclamations 
bruyantes pour les socialistes parlementaires. M. Henry Dé- 
ranger, dans V Action, salue la renaissance du bloc, et M. Paul- 
Boncour, dans la Lanterne, préconise le retour au programme 
de St Mandé. 

Il n'y a rien là d'étonnant. Socialistes et radicaux ont eu 
jusqu'ici le même programme d'action. La pratique socialiste 
a été une pratique démocratique. Nous assistons simplement au- 
jourd'hui à l'aboutissant normal d'une vieille politique. Il suf- 
fit pour s'en rendre compte de remonter aux origines du so- 
cialisme parlementaire. C'est une page d'histoire que nous de- 
vons méditer : elle nous aidera à comprendre le présent. 

La première affirmation du socialisme parlementaire date des 
élections de 1893. Les causes du succès subit des socialistes 
étaient complexes. Les principales étaient d'ordre démo- 
cratique. Surgissant au moment le plus trouble de la crise po- 
litique provoquée par l'aventure panamiste, le parti socialiste 
était apparu à un grand nombre d'électeurs mécontents, comme 
le parti symbolique de la protestation. Déconsidérés et suspects, 
les anciens partis républicains étaient devenus, aux yeux des 
démocrates « avancés », indignes de gouverner plus longtemps 
la République; et c'était spontanément que les sympathies des 
plus ardents s'étaient portées vers le jeune mouvement, qui 
partait vers l'avenir. Nombreux étaient ceux qui pensaient 
comme Lafargue, annonçant, dans le Socialiste du 29 janvier 
1893, Qwe l'heure du parti socialiste était venue. « Ouand une 



82 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

couche gouvernementale est épuisée, écrivait-il. on en prend 
une autre. Les opportunistes sont usés et déconsidérés: c'est 
maintenant le tour des socialistes ». 

Il y avait aussi des raisons d'ordre social. L'œuvre économi- 
que et sociale des partis républicains avait été nulle: limitant 
leur action aux problèmes purement politiques ou confession- 
nels, ils avaient enfoui sous les préoccupations de la lutte anti- 
cléricale et anti-réactionnaire, le souci des « réformes prati- 
ques ». Or le parti socialiste se présentait, en 1893, à la masse 
électorale, non seulement comme le dénonciateur de la corrup- 
tion politique, mais encore comme l'annonciateur des « réformes 
populaires ». 

Cependant ces causes de son triomphe devaient être aussi 
celles de sa décadence révolutionnaire. Désormais, il ne sera 
plus qu'un parti électoral, parlementaire et démocratique. Com- 
ment en aurait-il été autrement? Les éléments qui avaient si 
précipitamment grossi ses rangs n'étaient en grande partie que 
des démocrates déçus, totalement étrangers aux idées socia- 
listes. Et quant à l'activité réformatrice que les électeurs atten- 
daient de lui, lui-même ne la concevait pas autrement que les 
démocrates. Il en revendiqua la charge d'autant plus aisément 
que ces derniers l'avaient négligée, et il accepta comme héritage 
naturel les « laissés-pour-compte » des partis républicains (i). 

I 

t^nicn socialiste et Action républicaine 

Le premier acte des élus qui se réclamaient plus ou moins 
du parti fut de constituer une « L'nion socialiste » à la Cham- 
bre. 

Le souci du succès électoral avait poussé les représentants 



(i) « Pendant que vous userez ce qui peut vous rester de force, — 
« s'écriait Jaurès, à la tribune de la Chambre, le 23 novembre 1893, — 
« à lutter contre le peuple en marche, dans l'intervalle que nous laisse- 
« ront vos persécutions impuissantes, nous apporterons les projets de 
<f réforme que vous n'avez pas apportés ; et puisque vous désertez la 
« politique républicaine, c'est nous, socialistes, qui la ferons ici ». 

Déjà, en décembre 1891, dans la proposition d'amnistie que Lafargue 
déposa à la Chambre, après son élection, le co-directeur du « Parti Ou- 
vrier Français » avait invité ses collègues à « adopter une nouvelle 
politique d'apaisement social ». Et quelques jours après, dans une grande 
réunion tenue à Lille, il précisait ainsi sa pensée : « Il s'agissait, par une 
mesure d'apaisement, de préluder aux réformes soci^es attendues 
depuis si longtemps ». (Le Socialiste, 19 décembre 1891). 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE EN FRANCE 83 

des diverses tendances à suspendre les hostilités et à se prêter 
un mutuel appui. Quelques mois déjà avant les élections, un 
rapprochement était intervenu entre les organisations parisien- 
nes, et cet accord, négocié par les chefs des fractions rivales, 
avait revêtu une portée générale, sur laquelle les groupes de 
province ne pouvaient pas se tromper. 

Les partis contractants s'engageaient à ne pas présenter de 
candidats contre les socialistes sortants et à s'unir, au second 
tour, là où la lutte s'était librement engagée entre socialistes 
de nuances variées, sur le nom le plus favorisé. 

Le désir de tirer tout profit des scandales du Panama avait 
provoqué à Paris ce mouvement unioniste. L'élan était si fort 
que les fractions avaieiit porté subitemicnt leur émulation du 
terrain de la désunion sur celui de l'union et avaient surenchéri 
dans cette course à l'entente. Dès la fin de décembre 1892, sous 
l'impulsion du « Comité Révolutionnaire Central » blanquiste, 
l'agitation pour une action socialiste commune s'était intensi- 
fiée, et le Socialiste de Jules Guesde, en date du i^'" janvier 
1893. en annonçait en ces termes le résultat à ses lecteurs (i); 
« Deux tentatives de concentration des forces ouvrières et so- 
ft cialistes parisiennes ont eu lieu cette semaine. L'une sous 
« la forme de réunion privée en vue de la constitution d'une 
« Ligue d'action révolutionnaire, l'autre sous les formes d'un 
« grand meeting populaire ouvert aux militants de toutes les 
« fractions. Les groupes parisiens du Parti ouvrier se sont trou- 
« vés à ces deux rendez-vous. Et ce, pour trois raisons : 1° Parce 
« que nous avons toujours répondu: Présent! chaque fois que 
« le prolétariat parisien s'est efforcé de mettre un terme aux 
« divisions qui l'épuisent et l'impuissancient; 2° parce que à 
« aucun moment l'action commune ne s'est imposée comme au- 
« jourd'hui, alors que toutes les réactions coalisées s'apprêtent 
« à monter à l'assaut de la République compromise et déshono- 
« rée par le panrmisme de la bourgeoisie opportuniste; 3° Parce 



(i) Il fallait que les raisons politiques fussent graves qui pous>aicnL 
à l'oubli des injures — reçues., et données — , puisque quelques années 
encore auparavant, le 9 novembre 1890, le Socialiste de Guesde traitait 
ainsi les « possibilistes » : « Au milieu des dissentiments et des déchirc- 
« ments qui achèvent — ce n'est pas trop tôt — son « parti », le con- 
« seiller municipal Brousse, trouve le temps de jeter son regard d'aigle 
« sur la démocratie socialiste allemande. Cet ancien, ami de Bakouninc 
« n'a jamais pu comprendre l'allemand ni les allemands... Ce stipendié 
« de Constans veut gagner son argent jusqu'à la dernière minute et, 
« sur les ruines de son propre parti et de son influence, il essaie encore 
« de nuire à la cause de socialisme ! » 



84 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

« que ce n'est qu'en prenant les devants, en se mettant à la tête 
<{ de l'indignation publique, du mécontentement général que 
« le socialisme révolutionnaire pourra déjouer les manœuvres 
<( des monarchico-bonapartistes mal déguisés en ralliés à la for- 
me républicaine et en anti-sémites » (i). 

La Ligue d'action révolutionnaire pour la conquête de la Ré- 
publique Sociale n'eut qu'une existence éphémère. Mais elle 
avait un moment uni les collectivistes du Parti Ouvrier Fran- 
çais, les blanquistes du Comité Révolutionnaire Central, les pos- 
sibilistes des deux Unions fédératives du Centre (broussistes et 
allemanistes), et les indépendants. Jules Guesde avait même 
désiré, mais sans succès, que l'union fût élargie jusqu'aux blan- 
quistes boulangistes, avec lesquels il avait, le 15 janvier 1893, 
tenu une grande réunion publique au Tivoli- Vaux-Hall, a Nous 
« n'avons plus voulu savoir, disait le Conseil national du Parti 
« Ouvrier Français, dans un Manifeste du 19 février 1893, si 
<( les possibilistes des deux branches avaient été, il y a quatre 
(( ans, à la rue Cadet et s'ils avaient fait, à Montmartre et ail- 
<( leurs, le jeu de la bourgeoisie opportuniste devenue depuis la 
<( bourgeoisie panamiste. Nous n'avons voulu voir en eux que 
« des socialistes un moment égarés et rejoignant le drapeau. 
(( Mais nous aurions voulu que, de même que l'éponge était 
<( passée, dans l'intérêt supérieur de la cause commune, sur la 
« défection des anciens cadettistes, l'éponge fût également pas- 
«. sêe sur la défection d'autres socialistes^ qui, eux, avaient été 
« rue de Sè::;e. Nous aurions voulu, en un mot, que la concen- 
« îration opérée par les exigences de l'heure présente s'opérât 



(i) Le o novembre 1890, Jules Guesde, soutenant la théorie de l'in- 
différence des formes politiques, avait écrit, par contre, dans le Socialiste: 
«... A quoi nous a menés la guerre faite aux curés et aux divers dieux 
« des divers curés depuis un siècle? Et la guerre aux monarchies, 
« royautés ou empires? Nous avons fait, sans nous en douter, au prix 
« souvent du plus généreux de notre sang. Te jeu de l'unique ennemi, 
« la bourgeoisie, trop heureuse de voir les efîorts du prolétariat s'égarer 
« contre des formes ou contre des fantômes. Pendant que l'on s'escri- 
« mait contre l'exploitation intellectuelle et qu'on se faisait tuer contre.' 
« l'exploitation dynastique, on négligeait, on oubliait l'exploitation pa- 
« tronale, qui est cependant la mère de toutes les exploitations... 

« Sans s'inquiéter de la foi ou de la non-foi des travailleurs auxquels 
« il s'adresse, le parti continuera à ne leur demander qu'une chose: 
« Etes-vous décidés à achever l'ordre bourgeois qui agonise et à installer 
« sur ses ruines la propriété et la production sociales? Nos rangs dès 

« lors, vous sont ouverts. Sans s'occuper de renverser un Guillaume 

« pour lui substituer un Carnot, le parti continuera à «marcher droit ait 
« pouvoir politique, à donner pour mot d'ordre à ses soldats : la conquêtR 
« de l'Etat... » 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE EN FRANCE 8o 

« jusqu'au bout et que, pour consacrer définitivement l'unité ré- 
« volutionnaire parisienne, on ouvrit à Granger et à Roche les 
« rangs qui venaient de se rouvrir à Dumay et à Lavy ». 

Au lendemain des élections, les motifs qui avaient inspiré ce 
mouvement vers l'union demeuraient, plus pressants encore. 
Le ralliement des réactionnaires à la forme républicaine, la po- 
litique rétrograde du ministère Dupuy ne pouvaient que les ren- 
forcer (i). L'union parlementaire fut la suite normale de l'u- 
nion électorale. Le lo septembre 1893, la Petite République pu- 
bliait, sous la signature de Vaillant, un appel à la coalition des 
forces^socialistes : « Nous n'oublions — y est-il dit — pas plus 
« que qui que ce soit, aucun des enseignements des crises ré- 
« centes et des désordres qui ont entraîné trop de socialistes 
« dans l'une et l'autre des armées bourgeoises aux prises. Les 
« divisions ont été trop profondes, les conflits trop violents pour 
« que les hommes s'embrassent réconciliés; mais ils appren- 
« dront, s'ils ne le savent, que ces divisions ne doivent plus être 
« que des distinctions de groupes et d'individus, et qu'il faut se 
« concerter et agir en commun, sous peine de forfaiture à leur 
« mandat )>. La déclaration de guerre, que le président Dupuy 
fit entendre, dès la rentrée du parlement, contre le parti socia- 
liste, permit au vœu du citoyen Vaillant de se réaliser. Le reten- 
tissant discours qu'une recrue récente du socialisme, Jean Jaurès, 
prononça, en réponse aux attaques du pouvoir (2), groupa dans 
le même sentiment de solidarité tous les députés qui portaient 
l'étiquette socialiste. 

Ce furent les premiers beaux jours du socialisme parlemen- 
taire. Dans cette session de 1893 à 1898, les socialistes, par la 
voix, soit des anciens chefs, soit des hommes nouveaux com= 
me Jaurès, Millerand, Viviani, etc., vont jouer un rôle éclatant 
et tenir à la tribune une place éminente. Mais par cela même 



(i) La « déclaration ministérielle », lue par le président du Conseil 
Dupuy, était une « déclaration de guerre » au parti socialiste. En plus de 
la critique générale des idées et du programme, on y trouvait annoncée 
l'élaboration d'un « projet organique sur la police destiné à assurer à 
« l'ordre public de solides garanties contre les agitations dont certain 
« parti se fait un jeu dont le pays est excédé ». 

(2) Le succès de ce discours fut tel que quelques phrases passèrent du 
coup dans l'arsenal des citations courantes, telles que la suivante: •< Eh 
« bien, vous, vous avez -interrompu la vieille chanson qui berçait la 
« misère humaine... et la misère humaine s'est réveillée avec des cris, 
« elle s'est dressée devant vous et elle réclame aujourd'hui sa place, sa 
« large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n'ayez point 
«■ pâli. » 



8G. LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

qu'ils seront plus écoutés ou plus redoutés, ils auront la ten- 
dance invincible à constituer un parti de plus en plus parlemen- 
taire. Ils subiront la logique implacable du milieu et s'aperce- 
vront à peine de l'évolution qu'ils imposeront à leur parti. 

Quelle désinvolture à l'égard des « principes » ne traduit pas 
d'ailleurs cette composition hétéroclite de V Union Socialiste! 
On y trouve les plus invraisemblables rencontres de noms: 
c'est une cohue, non un parti. Ce sont d'abord les « collecti- 
vistes » du Parti Ouvrier Français, avec 8 élus, Guesde prati- 
quant déjà la politique de « l'annexion » et incorporant plus ou 
moins arbitrairement à sa fraction des députés inclassables, 
comme Armand \'aux et Masson. Les « blanquistes » sont 
représentés par Vaillant, Baudin, Chauvièrc, AValter. etc. ; les 
« broussistes » par Avez, Prudent-Dervillers, Lavy ; les « indé- 
pendants », qui forment le gros du contingent, par Rouanet, 
Clovis Hugues, auxquels sont venus se joindre en grand nombre 
ces hommes nouveaux qui s'appellent Jaurès, Millerand, Vi- 
viani, etc. (i). Il y a des députés incolores, radicaux-socialistes 
égarés qui se ressaisiront bientôt : Bourrât, Chassaing, Com- 
payré, Defontaine, Desf argues, Goujat, Mirman, Salis, Vigne 
d'Octon, etc. On y voit enfin des ex-boulangistes : Goussot, Pau- 
lin Aléry, Pierre Richard, Ernest Roche, etc. Leur présence est 
un hommage à la force jeune du parti. Seuls les possibilistes- 
allemanistes font bande à part. Dès le début, ils ont crié à la 
déviation et leurs députés ont constitué un petit groupe révolu- 
tionnaire autonome. Il est vrai que, dès 1896, deux d'entre eux, 
sur cinq, les abandonneront et rejoindront V Union socialiste: 



(i) Voici comment le Socialiste de Jules' Guesde, en date du 19 mars 
1893, apprécie la venue de ces hommes nouveaux- au parti socialiste: 
« Rien n'a été changé à notre programme et à notre politique, qui 
« ne vont à personne, mais auxquels viennent — et viendront de plus 
« en phis — les Républicains pour qui la République n'est ni un mot, ni 
« une simple forme gouvernementale, mais un instrument de transfor- 
« mation sociale. C'est l'impuissance des vieux partis politiques, c'est 
« leur « faillite » de dix-huit années — dans le sang et dans la boue 
« — qui amène au socialisme et au parti du travail des hommes comme 
« Millerand, dont la droiture et le talent ne sauraient s'accomoder de 
« l'inepte piétinement sur place, inévitablement suivi d'un recul en pleine 
« réaction. C'est l'étude , c'est l'observation scientifique des phénomènes 
« économiques et de leur évolution qui font rentrer par la porte collec- 
« tiviste dans le Parlement et dans la politique militante, Jaurès, sorti 
« du Palais-Bourbon il y a quatre ans par la porte radicale. Si l'entente 
« est aujourd'hui plus que possible, nécessaire entre eux. et nous, c'est 
« que, avec leur tempérament particulier, dans le langage qui leur est 
« propre, ils veulent ce que nous voulons et revendiquent ce que nous 
« revendiquons >\ 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE EN FRANCE 87 

ce seront Dejeante et Groussier, les fondateurs de VAÎliance- 
Commiinistc-Révolutionnaire. Les trois autres, Faberot, Renou, 
Toussaint, garderont jusqu'à la fin la même attitude hostile à 
l'entente, et le Parti-Ouvricr-S ocialiste-Révolutionnaire , pu- 
bliera une brochure irritée: La Vérité sur l'Union Socialiste. Le 
passage suivant en indique l'esprit : « Dans cette Union Socia- 
« liste de la Chambre, il y a des admirateurs du drapeau trico- 
« lore, du drapeau jaune avec l'alliance russe, des partisans 
« du drapeau rouge. Il y a des communistes, des collectivistes, 
« des défenseurs de la propriété individuelle, des patriotes, des 
« internationalistes, des libre-échangistes, des protectionnistes, 
« des partisans de la grève générale, mais beaucoup plus de ses 
« adversaires. Il y a beaucoup d'avocats, de médecins, de gros 
« rentiers, de journalistes, quelques instituteurs et seulement 
« une demi-douzaine d'anciens ouvriers. Il y a des ex-boulan- 
« gistes investis, des radicaux, voire même des opportunistes 
« repentants. — Demandez-leur le programme du groupe? Le 
« but des unionistes, c'est de faire de la réclame électorale pour 
« assurer leur réélection et essayer de diriger à leur guise le 
« parti socialiste... Le groupe reçoit tout, nous l'avons déjà 
« dit, et cela pour faire nombre, c'est-à-dire illusion aux naïfs. 
« Les ambitieux y sont pour se faire de la réclame, avec l'es- 
« poir de devenir un jour ministres : les incapables y vont ca- 
« cher leur nullité ». 

A la vérité, il y a un incroyable flottement dans V Union So- 
cialiste. Le malin auteur de la brochure que nous venons de 
signaler relève les invraisemblables divergences que les votes 
accusent. Le nombre exact des membres ne peut d'ailleurs même 
pas être fixé. Les manifestes et proclamations sont les seuls 
documents par où se traduit l'activité théorique du groupe et 
se précisent ses tendances. Or ces documents ne paraissent pas 
toujours avec les mêmes signatures: tel réunit 51 noms, tel 
autre n'en a que 38, etc. Il est vrai que ces manifestations col- 
lectives du groupe, lorsqu'elles recueillent les 50 à 51 signatures 
des députés qui le composent, ne dépassent pas les limites de 
l'action républicaine et démocratique. Ce ne sont donc pas des 
liens très solides ni très socialistes qui unissent entre eux les 
parlementaires de VUnion. Le 30 juin 1894, c'est contre l'élec- 
tion à la présidence de la République de Casimir-Périer que le 
groupe proteste : « Un Parlement livré aux ralliés, au centre 
« bourgeois, à la caducité sénatoriale, à toutes les influences 
« <orruptives du capital, vient d'élever à la présidence de la 



88 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

« République, Casimir Périer d'Anzin, l'homme de la réaction 
« orléaniste... A une présidence de combat contre les idées et 
« les hommes de la République, le pays répondra par l'affir- 
« mation de sa foi républicaine, les travailleurs répondront par 
« l'affirmation de leur foi socialiste ». Le i""" juillet 1894, le 
Groupe dénonce l'attitude de la Chambre à propos de la grève 
de Graissessac, où 300 mineurs avaient été subitement renvoyés 
par la Compagnie, sous prétexte de mauvaises affaires: « La 
« Chambre — disait le groupe — a trahi vos espérances, les 
« élus socialistes ont exposé les causes de la grève, la générosité 
« de votre attitude, l'esprit admirable de solidarité ouvrière qui 
« vous anime et aussi l'intolérance de la Corhpagnie, l'exclu- 
<( sion systématique dont elle a frappé vos élus, vos conseillers 
« municipaux, vos administrateurs du syndicat, vos délégués 
« mineurs et quelques-uns de ceux qui ont été blessés à son 
« service... 280 députés se sont prononcés contre vous. Il s'est 
« trouvé cependant 218 députés, tous républicains, qui ont 
<( donné la priorité à l'ordre du jour Lacombe, qui vous était 
« favorable... Et nous, élus socialistes, qui sommes et serons 
« toujours avec le peuple, dans les épreuves comme dans les 
« joies, nous qui étions fiers de parler en votre nom, nous ne 
« déserterons pas votre cause ». Après le vote de la loi contre 
les menées anarchistes, loi dite « scélérate », le Groupe s'adres- 
sait, en août 1894, et en ces termes, « au peuple français » : 
« La Chambre que vous aviez élue pour accomplir l'œuvre d'é- 
« mancipation politique et sociale, qui est la raison d'être de 
« la République, vient de terminer sa première année de lé- 
« gislature. Elle vous apporte la « Loi » si funestement quali- 
« fiée: Loi scélérate, la Loi contre la Liberté individuelle!... 
« Aux persécutions qu'on médite, travailleurs démocrates des 
« villes et des champs, vous opposerez le sang-froid d'hommes 
« conscients de leurs droits et décidés à déjouer tous les pièges. 
« Vous ne resterez pas, d'ailleurs, isolés dans cette résistance 
« légale. Nous sommes avec vous ! » Mêmes affirmations d'or- 
dre purement démocratique, dans le ]\Ianifeste dirigé en jan- 
vier 1895 contre Casimir Périer, le Ministère Dupuy et la ma- 
jorité de la Chambre : « La majorité de la Chambre fait du parti 
« socialiste, devant la démocratie, non seulement l'organe des 
« revendications économiques du prolétariat, m.ais le gardien 
« .des libertés publiques et le défenseur du suffrage universel. 
« Notre tâche à tous, citoyens, grandit à mesure que nos adyer- 
« saires désertent les principes mêmes de la République... C'est 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE EN FRANCE 89 

« avec la double force de l'idée républicaine et de l'idée socia- 
« liste, tous les jours plus étroitement confondues, que nous 
« irons au combat ». 

Ces textes, que nous pourrions multiplier à plaisir, témoi- 
gnent, mieux que tout commentaire du caractère peu révolu- 
tionnaire de V Union Socialiste. Sans doute, hors de la Chambre, 
des récriminations se feront entendre ; les fractions socialistes 
s'accuseront réciproquement; chaque groupement gardera ja- 
lousement son patrimoine de fraction ; collectivistes, blanquis- 
tes, possibilistes, indépendants, tous poursuivront âprement la 
défense de leurs intérêts de groupe. Mais ces divisions inté- 
rieures, ces appels inter se, au respect de l'orthodoxie, que, 
loin du parlement, se lanceront les fractions aux prises, passe- 
ront inaperçus ou seront sans influence : pour les électeurs so- 
cialistes, comme pour le pays, le groupe parlementaire restera 
l'expression authentique du socialisme français. 

Cette prééminence du groupe parlementaire trouverait déjà 
une explication suffisante dans ce fait que les fractions socia- 
listes avaient toutes comme unique objectif, la « conquête des 
pouvoirs publics ». Si l'activité socialiste est parlementaire par 
essence, n'est-il pas normal que les députés, qui sont les agents 
de la politique du parti, qui en ont les charges et les responsa- 
bilités, occupent, en fait sinon en droit, la première place? 

U Union Socialiste, incarnation de l'évolution parlementaire 
du parti, se maintiendra, légèrement remaniée en 1896, jusqu'à 
la fin de la législature, en 1898. La contradiction que le socia- 
lisme français portait en lui, par suite de la superposition d'une 
rt pratique démocratique » et d'une « théorie révolutionnaire », 
éclatera alors au grand jour, à l'occasion de l'Aflfaire Dreyfus, 
et le parti entrera dans une période de crise aiguë. Le parti étant 
à double face, tantôt parlementaire, tantôt révolutionnaire, l'ac- 
cord des diverses fractions n'était possible que tant que toutes 
demeuraient sur le même terrain. Mais du jour où les unes, se 
ressouvenant des vieux principes, les remettaient en avant, au 
mépris de la pratique démocratique, elles devaient fatalement 
entrer en conflit avec les autres, dédaigneuses des anciens dog- 
mes et fidèles à la tactique parlementariste. C'est ce dualisme 
qui expliquera ultérieurement toutes les inextricables divisions 
des fractions rivales. Par un jeu de bascule, incompréhensible 
pour quiconque n'est pas informé, ce sera tour à tour la théorie 
révolutionnaire et la pratique réformiste que les partis socia- 
liste^ s'opposeront les uns aux autres. 



90 Lli MOUVEMENT SOCIALISTE 

IL 

Parti populaire ou Parti ouvrier? 

Dès 1893, la conquête électorale des couches petites, bour- 
geoises et rurales obsède à tel point le parti socialiste que ses 
diverses fractions le posent de plus en plus en défenseur de 
toutes les classes inférieures. Il cesse d'être un « parti ouvjier » 
pour devenir un « parti populaire ». 

Dans une démocratie rurale comme la France, la fortune d'un 
parti est entre les mains de la masse paysanne. Les ruraux ont 
fait l'Empire, ils ont assis la République conservatrice; ils sont 
l'espoir obligatoire de tout aspirant au pouvoir. En fait, il n'y a 
pas de faction politique, si réduite soit-elle, qui ne fasse appel à 
eux. Les socialistes pouvaient espérer d'autant mieux les sé- 
duire, que la petite propriété paysanne supporte malaisément 
les charges qui pèsent sur elles. Ils n'avaient qu'à accen- 
tuer les thèses individualistes qu'ils avaient déjà émises et per- 
fectionner leurs programmes agraires. C'est à quoi ils s'occu- 
pèrent sans tarder. 

Il faut considérer comme programme-type, celui que le Parti 
Ouvrier Français rédigea à son congrès de Nantes de 1894. Les 
idées théoriques et les réformes pratiques qui s'y trouvent for- 
mulées sont celles que l'on rencontre plus ou moins chez tous 
les socialistes français. Les possibilistes n'en auront point d'au- 
tres, et quant aux indépendants, ils devaient d'autant mieux 
adopter les thèses agraires du guesdisme. qu'elles correspon- 
daient à leurs préoccupations intimes. Jaurès avait assisté au 
Congrès de Nantes et en avait célébré l'œuvre dans des articles 
enthousiastes. Il s'en inspirera encore pleinement, lorsqu'en 
1897 il développera son interpellation retentissante sur la crise 
agricole. Et à ce moment, ce seront aussi les mêmes théories 
que viendra soutenir à la tribune, dans un discours qui fera 
impression, Gabriel Deville, député indépendant, venu des rangs 
du Parti Ouvrier Français (i). Il suffit donc de parcourir le 
programme agraire de Nantes pour avoir une idée d'ensemble 
des théories agricoles des socialistes français. 

L'idée dominante est la promesse « de maintenir les paysans 
en possession de leur lopin de terre ». Si le socialisme est 
« collectiviste » pour la grande industrie, il est « individualiste » 
pour la petite propriété ; si son programme industriel est « ré- 



(i) Gabriel Deville, Socialisme et Propriété, discours prononcé à la 
Chambre le 6 novembre 1897 (Petite République, édit.)- 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PAULEMENTAIHE EN FRANCE 91 

volutionnaire ». son programme agricole est « conservateur ». 
C'est ce qu'explique — entre autres — le Socialiste du i*"" fé- 
vrier 1894: « Arrivé au moment même où la grande propriété 
« dépossède brutalement le petit agriculteur de ce lopin de 
« terre qui le maintenait, comme Fourier le voyait déjà, dans 
« une gêne dont il ne voulait ni ne pouvait s'arracher, s'atta- 
<( chant désespérément à une illusion de propriété, le pro- 
« gramme agricole français a surtout montré aux petits pro- 
« priétaires le danger qui les menaçait, et le seul moyen, sinon 
« de les sauver au moins de les maintenir, de les « conserver », 
« en attendant qu'une transformation du milieu économique 
« permît de l'adapter aux nouvelles conditions d'une façon du- 
ce rable. C'est ce caractère conservateur du programme agri- 
« cole qui complète le côté révolutionnaire du programme in- 
« dustriel ». 

Mais comment justifier théoriquement ce mélange de col- 
lectivisme et d'individualisme qui caractérise la doctrine des 
socialistes français? Par un des plus étranges abus de ce mot 
de « science », qui, pour l'orthodoxie social-démocratique de 
tous les pays, a eu pendant longtemps la valeur d'une formule 
magique. 

Les considérants théoriques du programme agricole du Parti 
Ouvrier Français partent de ce principe « scientifique » que le 
socialisme suit les faits, mais ne les précède pas. Les faits mon- 
trent la nécessité du collectivisme dans la grande industrie : le 
socialisme conclut au collectivisme. Les faits prouvent la né- 
cessité de la petite propriété dans l'agriculture: le socialisme 
défend la petite propriété. « Là, où — dit Jules Guesde, dans 
« le Socialiste du 29 septembre 1894 — par suite de la machine 
« et de la vapeur, les moyens de production enlevés aux pro- 
ie ducteurs (mines, chemins de fer, usines) ont pris un dévelop- 
« pement qui exclut l'appropriation individueUe, nécessité de 
« les restituer à ceux qui les mettent en valeur sous la seule 
« forme à laquelle ils se prêtent: l'appropriation collective ou 
« sociale. — Là, où, au contraire, dans un milieu donné et pour 
« un temps, le moyen de production, comme la terre, est en- 
« core en possession du producteur, c'est-à-dire du paysan, 
« nécessité de défendre la forme individuelle d'appropriation 
« qui empêche Jacques Bonhomme de devenir un prolétaire ou 
« un salarié ». 

On pourrait objecter que, tous les faits ne produisant pas les 
mêmes conséquences, les résultats de faits contraires 



92 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

sont également contraires et ne sauraient pratiquement se conci- 
lier. Car nul ne. conteste que l'évolution économique ne se com- 
porte différemment dans l'industrie et dans l'agriculture. Il n'est 
que trop évident que « les faits ne sont pas partout les mêmes « 
et Gabriel Deville n'avait pas besoin, pour nous en persuader, 
d'élever cette vérité par trop éclatante, à la hauteur d'une loi de 
l'histoire (i). Mais qu'est-ce que cela prouve, sinon p/u'un 
choix s'impose parmi les faits ? Les uns favorisent le so- 
cialisme, et les autres le contrarient. Si le socialisme est le pro- 
duit d'un capitalisme intensif, il ne peut pas être en même temps 
engendré par une économie attardée. Nous touchons ici au cœur 
même du paradoxe guesdiste. L'erreur du Payti Ouvrier Fran- 
çais — et du socialisme traditionnel tout entier — est d'avoir 
conçu sous une forme unitaire l'expansion socialiste. Il avait 
beau invoquer, en théorie, le matérialisme historique et rappeler 
qire chaque mouvement donné est le produit de conditions réel- 
les; il retombait aussitôt dans le vieux préjugé intellectualiste 
et se proposait d'infuser, par l'opération de la propagande idéo- 
logique, les mêmes conceptions à des milieux radicalement op- 
posés. Tout devait créer le socialisme et le socialisme devait 
mettre son emprise sur tout ! Les mêmes gens qui n'auraient 
pas demandé à un pommier de porter des courges, prétendaient 
trouver les mêmes idées dans le cerveau d'un ouvrier indus= 
triel et d'un paysan propriétaire. 

Je sais bien que l'on a opposé que ce n'était là qu'un expé- 
dient, et que la pensée de derrière la tête des dirigeants du 
Parti Ouvrier Français' était simplement de s'en servir pour 
rendre les paysans propices au socialisme. C'est, en effet, ainsi 
que Guesde avait conçu, à l'origine, les programmes minima du 
parti. Il s'agissait, pour lui, non pas de dresser « des program- 
mes de réformes à réaliser », mais de grouper, telles quelles, 
les principales revendications des masses auxquelles on s'adres- 
sait, sans en discuter la valeur socialiste. On se rendrait favo- 
rables, de cette façon, les milieux populaires, et, une fois leur 
confiance gagnée, on pourrait les entraîner plus loin qu'ils ne 
voulaient aller : à la révolution. 



(i) « Notre socialisme — dit Gabriel Deville dans son discours plus 
« haut cité, p. 44 — ne part pas d'un principe abstrait, d'une formule 
« unique, il part des faits. Si les faits ne sont pas partout les mêmes, 
« il n'en est pas responsable et n'a qu'à s'adapter à la différence cons- 
« tatée de situation, la logique n'ayant jamais consisté' à appliquer la 
« même solution à des phénomènes différents ». Evidemment ! Mais la 
logique ne veut pas davantage qu'on demande à ces phénomènes diffé- 
rents de produire les mêmes résultats, c'est-à-dire le socialisme. 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE EN FRANCE 93 

Nul besoin d'insister sur ce qu'a de factice et d'artificiel une 
pareille conception de l'action: elle se ramène à quelques tours 
de prestidigitation, par lesquels on entend ensorceler les masses 
et les conduire à leur insu vers le bonheur. C'est réduire le 
socialisme à quelques pratiques obscures de magie électorale. 

Quoi qu'il en soit de ces explications, les théoriciens du Parti 
Ouvrier Français essaient, par un raisonnement captieux, de 
prouver l'égale valeur de la thèse propriétaire, individualiste et 
conservatrice du programme agraire, et de la thèse anti-pro- 
priétaire, collectiviste et révolutionnaire du programme général. 
Sans s'inquiéter de la contradiction insoluble qu'il y a, d'une 
part à annoncer la disparition inévitable de la petite propriété 
rurale, et d'autre part à en promettre le maintien, ils donnent 
comme unique caractéristique du sociaHsme la réunion du pro- 
ducteur et de l'instrument de production, aujourd'hui séparés 
par le capitalisme. Si tout le socialisme est là, les petits proprié- 
taires ont déjà réalisé pour leur compte le socialisme, et le 
collectivisme, qui a pour but de rendre leurs instruments de 
travail aux travailleurs de la grande industrie, n'a qu'à conserver 
les leurs aux paysans, qui n'en ont jamais été dépossédés. 

Oui ne voit que c'est là un puéril abus de langage ? Si l'union 
des producteurs et des moyens de production suffisait pour créer 
le socialisme, l'économie médiévale, l'économie du petit atelier 
et de la petite boutique, aurait presque réalisé, pour son compte, 
la parfaite société socialiste. Or, qui oserait le prétendre? Le 
socialisme est autre chose: il entend être un régime de haute 
production et l'héritier direct d'un capitalisme progressif et 
techniquement supérieur. Ce n'est pas un idéai issu du cer- 
veau de pauvres paysans attardés à ime économie primitive, 
mais c'est une philosophie de producteurs parvenus au plus 
haut stade du perfectionnement technique et emportés tout à la 
fois par l'ivresse de produire et la volonté d'être libres. 

II semble bien au reste que, lorsqu'ils se sentaient un peu 
serrés dans la discussion, les auteurs du programme perdaient 
quelque peu patience et, non sans une désinvolture soudaine, se 
libéraient des « principes )>. « Si nous commençons à discuter 
« sur les principes jusqu'à perdre haleine, écrivait le Socia- 
« liste du 24 novembre 1S94, nous oublierons notre terrain, et 
« nous serons repoussés des campagnes avec la maigre con- 
« solation d'être restés fidèles à un programme qui n'était pas 
« fait pour elles )>. Ou encore : « L'on verra bientôt que parler 
« de la journée de huit heures dans les campagnes est aussi 



94 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

« une singulière sorte d'utopie, et, pis que cela, un coup d'épée 
« dans l'eau... Nous ne cachons rien, nous mettons simplement 
« chaque chose à sa place : notre programme industriel là où il 
« y a de l'industrie, notre programme agricole, là où il y a de 
({ l'agriculture », 

De Londres, le vieil Engels, qui détenait le sceptre de l'or- 
thodoxie, ne se gêna pas pour dire aux socialistes français qua- 
lifiés de « marxistes » de dures vérités. Dans un article publié 
par la Ncue Zcit peu après le Congrès de Nantes, il écrivait : « Il 
« semble que (les socialistes du Parti Ouvrier Français) veu- 
« lent conquérir (les paysans) tout de suite, peut-être même 
« pour les prochaines élections. Ils ne peuvent espérer qu'ils 
« atteindront ce but qu'en faisant des promesses très générales 
« et osées, qu'ils ne peuvent défendre que par des considérants 
« bien plus osés encore. Dès que l'on y regarde de près, on s'a- 
« perçoit que les promesses se contredisent (la promesse de 
« maintenir un état de choses que l'on dit être fatalement ap- 
« pelé à disparaître), que les mesures en particulier, n'auront 
« aucun effet (loi contre l'usure), ou bien qu'elles ne sont que 
« des revendications ouvrières absolument générales, ou qu'el- 
« les servent plutôt la grande propriété foncière, ou enfin que 
« leur portée dans l'intérêt du paysan est infime; de sorte que 
« la partie pratique du programme corrige les fautes premières 
« et réduit les grands mots de l'exposé des motifs à une mesure 
« tout à fait innocente. — Disons-le franchement : vu les pré- 
« jugés de la masse des petits paysans, préjugés qui sont fondés 
« sur toute sa situation économique, sur son éducation, sur sa 
« façon de vivre isolément, préjugés qui, avec cela, sont nourris 
« par la presse bourgeoise et les grands agriculteurs, nous ne 
« pourrons conquérir cette masse d'un coup, que si nous lui 
« faisons des promesses que nous savons ne pouvoir jamais 
« tenir. Nous sommes obligés de lui promettre de protéger sa 
« propriété dans tous les cas contre toutes les puissances écono- 
« miques en marche, et même de la délivrer de toutes les char- 
« ges qui, actuellement, l'oppriment: de faire du fermier un' 
« propriétaire, et de payer les dettes tlu propriétaire dont la 
« terre est grevée d'hypothèques. Si nous pouvions faire cela, 
« nous en arriverions de nouveau à ce point d'où l'état actuel, 
« nécessairement, est parti pour se développer. Nous n'aurions 
« pas sauvé le paysan, nous aurions retardé sa perte ». 

Et Engels assimilait à la démagogie antisémite, l'attitude du 
Parti Ouvrier Français à l'égard des petits propriétaires: 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE EN FRANCK 95 

« ... Notre intérêt, poursuivait-il, n'est pas de conquérir le 
rt petit paysan sur-le-champ, pour que, sur-le-champ, il nous 
« quitte, lorsque nous ne pouvons pas tenir nos promesses. Le 
(( paysan qui nous demande de maintenir la propriété paysan- 
« ne ne sera jamais un camarade, ni plus ni moins que le petit 
« patron qui, éternellement, veut rester patron. Ces gens sont 
« antisémites. Qu'ils aillent chez ceux-ci entendre la promesse 
« que leur petite propriété sera sauvée ; lorsqu'ils auront ap- 
« pris là-bas ce que veulent dire ces phrases sonores, et com- 
« ment les espérances des antisémites se réalisent, ils reconnaî- 
« tront, toujours plus nombreux, que nous, qui promettons 
« moins et qui cherchons le salut d'un autre côté, nous sommes 
« des gens plus siîrs. Si les Français avaient, comme nous, une 
« démagogie antisémite bruyante, ils n'auraient pas facilement 
« fait la faute de Nantes ! » Ni Guesde, ni Lafargue ne répon- 
dirent à la critique d'Engels : elle fut soigneusement passée sous 
silence, le Socialiste ne la mentionna même pas. 

Je ne prétends pas que les problèmes posés sous le nom de 
Question agraire soient simples à résoudre. Mais si l'on entend, 
par socialisme l'élaboration de notions et d'institutions nouvel- 
les, il faut s'habituer à ne considérer, comme créateur de ces no- 
tions et de ces institutions, que le seul mouvement ouvrier animé 
d'un esprit révolutionnaire. Tout ce qui est en dehors, tout ce qui 
appartient aux autres milieux, peut sans nul doute être l'objet 
de nos préoccupations, mais nous ne saurions prétendre faire là 
œuvre socialiste : tout au plus pouvons-nous nous inspirer des 
idées générales qui se dégagent de l'expérience ouvrière et es- 
sayer de nous guider, à travers les questions étrangères, à leur 
propre lueur. Je reviendrai d'ailleurs, dans un prochain numé- 
ro du Mouvement Socialiste, sur ces questions difficiles. En 
l'espèce, ce que j'ai voulu signaler, c'est la dégénérescence de 
plus en plus grande du socialisme français, sous l'influence 
d'intérêts électoraux (i). 

Au parlement, les socialistes manifestèrent, naturellement, un 
vif sentiment protectionniste pour les paysans. Leur attitude pra- 



(i) Pour montrer à quel point le programme agraire de Nantes ex- 
primait les conceptions communes à tous les socialistes français, 
il nous suffira de quelques citations. C'est ainsi que le programme agri- 
cole des << allcmanistes », adopté par le XIP Congrès National du 
P. O. S. R., tenu à Dijon en 1894, expose que « la jouissance (des pro- 
« priétés terriennes) sera maintenue à tous ceux des propriétaires qui 
« cultivent par eux-mêmes ». De son côté, Henri Turot, alors membre 
influent du parti blanquiste, faisait sien le programme de Nantes, dans 



96 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

tique, conforme, cette fois, à leur affirmation théorique, ne pou- 
vait pas être autre. Les petits propriétaires ruraux réclament, 
pour maintenir les prix, de fortes barièes douanièes et une 
rude intervention de l'Etat. De plus, le régime protectionniste, 
exilé de France depuis 1860 par le libre échange, venait d'y fai- 
re, en 1892, un retour triomphal. Le protectionnisme et l'inter- 
ventionisme ne sont-ils pas d'ailleurs les dieux de toute démo- 
cratie, qui se donne pour mission de mettre la force de l'Etat au 
service des pauvres et des faibles? Aussi Guesde avait eu beau 
écrire, le 4 mars 1891, dans le Socialiste: « Les socialistes n'ont à 
être ni protectionnistes, ni libre-échangistes, parce que ces di- 
vers rapports entre possédants — ou voleurs — de l'industrie et 
du commerce n'affectent pas, ne modifient en rien les rapports de 



un article de la « Petite République » du 16 septembre 1894: « Notre 
tâche est bien claire et bien simple en ce qui concerne notre action au 
point de vue agraire : 

« 1° Partout ovi le travailleur est en possession de son instrument de 
travail, — c'est le cas du petit propriétaire — le protéger contre la ra- 
pacité de ses puissants voisins et rechercher les moyens de diminuer les 
charges qui pèsent si lourdement sur lui. 

« 2° Améliorer, autant que possible, la situation du salarié agricole 
dans la société actuelle, sans abandonner, toutefois, notre idéal de sup- 
pression du salariat. 

« 2° Préparer enfin les intelligences à l'acceptation des transforma- 
tions économiques qui devront fatalement se produire dans le régime de 
la terre comme elles se sont déjà produites ailleurs, et essayer de faire 
collaborer les hommes à l'œuvre inéluctable de l'Evolution, au lieu 
d'organiser contre elle une résistance inutile et .néfaste ». 

Et, dans un article de la Dépêche de Toulouse du 12 novembre 1892, 
Jaurès n'avait-il pas, par. anticipation, exposé les conceptions théoriques 
formulées au Congrès de Nantes : 

« Comment ! nous, socialiste:, qui voulons que l'instrument de travail 
appartienne à celui qui trava:i'..->, nous irions arracher sa terre au paysan 
propriétaire, qui l'a acquise à force de labeur et qui l'ouvre, I ense- 
mence, la retourne de ses propres mains! Mais le paysan propriétaire, 
qui, avec sa famille, travaille son bien, réalise précisément, pour sa 
part, l'idéal socialiste. Et bien loin de l'inquiéter, nous voulons l'aider; 
nous voulons, par des mesures que je dirai tout à l'heure, le protéger 
contre ses ennemis, contre l'usure, contre l'hypothèque meurtrière. Êien 
loin d'ébranler la peine propriété paysanne, nous voulons la fortifier; 
nous voulons la multiplier aussi, autant que le comportent les condi- 
tions pratiques de la culture... 

« ...Donc, en deux mots sincères et clairs, quel est, en matière d'or- 
ganisation agricole, notre idéal? Nous voulons qu'il y ait le plus pos- 
sible de familles de paysans propriétaires, cultivant et possédant cha- 
cune un petit domaine. Et pour les grands domaines, pour ceux où il 
▼ aura intérêt à appliquer les procédés de la grande culture, de la cul- 
ture industrielle, nous voidons qu'ils appartiennent ^à des associations 
de paysans, aj-ant un chef, et se répartissant les produits du domaine 
selon l'importance du travail accompli par chacun d'eux ». 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE EN FRANCE 07 

voleurs à volés, qui existent entre capitalistes et prolétaires ». Il 
n'en soutint pas moins les diverses mesures tendant à une pro- 
tection efficace des produits ruraux et il n'y eut pas de plus ar- 
dent adepte de la proposition Jaurès, discutée en 1894, sur le 
monopole concédé à l'Etat de l'achat et de la vente des blés 
étrangers. Dans une brochure électorale, publiée en 1898. et sur 
laquelle nous aurons à revenir, Guesde dénombrait pour ses 
électeurs les réformes qu'il avait appuyées ou réclamées, à la 
Chambre. Il faut lire, dans le chapitre consacré aux « Cultiva- 
teurs », le paragraphe qui a trait aux « petits propriétaires... )> 
On n'y voit pas qu'il y ait autre chose que les banales revendica- 
tions des radicaux pour les paysans (i). 

La décadence électorale et parlementaire du socialisme fran- 
çais s'accuse encore dans la politique adoptée à l'égard du petit 
commerce et de la petite industrie. Petits boutiquiers et petits 
industriels, dont le sort est chaque jour compromis davantage 
par l'évolution économique, verront, comme les petits paysans, 
leur situation chancelante consolidée par les socialistes ! Dans le 
Manifeste adressé aux électeurs, à l'occasion des élections légis- 
latives de 1893, le Parti Ouvrier Français fait appel en ces ter- 
mes à la « classe moyenne » : « Le Parti Ouvrier ne s'adresse pas 
« seulement aux sans propriété d'aujourd'hui, mais aux 
« sans propriété de demain, c'est-à-dire à cette classe mo- 
« yenne que la concurrence de la grande industrie, du grand 
« commerce et de la grande culture frappe tous les jours mor- 
« tellement et qui se voit de plus en plus enlever, avec ses mo- 
rt yens de travail, l'indépendance qui lui est chère. — Et ce que 
« leur dit le Parti Ouvrier, c'est-à-dire le parti du travail, ouvert 
« à toutes les utilités et activités sociales, c'est ce que leur crie 
« une expérience de tout un siècle. C'est qu'ils n'ont rien à at- 
« tendre de la République de l'heure présente, tant qu'elle sera 
<( aux mains de la nouvelle féodalité industrielle, commerciale, 
« terrienne et financière qui. sous la diversité des étiquettes 
« gouvernementales, possède et exploite la France depuis 178g. 
« C'est qu'ils n'obtiendront satisfaction que autant qu'ins- 
« tallant leur classe au pouvoir, ils se mettront en mesure de 
« se servir eux-mêmes ». On pourrait répondre à ce INIanifeste 
que le règne de la « classe moyenne » est plutôt subordonné au 
triomphe des partis démocratiques. Mais nous n'en sommes pas 
à une inconséquence près. C'est toujours par la même contra- 



(i) « Les votes de Jules Guesde » (Roubaix, 1898, p. 10). 



98 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

diction qu'on parle aux classes moyennes à la fois de leur dispa- 
rition lointaine et de leur « conservation » immédiate. 

Ce qu'il y a de plus significatif, c'est le langage spécialement 
tenu au petit commerce. Les boutiquiers sont une grande force 
électorale : ils méritent donc une sollicitude particulière. On con- 
çoit que le parti socialiste, soucieux d'accroître son contingent 
électoral, ait songé à les conquérir. Mais il se heurtait ici à une 
difficulté singulière: un parti « ouvrier » ne saurait combattre 
un des adversaires les plus dangereux du petit commerce: la 
coopération de consommation. De fait, les socialistes français 
n'ont pas, au sens absolu du mot, été nettement hostiles à la 
coopération. Le Parti Ouvrier Français devait même trouver 
plus tard dans ses coopératives du Nord, imitées des coopérati- 
ves belges, de précieuses ressources financières. IMais Jules 
Guesde avait dénoncé si longtemps et avec tant d'àpreté, les 
<c dangers » de la coopération, que les arguments devaient fa- 
talement ralentir l'enthousiasme de ses adeptes pour toute ac" 
tion coopérative. Bien plus : cette attitude incertaine, cette demi- 
obscurité permettait facilement de faire entendre au petit com- 
merce des paroles d'amicale protection. 

On s'efforça d'abord de prouver qu'il existait une solidarité 
d'intérêts entre les petits marchands et les ouvriers. Ceux-ci ne 
dépendent-ils pas de la bonne situation économique du proléta- 
riat? Voilà le lien trouvé. « Pour le petit commerce, écrivait le 
<( Socialiste du 12 mai 1894, il est évident que moins les ouvriers 
(( touchent, comme salaire, moins ils travaillent, plus ils chô- 
« ment, moins les marchandises se vendent. Cet état de choses 
« empirant, c'est le petit commerce qui en paie les conséquen- 
<( ces » (i). Mais ce qu'il y a de plus grave, c'est que le Socia- 
lisme menace les petits commerçants, s'ils ne votent pas pour 
les socialistes, de fonder contre eux des coopératives. La coopé- 
ration n'a plus que la valeur d'une arme électorale. « Si le j^etit 



(i) En commentant l'article i" du Programme IMunicipal du « Parti 
Ouvrier Français », qui a trait aux cantines scolaires, Paul Latargue 
montre en ces termes quels avantages il promet aux petits commer- 
çants : 

« Pour îc petit commerce, qui pourvoit aux besoins de l'ouvrier, il 
bénéficiera de toutes les économies que réalisera le travailleur sur la 
nourriture de ses enfants; car c'est chez lui que se dépensent toutes ses 
ressources, et tout ce que l'on fait pour augmenter les ressources de la 
-JainUlc ouvrière ne fait que procurer de nouveaux moyens d'achat aux 
clients du petit commerce. Tant il est vrai que toute amélioration du 
sort de la classe ouvrière profite aux autres classes de la société (?) » 
ijLe Socialiste, g avril 1892). 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIUE EN FRANCE 99 

« commerce ne se hâte pas — lit-on dans le même article — 
« d'aider le peuple ouvrier dans la grande œuvre d'émancipa- 
« tion, forçant celui-ci à ne compter que sur lui-même, il l'en- 
« gagera implicitement à chercher dans la coopération (cet 
« autre danger pour lui), le moyen d'alimenter les ressources 
« de son budget de guerre de classe... Petits bourgeois, unis- 
<( sez-vous aux prolétaires ! » Ce n'est peut-être pas cependant ces 
lignes qui sont les plus démonstratives: je trouve dans le Socia- 
liste du 12 juin 1892 un article plus probant encore. Sous le titre 
« yiovt au petit commerce! », l'auteur prend hardiment la dé- 
fense du petit commerce contre un projet de loi sur les coo- 
pératives: « Voilà (les bourgeois) qui, dans un projet sur les 
(( sociétés coopératives, déjà voté par la Chambre et actuellement 
« en cours de discussion au Sénat, imaginent toute une série 
« d'explosifs pour faire sauter le petit commerce. Boutiquiers, 
« détaillants s'arrachaient les cheveux de désespoir devant la 
« main-mise sur leur clientèle par les Louvre, les Bon-Mar- 
« ché, les Potin... Et les gens d'ordre, les conservateurs républi- 
« cains et monarchistes dont ils se sont fait les soutiens, Icttr 
« répondent en leur suscitant un nouvel et non moins dange- 
« reux ennemi : la coopérative de consommation, qu'ils sont en 
« train d'armer de toute espèce de privilèges. Pour les coopéra- 
« tives, pas de licence de détail, pas d'impôt sur le revenu... » 
L'auteur de l'article ne s'insurge pas directement, cela va sans 
dire, contre cette législation nouvelle : il nous explique qu'il se 
contente d'en prendre acte et de passer ces mesures au passif de 
la bourgeoisie. « Quoique nous ne voyons pas, explique-t-il, le sa- 
« lut. mais un simple joujou, dans la coopération ultra limitée, 
« à laquelle on pousse, sans y croire soi-même, la classe ouvriè- 
« re, nous ne pouvons que porter à l'actif de la transformation 
« sociale ou socialiste tout ce qui tend à désindividualiser les 
« grandes fonctions économiques, d'ordre distributif ou produc- 
« tif. Mais nous sommes bien obligés de déterminer les consé- 
« quences: ce sont la mort précipitée, l'achèvement f:e la pe- 
({ tite bourgeoisie, ravacholée par la grosse bourgeoisie parle- 
« mentaire dans laquelle elle avait mis toutes ses espérances... 
« S il leur plait d'être ainsi aidés à mourir par leurs frères et 
« amis, c'est leur affaire. Dans le cas contraire, qu'ils n'oublient 
« pas que le Parti Ouvrier leur est ouvert ». Où trouver lan- 
gage plus équivoque et plus manifestement destiné à séduire le 
petit commerce? 

(A suivre). Hubert Lagardelle. 



Plekhanoff contre le Syndicalisme ^'^ 

IV 

Syndicalisme et Social-Démocratie 

Faisons maintenant une chose invraisemblable. Prenons au 
sérieux ce brave Plekhanoff. Oublions pour un instant ses ajlu- 
res prétentieuses et impératives, le baldaquin de papier doré sur 
lequel il s'exhibe à l'admiration de son lecteur, ses excommuni- 
cations et ses arrêts. Demandons-nous brièvement une chose très 
simple : comment il arrive que des écrivains et des hommes poli- 
tiques « officiels )) de la Social-démocratie éprouvent tant de dif- 
ficulté à comprendre ce qu'est le syndicaHsme, et pourquoi — 
quand ils ne le dénoncent pas aux autorités supérieures — ils ne 
savent pas lui rendre justice. Que le lecteur me permette ici, une 
fois par hasard, de montrer quelque humanité pour ce bon gros 
Plekhanoff et de lui donner raison. Il m'apparaît comme une oie 
bien grasse, surprise par la pluie hors de chez elle, et toute trem- 
blante sous le vent et l'averse. Mettons-le à l'abri, et faisons-lui 
cette confidence: il est vrai qu'entre la Social-démocratie et 
le Syndicalisme, il n'y a jamais rien eu de. commun. Lorsque 
Plekhanoff se donne tant de peine à le démontrer, il faut tout de 
suite être de son avis. II s'ensuit simplement que le marxisme et 
la Social'démocratie ne s'entendent pas bien. Après nous être 
montré ainsi indulgent, attrapons l'oie et intimons-lui de se tenir 
tranquille à l'étable. Car nous traitons ici ' des points de doc- 
trine et les oies n'y sont pas à leur place. Qu'elles ne battent pas 
des ailes, qu'elles ne fassent pas de bruit, qu'elles s'accroupissent 
dans un coin et tâchent de se remettre du mauvais temps. Ce sera 
autant de gagné pour elles. 

Au fait. Les moments de la richesse bourgeoise sont des tran- 
sactions contractuelles. J'achète et je vends, j'accepte une obli- 
gation et j'ai droit à une compensation. L'ensemble sans fin de 
toutes les circonstances qui déterminent la richesse bourgeoise 



(i) Voir les numéros 198, 201 et 206 du Mouvement Socialiste. 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME lOl 

est un ensemble d'obligations contractuelles. La protection de la 
richesse bourgeoise est une protection des obligations contrac- 
tuelles, la garantie accordée pour l'accomplissement des con- 
trats, là où vraiment il s'agit d'obligations à remplir, la certitu- 
de que le manquement à cette obligation donne lieu à répara- 
tion. 

Nous avons là le premier élément impersonnel de la garantie 
accordée à la richesse bourgeoise par l'Etat bourgeois. De plus, 
la même richesse prend un aspect mobile. La bourgeoisie porte 
à sa plus haute puissance la mobilisation de la richesse, parve- 
nant à rendre fluide (Act Torrens) la propriété foncière elle- 
même. L'augmentation de la richesse est même conçue comme 
une conséquence de sa fluidité. Les économistes reflètent cet 
état d'âme de la classe et de la société bourgeoises, en se décla- 
rant incapables de distinguer l'industrie du commerce et en con- 
sidérant comme productives aussi bien les transformations ma- 
térielles employées par l'industrie, que les transformations dans 
le temps et dans l'espace propres au commerce. Pantaleoni affir- 
me même que l'échange est une sorte de production, comme la 
production est une sorte d'échange. Richesse mobile signifie ri- 
chesse qui ne se fixe pas dans une personne ou dans une classe. 

Protéger la richesse « mobile » veut dire protéger une ri- 
chesse qui ne s'identifie pas illico et immêdîaiiin avec une per- 
sonne ou avec une classe. 

Lorsque l'Etat protège la richesse bourgeoise, il ne protège 
plus une classe ou un genre de personnes déterminées, et rien 
que ces personnes et rien d'autre, et qui sont telles de par leur 
naissance. Voilà le second caractère impersonnel de la protec- 
tion étatique bourgeoise. 

La protection étatique est une protection ad rem. L'Etat 
prend un caractère bourgeois à partir du moment oti il protège 
non pas une classe de personnes, privilégiées par leur naissance 
et par leur condition sociale, mais où il protège la richesse par- 
ce qu'elle est la richesse — et par conséquent son détenteur im- 
médiat. Ce caractère impersonnel et objectif de l'Etat bourgeois 
(ou marchand) est poussé à tel point qu'il protège la possession 
frauduleuse elle-même, avant que la fraude soit prouvée. Il 
faut se garder de considérer l'Etat bourgeois comme la proprié- 
té des personnes qui composent la classe bourgeoise, mais il 
faut l'envisager comme le représentant de la richesse bourgeoise 
impersonnelle. Quelques non-sens du marxisme orthodoxe sont 
évités par cette substitution, qui d'ailleurs est tout-à-fait confor- 



102 LE MOUVEiMlîNT SOCIALISTE 

me à la théorie marxiste du caractère idéaliste et passif de 
l'Etat bourgeois. 

. La question de personnes, au point de vue de l'Etat bourgeois, 
a peu d'importance. Par exemple, il n'est pas vrai, dans un cer- 
tain sens, qu'en Allemagne l'Etat soit encore féodal, c'est-à-dire 
qu'il soit le domaine de la classe aristocratique qui en détient 
les plus hautes charges, et s'identifie avec l'armée, instrument 
spécifique de la force organisée de l'Etat. Mais cet Etat est 'bien 
bourgeois, car il a su parvenir à ce degré d'impersonnalité oîi 
toute sorte et toute forme de richesse est protégée dans l'acte de 
sa formation et de son aliénation, et il assure les conditions 
fondamentales et élémentaires de l'existence de la société bour- 
geoise. Une des plus grandes difficultés qu'on retrouve dans la 
révolution russe, est ce fait : que l'Etat bureaucratique et féodal 
a montré qu'il savait s'adapter aux exigences d'une société bour- 
geoise. Les défaillances bourgeoises de l'Etat allemand et de 
l'Etat russe sont le reflet des défaillances morales des classes 
bourgeoises de ces deux Etats. 

Le caractère impersonnel de l'Etat bourgeois en explique le 
fonctionnement. Dans le vieux Etat féodal, les personnes com= 
posant la classe aristocratique et l'Etat ne font qu'un. A la veil- 
le de la révolution politique, l'aristocratie anglaise dominait 
d'une façon absolue la société : cette domination avait comme 
fondement la richesse immobilière. En 1793, le lord de la jus- 
tice de Clerck disait aux jurés (nous dit Ostrogorski dans son 
enquête classique sur le fonctionnement de la démocratie en 
Angleterre et en Amérique, œuvre qui honore la pensée russe 
et maintient dignement la science russe) : « la nation n'a au- 
cune prise sur la canaille » qui ne possède que des biens mobi- 
liers. Le seïf-government est le gouvernement du lord, et l'image 
réduite du gouvernement de l'aristocratie : religion. Etat, admi- 
nistration, tout relève du domaine de l'aristocratie. 

Cela n'est plus possible dans l'Etat bourgeois. La classe bour- 
geoise domine, mais impersonnellement. Elle domine dans ce 
sens que l'Etat se préoccupe surtout de son existence et de sa ri- 
chesse ; mais cela ne veut pas dire que chaque bourgeois gouver- 
ne en personne, ou du moins comme dans l'Etat féodal, que 
l'Etat a des devoirs particuliers à l'égard de sa propre person- 
ne. Il est possible ainsi que les exigences politiques spéciales de 
la société bourgeoise soient représentées par des hommes ap- 
partenant non pas à la classe bourgeoise, mais à d'kutres grou- 
pements et classes qui, du point de vue des personnes qui- les 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 103 

composent, sont parvenus à garder pour eux-mêmes un véritable 
monopole des offices de l'Etat. Le socialiste Briand, en France, 
et le féodal Stolypine, en Russie, font à un égal degré les af- 
faires de la classe bourgeoise, et même de la richesse bourgeoi- 
se impersonnelle. 

Le caractère de la richesse bourgeoise explique le gouverne- 
ment par les partis. Cette richesse est un flux permanent et ne 
s'identifie pas à une personne quelconque d'une manière durable. 
La classe bourgeoise ne gouverne pas par elle-même, mais par 
l'entremise de ceux qui assument de défendre ses principes et 
les conditions élémentaires d'existence de la société bourgeoise. 
Les (( partis » sont une création propre de la bourgeoisie. On 
peut dire même que la formation des partis date de la révolu- 
tion industrielle. Horace Walpole nous dit la stupeur des clas- 
ses dominantes, lors des premières réunions des associations 
constitutionnelles (1769), qui s'arrogeaient le droit de discu- 
ter les arguments des prérogatives des Chambres. Stupeur naï- 
ve, dérivant de l'immaturité politique même de la classe bour- 
geoise, ne connaissant pas encore parfaitement les nécessités lo- 
giques de son gouvernement. Aujourd'hui, le gouvernement, au 
moyen des partis, est une nécessité de la vie individuelle elle- 
même du bourgeois. L'industrie absorbe toute la vie et toute 
l'attention de chaque bourgeois et ne lui donne pas le temps de 
prendre soin des intérêts généraux du pays et de sa classe, qui 
doivent être par conséquent confiés à un clan particulier de per- 
sonnes qui font de la politique leur métier. Naturellement, le 
succès de ces gens-là est en raison directe de l'habileté avec la- 
quelle ils savent sauvegarder les intérêts de la bourgeoisie. La 
politique, devenue une branche de la division générale du tra- 
vail social, peut être traitée comme une véritable industrie ou 
une vraie science, selon les divers points de vue, et elle peut, 
comme il arrive de toutes les activités traitées avec un soin 
spécial et différenciées, donner des résultats supérieurs. La clas- 
se bourgeoise parvient de la sorte à être mieux servie que si elle 
exerçait directement le pouvoir. Les gaffes de la politique direc- 
te sont les traits spécifiques de la classe aristocratique. 

La prédominance, dans les parlements, des avocats, est une 
juste exigence du régime bourgeois, qui, étant établi sur le con- 
trat, demande des capacités juridiques considérables à ceux qui 
traitent les affaires générales de la classe bourgeoise. Le gou- 
vernement bourgeois ne doit pas résoudre les problèmes techni- 



10-4 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

ques de l'économie, qui sont laissés à la capacité, à l'initiative et à 
la responsabilité des particuliers; mais il doit sauvegarder et 
assurer le respect des conditions générales qui rendent possible 
à chacun de développer son action et de jouir des avantages de 
sa situation. Lorsque Spencer, et derrière lui, un très grand 
nombre de critique et de petits critiques, se sont plaints de l'in- 
capacité technique des parlements, ils ne se sont pas aperçus 
que les parlements ne doivent justement rien connaître' aux 
questions techniques, car leur rôle doit se borner à assurer le 
respect des formes légales, dans lesquelles se développe le privi- 
lège capitaliste. 

Nous avons déjà dit que les moments qui constituent la riches- 
se bourgeoise sont nombreux. Les différents partis bourgeois 
correspondent à ces dift'érents moments. Aucun d'eux, comme 
il est facile de le comprendre, ne s'identifie avec les personnes 
qui jouissent de ce moment de la richesse capitale. De même 
qu'un Etat bourgeois n'est pas un gouvernement composé de gens 
de la classe bourgeoise, de même un parti agrarien, libéral, pro- 
tectiomiiste ou réactionnaire n'est pas forcément composé d'a- 
griculteurs, de commerçants, d'industriels ou de propriétaires 
d'immeubles. 

Les partis purement « économiques » représentent une bizar- 
rerie momentanée, sont des enfants morts-nés ou destinés à une 
prompte dissolution. L'industriel qui travaille ne peut pas faire 
de la politiciue, et doit la laisser faire aux gens qui idéoîogiqvie- 
ment reflètent sa position de classe ; s'il fait de la politique, tant 
pis pour la politique et pour lui; ses affaires iront au diable et 
sa politique sera une mascarade. A chacun le sien, et la politique 
aux politiciens, au moins jusqu'au jour où l'intérêt individuel 
coïncidera avec l'intérêt collectif. Or, pour la bourgeoi- 
sie et tant que durera le régime capitaliste, l'intérêt de chaque 
capitaliste sera en opposition avec l'intérêt des autres capitalis- 
tes, ou il en sera séparé. 

L'Etat et le parti doivent se borner à assurer les conditions 
générales d'existence du régime capitaliste: la sûreté de la pos- 
session, la liberté contractuelle, l'ordre public, un bon régime 
monétaire, un régime douanier satisfaisant, l'instruction, la jus- 
tice et les communications. La possibilité pour l'Etat de répondre 
à ces conditions est en raison inverse de son identification avec 
un moment ou un aspect quelconque de la richesse capitaliste. 
Un Etat tout à fait agrarien ou complètement lié aux financiers 
ou aux commerçants ou aux industriels ou à telle ou telle càté- 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 105 

gorie d'industriels, n'est plus un Etat capitaliste. En effet, la ca- 
ractéristique de l'Etat capitaliste est son impersonnalité. Dès 
qu'il se prend à protéger une catégorie particulière de person- 
nes et qu'il s'identifie avec elles, il reproduit la situation de 
l'Etat féodal ; il devient une chose privée, le domaine particulier 
d'un groupe de personnes. Il est dès lors co-intéressé aux raisons 
économiques de la vie du groupe social particulier qu'il repré- 
sente. Il perd sa qualité de tuteur des intérêts généraux de la 
société, et il se transforme en bras séculier d'un groupe d'intérêts 
économiques qualifiés. Naturellement, plus l'Etat est radicale- 
ment capitaliste et plus il voudra s'afficher neutre devant tous les 
groupes de la classe capitaliste : c'est-à-dire qu'il sera ouvert 
davantage et momentanément à chacun d'eux. Dans les limites 
où le jeu des partis est actif, ceux-ci assurent le caractère ri- 
goureusement capitaliste de l'Etat et représentent une condi- 
tion indispensable de son existence. 



La richesse bourgeoise comprend des relations contractuelles, 
même avec des éléments qui ne sont pas bourgeois. Le plus 
grand nombre de ces relations, a même comme contre-partie un 
élément non bourgeois: le travail salarié. L'importance de cette 
espèce de transactions prime toutes les autres, et l'Etat, pour en 
assurer l'accomplissement, est obligé, par la force des choses, de 
s'occuper des deux parties. Par rapport à l'Etat bourgeois, le 
travail salarié est un moment de la richesse capitaliste, bien que 
la ladrerie de chaque bourgeois soit toujours disposée à abuser 
de la situation privilégiée dans laquelle le capital se trouve en 
rapport au travail. A partir du moment où l'Etat perd toute per- 
sonnalité et assure la défense générale des intérêts capitalistes, 
la condition du travailleur salarié, dans les limites des tran- 
sactions contractuelles, devient pour lui, aussi importante que la 
condition du capital salarié. 

La classe ouvrière constitue après tout la source des revenus 
des capitalistes. Le capitaliste, lui, oublierait volontiers, à l'égard 
du travailleur, toute humanité et toute justice; mais l'Etat ne 
représente pas le capitaliste ni la classe capitaliste, ni même le 
capital considéré comme étant la richesse présente et future de 
la classe capitaliste. La condition d'existence de la classe ou- 
vrière lui apparaît donc comme un moment indispensable de la 
richesse capitaliste. L'intérêt capitaliste lui-même met l'Etat 
bourgeois sur le chemin des revendications de la classe ouvrière, 



lOG LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

en tant que compatibles avec l'existence de la société capitaliste 
et avec l'intérêt bourgeois. 

3*Iais tout cela n'est vrai que comme une simple possibilité. 
L'Etat bourgeois est purement passif. Les intérêts sociaux ne 
s'annoncent à sa conscience que sous la forme de « parti ». Lors- 
que le parti, peu importe s'il est parlementaire ou non, est cons- 
titué, l'attention de l'Etat se porte sur l'intérêt qu'il représente. 
S'il n'existe pas de parti, cet intérêt lui apparaît comme une 
agitation subversive, une indiscipline morale. Mais lorsqu'il a à 
faire au parti, l'Etat devient forcément aimable. Nous avons 
déjà vu que l'intérêt prolétaire est un moment de la richesse 
bourgeoise : aussitôt que le parti prolétarien est constitué, l'E- 
tat €St tout de suite porté à voir en lui le complément qui lui 
faisait défaut comme représentant des intérêts généraux de la 
société capitaliste. L'Etat s'apercevait qu'il n'était pas assez 
capitaliste lorsque l'appui du parti ouvrier faisait encore dé- 
faut. Avant que ce moment arrivât, il y avait comme une sorte 
de protection qui lui échappait. Il a maintenant la satisfaction 
de connaître entièrement son but. Les premiers moments de 
surprise passés, il est tout disposé à admettre que l'existence du 
parti ouvrier lui a été profitable. L'hypocrisie électorale dans les 
pays démocratiques et la morgue bureaucratique dans les pays 
féodaux, peuvent s'efïorcer de cacher le fait, mais l'Etat finit 
toujours par se trahir, et il admet volontiers que le parti prolé- 
taire l'a rappelé à une mission qui lui échappait auparavant, en 
lui révélant un devoir pour lequel les temps étaient mûrs. C'est 
ainsi que, dons une forme bigarre et tortueuse, l'Etat proclame 
que le fonctionnement du parti prolétaire est indispensable à son 
existence. C'est ainsi, par contre, qu'il apparaît clairement que 
le mouvement prolétaire sert, dans sa forme de parti politique, 
à la conservation de l'Etat bourgeois. 

Naturellement il est sous-entendu que cet effet du mouve- 
ment prolétaire était inévitable et par cela même nécessaire. • 
Marx dit que les syndicats naissent de l'effort des prolétaires à 
défendre les conditions de leur travail et il ajoute que cette 
lutte durera autant que le régime capitaliste. Or, la lutte pour la 
défense des conditions du travail, c'est-à-dire la lutte pour la 
diminution des heures de travail, pour la protection de la vie des 
prolétaires, etc., est une lutte qui se développe sur la même base 
du contrat capitaliste du travail et trouve assurées, par consé- 
quent, les conditions de son développement, par l'Etat bourgeois 
lui-même, — pourvu qu'elle reste dans la sphère de celui-ci et 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 107 

qu'elle suive les différentes fonctions de la bourgeoisie, dans ces 
assemblées électives où l'on discute et l'on conquiert les droits 
des citoyens, tout eu restant dans la limite de la constitution 
existante. L'action légale et parlementaire est une nécessité de 
l'action prolétarienne elle-même. 

Naturellement, elle ne peut pas donner plus que ce qu'elle 
comporte : la garantie des droits communs des citoyens, dans la 
sphère de la société existante. Elle exclut, par définition, la pos- 
sibilité de l'émancipation totale du prolétariat. Mais même dans 
les modestes limites qui lui sont propres, elle offre des avanta- 
ges considérables, auxquels le prolétariat ne peut pas renoncer. 
Les syndicalistes italiens ont toujours affirmé la nécessité de 
l'action parlementaire, tout en ne se dissimulant pas les inconvé- 
nients personnels et transitoires qu'elle provoque. Leur point de 
vue n'était point déterminé par des préoccupations d'opportuni- 
té, mais par ds évidentes nécessités logiques de doctrine. Les 
prolétaires ont suivi spontanément ce chemin. Les syndicalistes 
ne peuvent pas repousser l'enseignement contenu dans toute 
l'histoire du mouvement ouvrier. 

Il faut cependant observer que le « parti » du prolétariat se 
trouve, par rapport à celui-ci, dans les mêmes relations dans les- 
quelles se trouvent, par rapport aux différentes fractions de la 
bourgeoisie, les différents partis politiques qui représentent ces 
fractions. De même que ces derniers sont en général constitués 
par des politiciens a professionnels » qui n'ont aucun lien direct 
avec les groupements sociaux qu'ils représentent, c'est-à-dire par 
des hommes ne sortant pas, par leur naissance, de ces groupe- 
ments; de même le « parti » politique du prolétariat n'est pas 
toujours composé de prolétaires ou d'hommes qui vivent com- 
me les prolétaires dans les usines capitalistes. 

Cela, d'ailleurs, dérive de la nature même du problème que le 
« parti » politique du prolétariat (parti socialiste) doit résoudre. 
Ce parti ne doit point résoudre des problèmes « techniques » de 
nature économique ; il doit tout simplement garantir au prolé- 
tariat le droit commun de défendre les intérêts, en tant qu'ils 
résultent du contrat du travail. II suffit de rappeler comment, 
dans le régime capitaliste, la responsabilité de l'entreprise in- 
combe à l'entrepreneur et comment, par cela même, celui-ci est 
chargé exclusivement du côté technique de l'entreprise, pour 
comprendre que le « parti » politique du prolétariat ne doit pas 
s'occuper de problèmes techniques, d'économie. Pour ce qui est 
des offices généraux de protection, ils exigent une attitude spé- 



108 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

ciale aux problèmes juridiques, attitude qui est le but propre des 
partis et qui explique la grande prédominance des avocats dans 
presque tous les partis, y compris le parti du prolétariat. Entre 
classes et parti il suffit d'une convergence générique de l'idéo- 
logie avec la manière de vivre, de façon que ce qui est un be- 
soin matériel de la classe devienne un besoin idéal du parti, et 
que les besoins et les exigences de la classe économicjue soient 
idéalement ceux de tout membre du parti. Mais, au fofid, le 
parti ne sent les besoins de la classe que comme un contre-coup 
de la pensée qui raisonne. La « conscience de classe » du parti 
n'est habituellement qu'un produit cérébral bien peu solide. 

Ce qui neutralise l'Etat bourgeois, par rapport aux différentes 
fractions de la bourgeoisie, c'est son accessibilité à chacune de 
celles-ci. Il ne s'identifie donc, avec aucune d'elles. 

Nous avons vu que le parti socialiste, en soutenant les intérêts 
de la classe ouvrière au point de vue du contrat de travail, et en 
admettant par cela même, l'existence tout à la fois de la classe 
salariée et de la classe capitaliste, concourt lui aussi à la conser- 
vation de l'Etat bourgeois. 

Naturellement, nous ne nous occupons pas ici des cas de 
dégénérescence et des exemples que nous fournissent certains 
pays où, comme en Italie, le peu de correction de la vie publique 
permet à des conservateurs de s'appeler socialistes, d'envahir le 
parti du prolétariat, de s'en emparer, de le faire marcher au gré 
des intérêts de la bourgeoisie. En pratique, le cas n'a pas beau- 
coup d'importance, car la diffusion même de la culture socialiste 
et le sentiment de classe des ouvriers doivent un jour ou l'autre 
démasquer les fraudeurs et substituer le parti légitime et correct 
au parti postiche et adultérin. Nous nous rapportons ici à un 
parti politique du prolétariat qui refléterait honnêtement les exi= 
gences de la classe ouvrière et en serait le défenseur désintéressé. 
Nous voyons que même dans ce cas, le « parti » ne peut ainsi 
agir révolutionnairement. 

La concurrence électorale, la spéculation politique, la crainte 
du nouveau peuvent, au commencement, effaroucher l'opinion 
publique, mais, aussitôt que cette opinion se familiarise avec 
l'action du parti socialiste, l'inocuité révolutionnaire et l'utilité 
immédiates du parti socialiste apparaissent évidentes. Giolitti 
s'est plaint que, à Naples, il n'y ait pas un plus grand nombre de 
députés socialistes, et que ceux qui y sont ressemblent si peu au... 
citoyen Morgari ! 

Imaginez maintenant que ce parti arrive au pouvoir pour y 



PLIÎKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 109 

réaliser son « programme maximum » : il devra quand même 
agir comme un parti bourgeois. Tout cela peut sembler para- 
doxal. Ce n'est cependant qu'une très humble vérité... pourvu 
qu'on se donne la peine de réfléchir. Et voici comment. 

Plekhanoiï affirme que les prolétaires, en arrivant au pou- 
voir, doivent abolir, par nue loi, la propriété privée. Il faut noter 
que Plekhanofï, lorsqu'il dit « prolétariat » dit « parti socialis- 
te )). Voyons maintenant pourquoi le parti socialiste, en arrivant 
au pouvoir, doit réaliser ses plans par une loi. Evidemment, par- 
ce que l'abolition de la propriété privée n'est pas encore un fait 
accompli et provoque certaines hostilités. En efïet, Y usage ne 
donne jamais lieu à une loi, car il est suivi spontanément par 
tout le monde. Le consentement qui n'est pas soumis à des alter- 
natives, qui n'enferme pas en lui un jugement entre l'opportunité 
de la règle et la peine, ne donne jamais lieu à une loi. La loi 
abolit donc la propriété privée, parce qu'il y a toujours quel- 
qu'un qui en réclame le maintien. Mais, qui donc veut garder 
cette propriété? 

Les capitalistes évidemment. Or, si les capitalistes veulent gar- 
der la propriété privée, cela veut dire que la fonction de capi- 
taliste existe toujours, c'est-à-dire que les attributions propres au 
capitaliste — épargner, transformer l'épargne en capital, orga- 
niser les entreprises, les diriger, les administrer; découvrir les 
courants du commerce et les associations productives plus avan- 
tageuses — sont encore, naturellement et historiquement, les 
monopoles de la classe capitaHste. Abolir, dans ces conditions, la 
propriété privée, signifie désorganiser la production, paralyser 
les processus économiques. Abolie aujourd'hui, la propriété pri- 
vée renaîtrait plus glorieuse, demain, à l'instar de la religion ca- 
tholique abolie par la Convention Nationale. L'abolition de la 
propriété privée, décrétée par un (( parti )) victorieux et par 
une « loi », n'est donc qu'une nouvelle et définitive preuve de 
la supériorité de la propriété privée par rapport à tout autre sys- 
tème de propriété. 

Mais si l'abolition de la propriété par le « parti )> victorieux, 
se vérifie lorsque les fonctions capitalistes de l'entreprise ont été 
absorbées par la classe ouvrière, et que, par conséquent, la for- 
me capitaliste de la propriété est déjà disparue, alors, le parti ne 
peut qu'abolir la propriété ouvrière et substituer à la possession 
des moyens de production des ouvriers, la possession des moyens 
de production de l'Etat.. Le parti n-c pourrait accomplir que 
l'expropriation des ouvriers. 



110 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Or, si la propriété capitaliste consiste dans le fait que le pro- 
ducteur est séparé du moyen de production, il est clair que l'E- 
tat, en abolissant la propriété privée, séparerait à nouveau le pro- 
ducteur et le moyen de production, en rétablissant, par consé- 
quent, la propriété capitaliste, quoique sous la forme étatique! 
Il en résulte que l'abolition par une loi, de la propriété privée, 
est une absurdité économique dont la société se venge en rétablis- 
sant, le lendemain, cette propriété, ou une expropriation du tra- 
vailleur direct, c'est-à-dire le rétablissement, sous une forme éta- 
tique, de la propriété capitaliste. Il n'y a pas une troisième porte 
de sortie. On voit donc, aussi bien dans un cas que dans d'autre, 
à quelle piteuse plaisanterie aboutit la révolution sociale, prévue 
par la Social-démocratie. 

Il y a déjà belle lurette que la Social-démocratie a eu l'intui- 
tiori de cela. Elle a donc mis de côté les rêveries d'avenir et ne 
se soucie plus que de l'action immédiate. Elle a répondu par une 
adhésion formelle ou tacite au conseil de Bernstein, d'être ouver- 
tement elle-même, c'est-à-dire un parti de réform.es ouvrières, 
ayant comme base le système capitaliste de production. La So- 
cial-démocratie s'est aperçue que si elle peut quelque chose, elle 
le peut sur ce terrain. 

Les (( partis )> n'ont aucune prise sur les formes de la « pro- 
duction » ; c'est aux instruments mêmes du processus économique 
de modifier d'abord, de changer et de détruire ensuite ces for- 
mes. Toute intervention des partis est nuisible. Ils mettent 
en avant, pai leur intervention, des considérations et des forces 
étrangères au processus économique. La Social-démocratie ne 
peut qu'aider au processus économique qui se développe près 
d'elle, tout en restant en dehors de sa sphère d'action. Elle doit 
se borner à écarter les obstacles qui peuvent successivement s'op- 
poser à l'action des forces économiques ; mais comme il est ab- 
surde qu'elle puisse réorganiser la société — elle qui n'est 
qu'un « parti », c'est-à-dire le produit le plus superficiel et le 
moins important d'une société déterminée — il est enfantin 
qu'elle pense vouloir diriger ce mouvement ouvrier dont 
elle est née. > 

Tous les partis, sans exception, les plus bourgeois comme les 
plus prolétaires, sont nés sur le terrain de la société capitaliste et 
concourent à son fonctionnement. Leur action — aussi radicale 
et aussi subversive qu'elle puisse paraître — répond aux besoins 
organiques de cette société et concourt à en assurer l'existence. 
Il en est tout autrement des Syndicats, qui naissent en marge 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISMK 111 

de la société capitaliste, et répondent aux besoins exclusifs de la 
classe ouvrière. 

Le lecteur comprendra maintenant facilement en quoi consis- 
te le hiatus qui sépare le syndicalisme révolutionnaire de la So- 
cial-démocratie. Ce qui donne à l'Etat bourgeois son aspect par- 
ticulier, d'abstraction et de généralité, c'est le fait que la riches- 
se capitaliste et les personnes des capitalistes peuvent facilement 
s'en séparer. Elles peuvent, en effet, s'en séparer par le contrat, 
qui met l'objet d'un côté et les contractants de l'autre. Dans la 
classe ouvrière, le travail et ceux qui l'accomplissent, ne forment 
qu'une seule chose. Certes, ils peuvent se séparer idéalement, 
mais en fait, ils restent toujours intimement et indissolublement 
liés, de façon à former un tout homogène et inséparable. La pro- 
tection du travail est la protection de l'ouvrier; l'émancipation 
du travail est l'émancipation de l'ouvrier. Par contre, la protec- 
tion du capital est une chose bien distincte de la protection du 
capitaliste, par rapport auquel le capital est un ensemble de 
biens distincts et séparés, revêtant une forme particulière: l'ins- 
trumentalité productive. Ce fait rend possible que dans la clas- 
se capitaliste, le parti soit distinct de la classe ; le fait opposé, par 
contre, ne permet pas que, dans la classe ouvrière, le parti se 
confonde avec la classe. 

Comme nous l'avons déjà vu, « le parti » prolétaire (social-dé- 
mocratie) n'est jamais un parti qui reflète des moments essen- 
tiellement et exclusivement ouvriers. Le « parti » prolétaire (so- 
cial-démocratie) né au confluent d'un intérêt prolétaire et d'un 
intérêt capitaliste doit, par conséquent, chercher plutôt à mettre 
d'accord ces deux intérêts que parvenir à en approfondir le dis- 
sentiment. La social-démocratie est une organisation d'intérêts 
généraux prolétaires-bourgeois plutôt qu'un parti de la classe ou- 
zrière. 

Les moments exclusivement prolétariens sont représentés par 
le syndicat. Marx avait indiqué depuis longtemps le processus 
par lequel le syndicat de métier devient le représentant des in- 
térêts actuels de la classe ouvrière. On voit encore une fois avec 
quelle sorte d'exactitude les syndicalistes proclament qu'ils sont 
les « héritiers légitimes de la pensée marxiste ». Je reproduis ici 
la motion sur les syndicats, que Marx proposait à Genève, au 
Congrès de Vlntcrnatioualc (1866) : 

Les syndicats dans le passé. — Le capital représente une force so- 
ciale concentrée; les travailleurs ne possèdent que leur capacité indi- 



112 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

viduelle de travail. Le contrat de travail, par conséquent, n'est pas 
fondé sur des conditions équitables. La force sociale des ouvriers 
consiste dans leur quantité, mais elle est paralysée par leurs discor- 
des. La concurrence brise la force de résistance des ouvriers. 

Les syndicats sont nés de l'effort fait par les ouvriers pour écarter 
la concurrence existant entre eux, et pour obtenir au moins des con- 
ditions pouvant les arracher à un état assez près de l'esclavage. Le 
but des syndicats se borne, par conséquent, à la lutte immédiate entre 
travail et capital, c'est-à-dire aux questions du salaire et des jour- 
nées de travail, et sert de moyen pour combattre les abus du capital. 
Cette action des syndicats est non seulement légitime, mais nécessai- 
re. Elle ne peut cesser tant qu'existera le régime actuel. 

Elle doit, par contre, se généraliser toujours davantage par l'union 
des syndicats de tous les pays.' 

Les syndicats, d'ailleurs, sont devenus spontanément les centres 
de gravité de l'organisation de la classe ouvrière, de même que les 
municipalités et les communes furent le centre d'organisation de la 
classe bourgeoise. Mais si les syndicats sont nécessaires pour l'ac- 
complissement de cette première action dans la lutte entre le capi- 
tal et le travail qui est une véritable guerre civile, leur importance 
augmente par rapport à leur seconde fin, qui consiste à détruire le 
régime capitaliste. 

2. Les syndicats dans le présent. — Les syndicats ont trop porté 
jusqu'à présent leur attention sur la lutte immédiate contre le capi- 
tal et trop peu sur la lutte contre le système actuel de production. 
Ils se sont éloignés par conséquent du mouvement général, social et 
politique; ils ont semblé, cependanti au moins en Angleterre, se ré- 
veiller dans ces derniers temps à la conscience de leur grand problè- 
me historique... 

5. Les syndicats dans l'avenir. — A part leur action contre les 
abus immédiats du capital, les syndicats doivent apprendre à agir 
consciemment comme des points centraux de l'organisation de la clas- 
se ouvrière ayant comme but principal son émancipation totale. Ils 
doivent soutenir tout mouvement social et politique tendant à ce 
but et se considérer comme l'avant-garde active de leur classe... Les 
syndicats attireront de la sorte sur eux l'attention des ouvriers, qui 
restent en dehors du mouvement et convaincront les classes ouvrier 
res que leur but n'est pas égoïste, mais en faveur de l'émancipation 
de millions d'opprimés (i). 



(i) A propos de cette motion, Plekhanoff, fidèle à son système réclamiste, 
é(-!-'t qu'elle est peu connue parmi les socialistes ! Il se donne, en eftet, une 
gi-Mide peine pour la reproduire d'après la traduction. . . russe de l'Histoire de 
)' Internationale de Jaeck. Ceue motion est si peu connue que tout le monde 
peut la lire, dans le Handlnich des 5o^/a/î5;;/»5 de Stegman et Hugo (Zurich 
1897, p. 348), un livre que les socialistes, même ceux d'une culture superfi- 
cielle, lisent couramment. Voyez donc où va se nicher la . science » de notre 
cher Plekhanoft"! 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 143 

Marx voit le but spécifique de l'action prolétarienne, non clans 
la social-démocratie mais dans le Syndicat ; il a appris aux syndi- 
calistes que tout ce qui est spécifiquement ouvrier et qui n'admet 
pas par conséquent des compromissions avec n'importe quel in- 
térêt capitaliste, trouve sa place dans le syndicat. Si nous da- 
tons la fondation de la social-démocratie, en tant que parti politi- 
que agissant sur le terrain de l'Etat, à partir de la publication de 
la « Lettre ouverte » de Lassalle (février 1863), la notion syndi- 
caliste de Marx à propos du devenir social, devient plus claire, 
car dans la motion de Genève, datée de trois années après, Marx 
ne parle point d'un organe restant en dehors du syndicat. Ce 
n'était donc pas l'inexistence de cet organe qui poussait Marx à 
voir dans les syndicats l'instrument exclusif de l'action (politi- 
que-économique) des ouvriers, puisque cet organe (la social-dé- 
mocratie) était déjà né; mais la conviction profonde que seuls 
les syndicats pouvaient développer convenablement cette action, 
aussi bien sur le terrain des conquêtes immédiates, que sur le 
terrain révolutionnaire. La lutte politique, d'ailleurs, n'était pour 
Marx qu'une lutte de classe à classe. Il est donc évident que 
seuls les syndicats, par le fait même qu'ils forment l'organisa- 
tion de la classe ouvrière, peuvent diriger cette lutte pour le 
compte et au nom des ouvriers. 

Mais il y a davantage, Marx, dans une interview parue en 
1869, dans le Volkstaat, afffrme que les syndicats, pour remplir 
leur rôle « ne doivent dépendre d'aucun parti ». 

Là, donc, où le syndicat, comme dans le cas de la Confédéra- 
tion italienne du travail, se met aux gages d'un petit parti de 
politiciens, petits bourgeois, fardés de socialisme, là, cesse pour 
lui son rôle de classe et ne progresse que le compromis avec des 
moments de la richesse bourgoise. Mais, même dans ce cas, la 
vengeance est proche, car aussitôt que l'antagonisme qui met aux 
prises le Parti et la classe, se révèle, l'organisation syndicale, 
même en proie aux pires embarras, reprend sa physionomie de 
classe et se sépare brusquement du parti, plaquant là ses diri- 
geants. L'expérience faite dans un pays si profondément per- 
verti, comme l'Italie, par les intrigues des factions et rongé par 
la corruption administrative, n'a, d'ailleurs, que peu d'importan- 
ce pour l'histoire du socialisme, qui ne se développe pleinement 
que là où la société capitaliste est parvenue au sommet de son 
développement. 

L'héritage du capitalisme ne peut être recueilli que par le syn- 
dicalisme, c'est-à-dire par l'organisation technique des travail- 



114 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

leurs qui connaissent les dures exigences du travail et les néces- 
sités organiques du travail. Nous ne savons pas comment s'ac- 
complira le transfert de la propriété capitaliste des capitalistes 
privés aux travailleurs associés. La chose, d'ailleurs, n'a pour le 
moment, aucune importance. Le syndicalisme n'est pas une recet- 
te de cuisine nouvelle pour les marmites de l'avenir, mais bien 
la prévision d'une société organisée sur la base d'un simple lien 
économique, de façon à exclure de l'entreprise toute possession 
qui ne soi tpas liée au travail, toute direction qui ne se ramène 
nécessités logiques et objectives du même processus économique. 
Ces nécessités logiques et objectives sont celles qui imposent un 
directeur à un orchestre, un officier à des soldats, mais qui ne 
peuvent jamais reproduire le type éthique et juridique du maître. 

Quelle action le « parti » peut-il avoir dans tout cela? Il n'en- 
fante que des orateurs et des écrivains, et non pas des hommes 
techniques et des producteurs. Il nous donne Georges Plekha- 
noff, c'est-à-dire un monsieur plein d'indulgence pour ses hautes 
connaissances et tout mépris pour la médiocrité de ses sembla- 
bles, un monsieur tout pétri de vanité littéraire et d'orgueil poli- 
tique mal contenu : le type classique nourri sur le terrain du pa- 
rasitisme intellectuel, qui donne la première place, par une cu- 
rieuse déformation des valeurs sociales à la science académique 
et à la culture littéraire, même lorsqu'elles ne sont qu'un indi- 
gne charlatanisme. Vouloir prêcher à des gens pareils l'impuis- 
sance du parti, signifie compromettre tous leurs espoirs. Leur 
idéal est une société dirigée par la « raison ». Bien entendu la 
« raison » : ce sont eux, les pères éternels de la démocratie so- 
ciale. 

La révolution sociale qu'ils méditent, n'est qu'un pastiche par 
lequel ceux qui, aujourd'hui détiennent le pouvoir, soit par la 
tradition, soit par la force ou la richesse, en seraient dépossédés 
en faveur des savants de la démocratie sociale, détenteurs d'une 
science simple, siîre et universelle, comme nous l'a montré le cas 
Plekhanoff! 

Que Dieu nous préserve de la haine des littérateurs! 
Moi, j'en sais quelque chose. Le hasard ayant aidé la diffusion 
d'une petite brochure, signée de mon nom, sur le syndicalisme, 
j'ai dû payer chèrement mon péché. J'ai dû écrire je ne sais plus 
combien de pages, et pour prouver quoi ? Pour prouver que Ple- 
khanoff ne connaît rien aux convenances littéraires, ni à l'usage 
des instruments logiques. Mon digne adversaire, qui doit se con- 
naître assez bien, a dû en rire aux larmes ! 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 115 

Un autre enseignement en est cependant résulté pour le lec- 
teur: un abîme sépare la social-démocratie du syndicalisme. 

La social-dcmocratic aura été le dernier parti bowgeois auquel 
on aura confié la défense de la société capitaliste. Les syndica- 
listes doivent se fourrer cela dans la tête, et en tirer profit dans 
leurs rapports forcés avec le parti socialiste officiel. Celui-ci doit 
se résigner à n'être qu'un simple parti de revendications légales 
du prolétariat, sur la base de la société existante, et non pas un 
parti anti-capitaliste. Le syndicat reste l'espoir spécifique et 
l'instrument particulier du prolétariat. Il ne doit pas être confon- 
du, à aucun prix, avec le parti socialiste. 

Arturo Labriola. 

(à suivre). 

(Traduction de S. Piroddi). 



Les Événements d'Espagne 

et le Capitalisme au Maroc 



La grève générale qui vient de soulever les masses populaires 
de la Catalogne, et dont on a suivi les péripéties dans les jour- 
naux quotidiens, a montré qu'il arrive tôt ou tard un jour où les 
prolétaires en ont assez d'aller se faire tuer pour le capitalisme 
international. Jamais guerre ne fut plus justement impopulaire 
que celle que l'Espagne poursiiit contre les Riffains, et l'on com- 
prend que les ouvriers espagnols, qui eux n'ont pas l'argent pour 
se faire remplacer à l'armée comme les jeunes bourgeois de leur 
pays, que les réservistes, que la nécessité de gagner leur vie et 
celle de leur famille condamne au travail, se soient insurgés. 
Certes, insuffisamment organisés et nullement soutenus par le 
reste de l'Espagne, ils ont été vaincus. Mais leur geste coura- 
geux ne .sera pas perdu, il servira d'exemple. En tout cas, ils 
ont appelé l'attention publique sur les intrigues capitalistes qui se 
poursuivent au Maroc. Si l'Espagne n'était pas intervenue, la 
France allait agir, et c'est, en somme, pour des intérêts capitalis- 
tes français que les Espagnols se font massacrer là-bas. 

On sait que sur tous les points du Maroc des sociétés miniè- 
res se sont constituées. Des « prospections » s'organisent encore 
tous les jours, car le Maroc possède des mines d'une valeur con- 
sidérable. Leurs minerais ont, paraît-il, un rendement de 75 pour 
100 de leur poids brut, alors que les célèbres minerais de Bilbao, 
Espagne, atteignent à peine 50 pour 100 et l'Ouenza de 55 à 60 
pour 100. 

Trois groupes importants existent à Fez. Ces groupes sont: 
I* L'Union des Mines marocaines, société à laquelle le Creusot et 
la Société d'Agadir et iVlokta-el-Hadid ont adhéré au début; 2* 
Le groupe des frères Menesrnann, auquel Krnpp fut adhérent au 
début; 3° La Compagnie Espagnole des Mines du Riff, à laquelle 
les plus forts établissements financiers d'Angleterre, de Belgi- 
que, d'Espagne et d'Italie prêtent leur concours financier. 

Dès le début, une rivalité profonde divisa V Union des Mines 
marocaines et le Groupe des frères Menesmajin. Cette rivalité 
fut telle que l'Opinion du 7 août dernier a tenu à signaler que 
(f le divorce franco-espagnol au Maroc résulte 'des faits supé- 
<f rieurs et antérieurs aux accords ». Supérieurs! Pourquoi?... 



LES ÉVÉNEMENTS d' ESPAGNE ET LE CAPITALISME AU MAROC 117 

Tout simplement parce que ces faits échappaient à l'action des 
gouvernements français et espagnol. Ils avaient leurs sources 
dans la rivalité des deux groupes ci-contre, plus puissants que les 
gouvernements de leurs pays respectifs. Antérieurs! C'est donc 
que la lutte des deux groupes a abouti à l'accord franco-espa- 
gnol. 

De sorte qu'on peut tenir pour exacte, à mon avis, la Conven- 
tion secrète, signée le 6 octobre 1906 par M. Delcassé et que 
VHumanité a publiée d'après un résumé fait par la Wiener Allgc- 
meine Zeitung. La voici : 

Article premier. — La France et l'Espagne se garantissent mu- 
tuellement leurs possessions dans l'Afrique du Nord. 

Art. 2. — La France et l'Espagne se mettent d'accord pour déli- 
miter la sphère de leurs intérêts économiques au Maroc et à Fez. 

Art. j. — Au cas oîi les forces militaires espagnoles ne suffiraient 
pas à défendre les possessions comprises entre la frontière de la 
banlieue de Ceuta et celle de Melilla, la France s'engage à prêter à 
l'Espagne le secours de ses armes. 

Art. 4. — Si l'Espagne désirait céder, vendre ou affermer partiel- 
lement ou totalement ses possessions marocaines à une autre puis- 
sance ou à la population indigène, elle s'engage à ne point agir sans 
le consentement exprès de la France. 

Pour comprendre cette convention secrète, il faut remonter au 
début de l'affaire marocaine. Dès ce moment, le Comité de f Afri- 
que Française, dans un de ses Bulletins, reprochait très vive- 
ment au comte de Romanones, ancien ministre des affaires étran- 
gères d'Espagne et grand brasseur d'affaires, d'être à la fois du 
Consortium Schneider (Union des Mines marocaines) et du 
Groupe des frères Menesmann. Et dans une interview que le 
comte de Romanones donnait tout dernièrement au journal Ê.s- 
pana Nueva, on retrouvait nettement le fil de l'affaire marocaine. 

Le comte de Romanones explique qu'il aurait voulu garder 
pour l'Espagne les mines de Melilla, Ceuta et Tetuan. Dans ce 
but, il constitua une société au capital de 2 millions de pesetas. 
Immédiatement, une autre société dite : Nord-Africaine se cons- 
titua à Madrid. Elle n'avait d'espagnol que le nom de son prési- 
dent. Tout le capital et les actionnaires étaient français. Cette 
société obtient l'autorisation de fonctionner avant celle du comte 
de Romanones. (M. Delcassé pourrait peut-être nous apprendre 
comment elle construisit son chemin de fer et des maisonnettes 
qui sont de véritables fortins). Un ingénieur espagnol, M. Mi- 
guel Villanueva, fit un voyage à Melilla, vit le chemin de fer et 



il8 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

les maisons et, débarqué à Malaga, raconta à un journaliste ce 
qu'il avait vu. « Ces confidences — déclare le comte de Romano- 
« nés — déplurent à certains éléments de Melilla et il y eut des 
« négociations et des entrevues dans lesquelles M. Ro- 
« driganez et moi nous eûmes à entendre deux généraux. A 
« la fin tout put mareher, les Français étant résolument appuyés 
« par leur groupe eolonial, avee, en tête, M. Etienne et d'au- 
« très personnalités en résidence à Madrid ». 

"Ainsi — personne ne mettra en doute la parole du comte de 
Romanones, ancien ministre espagnol des affaires étrangères — 
il y eut « négociations », « entrevues », etc., et si tout put mar- 
cher, c'est parce que les actionnaires français de la Société espa- 
gnole furent « résolument appuyés par leur groupe colonial, 
avec, en tête, M. Etienne ». 

C'est de ces négociations et entrevues qu'est certainement sor- 
ti l'accord secret, que je reproduis plus haut entre la France et 
l'Espagne, accord par lequel les deux nations délimitèrent la 
<( sphère de leurs intérêts économiques au I\Iaroc et à Fez » et 
dans lequel la France « s'engage à prêter à l'Espagne le concours 
<\e ses armes » en cas de nécessité. 

Sans doute, officiellement, le gouvernement français ne l'a pas 
encore fait. Mais officieusem.ent, il a commencé, puisque c'est le 
chctnin de fer des mines françaises qui transporte les ramtaille- 
meyits de l'armée espagnole à Melilla. N'est-ce pas un commen- 
cement d'application de la Convention secrète signée par M. Del- 
cassé? On est en droit de le penser, car — d'après le comte de 
Rom.anones — ce sont seulement les mines françaises, leur che- 
min de fer et leurs maisons qui sont en danger. 

C'est donc bien pour des capitalistes français et tout particu- 
lièrement pour le mystérieux metteur en œuvre de l'Affaire de 
VOiienza, pour l'ancien ministre de la guerre Etienne et ses amis, 
c[ue les Espagnols vont se faire massa-crcr au Maroc. 

On s'imagine sans effort l'enthousiasme médiocre des pauvres 
soldats et réservistes espagnols pour une pareille aventure. Qu'on 
lise ce récit : 

Quelques rumeurs que des voyageurs colportent avec eux, ru- 
meurs qu'on n'arrête pas en douane, aident, au surplus, à com- 
prendre ce qui se passe chez le préside voisin. 

C'est l'indescriptible tumulte, un long cri sans trêve, des blessés 
par centaines qui débordent des hôpitaux, des ambulances, jusque 
chez les particuliers, jusque dans la rue. 



LES ÉVÉNEMENTS d'e&PAGNB ET LE CAPITALISME AU MAROC 119 

Le désordre qui règne est impressionnant; les carrefours sont en- 
combrés d'hommes de troupes, de matériel de guerre, d'approvision- 
nements qu'on débarque pêle-mêle, parmi quoi des officiers bouclent 
leurs ceinturons, invoquent la vierge et crachent de rage... 

On reconnaît à leur attitude lugubre, la face trouble, inquiète, les 
réservistes subitement sortis de leurs foyers et poussés à la maniè- 
re des mauvaises vaches dans le toril; ils ont quitté leurs familles 
pour se battre contre le Maure, SANS COMPRENDRE, POUR 
RIEN, parce qu'ils étaient sans moyens de se payer un remplaçant. 

CES SOLDATS, LA VEILLE, IGNORAIENT DANS LEURS 
CAMPAGNES L'EXISTENCE D'UN MAROC, et les voilà à pei- 
ne déchargés en grappes des bateaux, qu'en les mène au feu, avec 
encore aux lèvres la saveur du mal de mer! 

La griserie de la poudre les prend, ils se battent terriblement, 
mais ils ne sont pas commandés, ils sont entraînés vers des corps à 
corps, des luttes au couteau, où succombent les chefs; alors c'est 
la fuite vers les murailles, C'EST DU MASSACRE. 

C'est le correspondant de l'Opinion à Tanger qui écrit cela! 
Nous voyons ainsi où peut nous conduire demain l'Internationale 
capitaliste au Maroc! 

L'Hmnanité du 21 août publie intégralement les impressions 
que M. ]Miguel Villanueva, dont j'ai parlé, et qui est un ancien 
ministre du parti libéral, a rapporté du Maroc. C'est édifiant. 

M. Villanueva dénonce tout d'abord, comme responsable du 
conflit, la compagnie minière française, soutenue par nos poli- 
ticiens d'affaires : 

Ce gouvernement d'incapables a compromis depuis cinq ans les 
intérêts de la patrie au nord de l'Afrique et est en ce moment en 
train de compléter son œuvre néfaste. Il abandonna en 1904 le Ma- 
roc aux appétits désordonnés de la France et celle-ci l'a obligé par 
la suite à entreprendre des expéditions militaires qui vont ruiner 
et déshonorer l'Espagne. 

Le président du conseil des ministres, lui-même, n'a-t-il pas avoué 
qu'il n'est entré dans ces voies dangereuses que pour éviter que 
d'autre se chargent de faire à nos lieu et place ce qui nous incombe. 

C'est ce même gouvernement qui, obéissant à la pression venue 
de Paris, ouvrit le territoire de Melilla à une compagnie minière 
française, et celle-ci par ses basses manœuvres a provoqué les san- 
glants événements de l'heure actuelle. C'est encore lui qui, n'écou- 
tant pas les conseils loyaux et désintéressés qui lui furent prodi- 
gués, s'entêta à altérer la paix profonde dans laquelle on travail- 
lait aux mines de Beni-Bu-Ifur, en encourageant et en protégeant 



120 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

les Kabyles révoltés contre le Rogui et en obligeant ce dernier à 
s'éloigner de nos possessions oti il servait l'Espagne d'une façon au- 
trement efficace que toutes nos actuelles armées. Il a donc fallu 
remplacer le Rogui, lorsqu'il quitta ses anciens cantonnements, par 
une expédition militaire des plus ruineuses. 

Mais le gouvernement espagnol avait besoin de la guerre ac- 
tuelle, pour justifier son invraisemblable attitude. C'est ce qu'ex- 
plique aussi M, Villanueva: 

Le gouvernement, continue-t-il, a cherché à provoquer l'agression 
des Maures; il en avait besoin pour justifier son invasion du ter- 
ritoire à proximité de Melilla, de ce territoire que d'autres étaient 
résolus à occuper, puisque les soldats français pénétreraient der- 
rière ces aventuriers qui étaient habilement dirigés, aidés non seu- 
lement de Paris, mais aussi par l'ambassade française à Madrid, et 
préparer le terrain avec la complicité inconsciente du gouvernement 
espagnol. 

Cette nouvelle soumission à la politique française est déjà scellée 
par le sang espagnol et rappelle les pages les plus funestes de notre 
alliance avec la nation voisine. 

Je n'insiste pas davantage. J'ai voulu, par cette courte note, si- 
gnaler l'imbroglio financier international qui est au fond des évé- 
nements d'Espagne et du Maroc. C'est une leçon de faits que les 
prolétariats espagnol et français ne pourront pas oublier, 

A. Merrheim. 



Un Grand Conflit Social 

(Suite) (4). 
VI 



Nous avons montré que la main-d'œuvre dans le délainage ne 
constitue pas pour les patrons la source du gain ; nous avons 
affirmé que le prix de la main-d'œuvre ne réduisait la diffé- 
rence existant entre le prix d'achat de la peau et le prix de vente 
du cuir et de la laine, que dans une très faible proportion. On 
va être à même de juger de la véracité de cette affirmation, 
ainsi que des bénéfices approximatifs réalisés par chaque pa- 
tron (2), 

Nous allons donner tout d'abord la production des usines, en 
fixant le nombre de balles de peaux délainées par chacune 
d'elles quotidiennement : 



ouvriers environ 



Durand frères 


16 


balles 


avec 


60 


Armengaud 


6 


— 


— 


23 


Cayenne 


12 


— 


— 


45 


Guilhou 


25 


— 


— 


94 


Pourcines 


4 


— 


— 


15 


Louet 


17 






64 



(i) Voir les deux derniers numéros du Mouvement Socialiste. 

(2) Des erreurs typographiques se sont glissées dans la i''' partie 
de cet article en ce qui a trait au montant des transactions du délai- 
nage. Il faut lire: 

On lit dans le rapport de içoy: 

Laines expédiées, kilos 17470.356 à fr. 3.90 = 68.500.000 

Cuirots divers, douzaines 2.200.000 à fr.17. = 37.500.000 



En chiffres ronds, environ, fr. 106.000.000 



Estrabaut Pujol 


10 


Bénézech 


14 


Balfet 


10 


Estrabaut St-Cyr 


7 


Sabatier 


15 


Cèbe 


6 


St-Sauveur 


30 


LinoLibre 


14 


La Roques 


12 


Estrade 


10 


Gottard 


9 


Cormouls Perd. 


25 


Cormouls Jules 


18 


Paulin Daure 


14 


Auge Escande 


15 


Brieu aîné 


15 


Brieu cadet 


10 


Tournier 


16 


Hue Pierre 


14 


Jacques Auge (i) 


10 



122 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

_ _ 38 - - 

— — 52 — — 

— — 40 — — 

_ _ 60 — — 

— — IIO 

— — 50 — — 

— — 40 — — 
_ _ 36 - _ 

— — 95 — — 

— — 55 — — 
_ — 62 — — 

— — 60 — — 

— — 40 — — 
_ _ 60 — — 

— — 55 — — 

— ~ 40 — — 

Ces usines ainsi désignées, le sont soit par le nom du proprié- 
taire, soit par le nom du lieu où elles sont construites, notam- 
ment Saint-Sauveur qui est à un Cormouls, Linoubre qui est à 
un Vidal. 

Parmi ces usines ou patrons, il faut distinguer; les uns — 
peu nombreux — sont des façonniers qui travaillent pour des 
délaineurs ayant une usine insuffisante pour leurs besoins, et 
pour des commerçants- de laines, catégorie de gens qui ne pos- 
sédant pas d'usines, achètent des balles de peaux et les font 
délainer pour leur propre compte; les autres sont des patrons 
délaineurs. Pour avoir une estimation du gain de chaque pa- 
tron, il nous faut donner le prix d'achat de la balle de peaux, 
celui de vpnte de la peau et de la laine, et le prix de la main- 
d'œuvre. 

Pour fixer ce dernier, nous possédons deux indications : la 

(i) Nous ne mentionnons pas les quelques usines, peu nombreu- 
ses, existant dans les environs de Mazamet: à Lacabarède, à La- 
bruguière, à Saint-Amans. Dans ces usines, il n'y eut pas grève. 
A elles toutes, elles délainent un peu plus du tiers de la production 
de Mazamet. Le principal actionnaire d'une usine de Saint-Amans 
est M. Reille. Dans ces localités, les salaires sont plus bas qu'à Ma- 
zamet. 



LA GRÈVE DE MAZAMET 123 

première nous a été fournie par un patron, — le seul qui ait 
osé s'approcher un court instant du pestiféré que nous appa- 
raissions aux yeux de la bourgeoisie grande et moyenne de 
Mazamet. Les quelques paroles échangées en présence du se- 
crétaire de l'Union des syndicats ouvriers de Toulouse, le ca- 
marade Marty-Rolland et d'un journaliste du Matin, portèrent 
sur le prix de revient de main-d'œuvre et sur la réclamation des 
ouvriers. Ce patron, nous déclara que l'augmentation demandée 
porterait le prix de la main-d'œuvre par balle, de 15 à 19 francs 
et qu'ainsi, l'équilibre était rompu, le patron n'aurait plus comme 
bénéfice sur la main-d'œuvre, une somme égale au salaire des 
ouvriers manipulant la balle. Ce raisonnement propre à tous les 
délaineurs est le suivant : Je donne à mes ouvriers, pour le tra- 
vail d'une balle, 15 francs. Je dois gagner sur la dite balle, la 
même somme, soit 15 francs; les ouvriers, en demandant une 
augmentation, par laquelle j'aurais à leur payer par balle 19 
francs, rompent l'équilibre et je n'ai plus que 11 francs de gain. 
De là mon refus. 

Il s'agit, bien entendu, du gain touchant la main-d'œuvre, le 
bénéfice sur la vente du cuir et de la laine mis à part. C'est-à- 
dire que le façonnier prend pour délainer une balle de peau 
31 francs 50, dont 15 francs vont à la main-d'œuvre, 15 francs 
comme part du patron et i fr. 50 pour menus frais quelcon- 
ques. Ainsi le raisonnement du patron concordait avec le chiffre 
à nous fourni du prix de façon. 

Mais, admettons que ce prix de main-d'œuvre soit aujour- 
d'hui de 20 francs, pour prendre un chiffre rond, et voyons le 
gain patronal réalisé sur la matière. Ce gain varie. Chaque va- 
riation correspond à deux saisons. L'une comprend septembre, 
octobre, novembre, décembre, janvier, période pendant laquelle 
on travaille les « hautes laines » ou peaux non tondues, l'autre 
comprend février, mars, avrili et mai, pendant laquelle on tra- 
vaille les « courtes laines » ou rasons ou peaux tondues. Les balles 
formées de peaux à hautes laines, comptent neuf douzaines de 
peaux environ, pour un poids de 450 kilos; celles formées de 
courtes laines comptent de 25 à 30 douzaines de peaux pour le 
même poids. Quelle que soit la période, le poids de la balle ne 
varie pas. 

Or, comme le plus ircportant bénéfice se fait sur la laine, la 
balle des courtes laines donne un gain moindre que celle des 
hautes laines. 

La balle des hautes laines donne en moyenne 200 kilos de 



124 LE. MOUVEMENT SOCIALISTE 

laine, celle des courtes laines ne donne que 80 kilos. Il faut rete- 
nir que si celle-ci donne moins de laine, elle donne plus de cuir, 
puisque le poids de la balle ne varie pas. 

Le prix des balles de peaux varie de 150 à 210 francs les 100 
kilos; pour nos calculs, nous prendrons le prix moyen, soit 180 
francs les 100 kilos, soit comme prix d'achat pour une balle de 
450 kilos une somme de 810 francs. A cette somme ajoutons 
le prix de la main-d'œuvre, soit 20 francs, et le montant des 
frais généraux que l'on peut estimer à 15 francs par balle, nous 
arrivons à une dépense de 845 francs. 

Cette dépense ne peut s'élever qu'en entraînant le plus souvent 
une élévation du prix de la laine, à moins que le prix de la balle 
ne soit à la hausse, par suite d'une de ces maladresses de spé- 
culateurs imprudents que regrettent tant M. Siegfried et M. Sar- 
rat ; l'élévation du prix de la balle peut être également la consé- 
quence du prix de la laine, que les besoins de la consommation 
ou qu'un jeu de Bourse a fait augmenter. Cette dépense peut être 
moindre et entraîner une baisse du prix de la laine ou être la 
conséquence de cette baisse. 

Elle varie aussi parce que les balles se raréfient ou encom- 
brent le marché; dans ces cas, c'est que les abattages des mou- 
tons sont plus ou moins importants, ou parce que le nombre des 
moutons vivants s'élève ou baisse. 

Notre intention n'est pas de détailler les causes de hausses 
ou de baisses, pour le prix des balles de peaux, pas plus que pour 
celui des laines et cuirots. Elles sont nombreuses et là, comme 
dans toute spéculation, il y a la part de l'homme et la part du 
milieu en ce qui touche les conditions et les besoins. 

Cette dépense de 845 francs, prix moyen de la balle, fixe en 
ce qui a trait à la main-d'œuvre et aux frais, est couverte par 
la vente du cuir et de la laine. 

Dans les hautes laines, il y a, avons-nous dit, 200 kilos de 
.laine par balle, dont le prix moyen est de 4 francs le kilo, soit un 
total de 800 francs comme produit de la vente de la laine ; il y a 
9 douzaines de cuir de qualités diflFérentes et classés après un 
tri, qui sont vendus, les uns, à raison de 20 francs et plus la dou- 
zaine, et les autres, 18, 16, 14, 12, 10, et même 8 francs la dou- 
zaine. La moyenne peut être fixée à 15 francs, soit pour les 9 
douzaines un prix de vente de 135 francs. Donc 800 francs de 
laine, 135 francs de cuirot, font une vente totale de 935 francs, 
dont il faut soustraire la dépense, soit 845 francs, ce qui fait 



LA GRÈVE DE MAZAMBT 125 

un bJnéfice net de 90 francs par balle. Pour ne pas être taxé 
d'exagération, ramenons le bénéfice à 80 francs. 

En prenant ce gain que réalise le fabricant délaineur et en le 
multipliant par le nombre de balles faits par chaque usine, nous 
arrivons pour chacune d'elles, citées plus haut comme gain net 
journalier pendant les 5 mois de hautes laines : 

Durand balles i6x8o=i28of. av. 6oouv. se partag. :i6X2o = 320 f. 

Armengaud — 6x80= 480 — 23 — — 6X20=i2of. 

Cayenne — 12X80= 960 — 45 — — 12X20 = 240 f. 

Guilhou — 25x80 = 2000 — 94 — — 25X20=5oof. 

Pourcines — 4X80= 320 — 15 — — 4X20= 80 f. 

Louet — 17X80 = 1360 — 64 — — i7X20=34of. 

Estrabaut Pujol — 10x80= 800 — 32 — — 10 X 20 = 200 f. 

Bénézech — 14X80 = 1120 — 52 — — i4X20 = 28of. 

Balfet — 10x80= 800 — 40 — — ioX2o = 20of. 

Estrabaut St-Cyr — 7x80= 560 — 28 — — 7X2o=i4of. 

Sabatier — 15X80=1200 — 60 — — 15 X 20 = 300 f. 

Cèbe — 6x80= 480 — 25 — — 6x20 = 120 f. 

Saint-Sauveur — 30X80 = 2400 — iio — — 3oX20=6oof. 

Linoubre — 14X80 = 1120 — 50 — — 14 X 20 = 280 f. 

La Roques — 12x80= 960 — 45 — — i2X2o = 24of, 

Estrade — 10X80= 800 — 40 — — 10X20 = 200 f. 

Gottard — 9X80= 720 — 36 — — 9X20=i8of. 

Cormouls Ferdin. — 25X80 = 2000 — 95 — — 25 X 20 = 500 f. 

Cormouls Jules — 18x80=1440 — 70 — — i8X20 = 36of. 

Paulin Daurc — 14X80=1120 — 55 — — i4X20 = 28of. 

Auge Escande — 15x80=1200 — 62 — — i5X2O=30of. 

Brieu, aîné — 15x80=1200 — 60 — — 15X20 = 300 f. 

Brieu, cadet — 10X80= 800 — 40 — — i0X2O = 200f. 

Tournier — 16x80 = 1280 — 60 — — l6X20 = 32of. 

Pierre Hue — 14X80=1120 — 55 — — 14X20=280 f. 

Jacques Auge — 10X80= 800 — 40 — — 10X20 = 200 f. 

Que le lecteur nous permette d'insister sur l'énorme différence 
existant entre la part qui revient au patron, et celle qui revient 
au personnel ; celle-là est quatre fois plus importante que celle-ci. 

Au moment des courtes laines, le bénéfice n'est plus par balle, 
pour le fabricant, que de 35 francs. Le lecteur nous excusera 
de ne pas présenter en tableau le bénéfice que procurent les 
courtes laines. Il suppléera facilement à notre tâche. 

Comme nous l'avons dit, d'autre part, dans cette liste des usi- 
nes y sont comprises celles qui ne travaillent qu'à façon. Dans 
celles-là, le patron encaisse un bénéfice identique au salaire du 
personnel, puisqu'en réalité la part est de 15 francs pour l'un 



i26 LE MOUVEMENT SOCIALISTL 

et pour l'autre. Et si nous avions calculé dans le tableau ci-des- 
sus avec le chiffre de 15, l'écart entre les denx parts serait plus 
grand. Mais tel qu'il ressort du tableau, il devrait être cependant 
de nature à satisfaire la cupidité d'un délaineur. Que le lecteur 
n'oublie pas non plus que le capital engagé, comprenant usines 
et matériel est de peu d'importance. Le revenu qu'il contribue 
à assurer chaque année le dépasse de beaucoup. 

Il est un autre élément de profit pour le délaineur. C'est dans 
le poids de la laine. En effet, vendue au poids, si elle est lourde, 
le gain s'accroît, si elle est légère, il est moindre. Il faut donc 
qu'elle soit lourde. Pour cela, que faut-il? De l'eau. Rares sont 
les usines où un procédé quelconque n'est pas employé pour 
alourdir la laine ! Celle-ci a séché, elle contient peu d'eau et 
seule l'eau la rendra pesante. Aussi, de différentes façons, on 
procède à un arrosage de la laine. Telle usine, dont le nom im- 
porte peu, faisait couler à travers un mur, par un petit tuyau, de 
l'eau dans un bassin où se trouvait la laine; celle-ci était lente- 
ment mouillée et son poids s'augmentait d'autant. Il fut un 
temps où ce « vol » patronal s'exerçait énormément. Songeons 
à ce que rapportait une semblable pratique « honnête », qui ca- 
ractérise si bien la valeur morale de nos capitalistes. Une balle 
de peau donnant 200 kilos, rendait, par un arrosage savant 220, 
240 kilos, et si le kilo se vendait pour certaines laines, à raison de 
5 francs, il en résultait un supplément de 100 à 200 francs par 
balle, soit pour 10 balles i.ooo ou 2.000 francs par jour. Cette 
pratique était tellement lucrative qu'il fallut prendre des mesures 
contre elle ; les patrons eux-mêmes durent s'y prêter et contri- 
buer à leur application. Un service public dit : conditionnement, 
fut créé; il a pour but de peser les laines, afin de connaître la 
quantité d'eau qu'elles contiennent. Le conditionnement admet 
une quantité de déchet dans une certaine proportion. Le fait seul 
qu'il a été nécessaire d'établir un contrôle, montre un certain 
manque de scrupules chez nos délaineurs ; manque de scrupules 
wîotivé par la préoccupation de recourir à des procédés déloyaux 
dans le seul but d'augmenter les bénéfices. 

Le lecteur ne manquera pas de reconnaître combien étaient 
vraies nos affirmations contenues dans notre première partie, re- 
latives au gain de l'ouvrier, puisqu'il a l'énumération des mois 
durant lesquels le délaineur travaille, et le tarif de la main- 
d'œuvre. Et il voudra remarquer que dès lors qu.'il n'y a — de 
l'aveu de tous — que 200 journées de travail par an, c'est que 
pendant les mois de travail il y a des journées de chômage, sous 



LA GHÈVE DE MAZAMET 127 

le motif que le temps ne se prête pas au travail. En effet, le temps 
influe sur le délainage, il est certains jours oïl la peau ne pèle pas; 
il est certaines influences climatériques qui s'exercent sur les 
opérations du délainage et dans ces moments il y a chômage. 

Pour établir le montant de la main-d'œuvre annuelle, nous 
avons pris le chiffre 200, comme correspondant au nombre de 
journées de travail et le salaire moyen de 3 francs. Ces deux 
chiffres nous ont été fournis comme étant reconnus exacts par 
les ouvriers et par les patrons. L'un, on l'a vu, est justifié, l'autre 
l'est également, si Ton tient compte que la femme, la peleuse, le 
peleur, gagnaient moins de trois francs par jour, et qu'ainsi s'ex- 
plique le taux de 3 francs malgré que le sabreur ait un gain 
pour chaque journée de travail de 5 fr. 25. Ajoutons que la partie 
du sabrage est, comme personnel, la moins nombreuse, de sorte 
que dans l'établissement de la moyenne, il n'influe que dans une 
proportion corrigée par les salaires de 2 fr. 25 et 2 fr. 50. 

VIL 

Mazamet appartient à l'arrondissement de Castres, qui a droit 
à deux députés, l'un affecté à Castres et ses environs, l'autre à 
Mazamet et ses environs. Les deux représentants actuels sont 
réactionnaires, cléricaux militants, membres de cette aristocratie 
qui date de Napoléon. Ils sont de la même famille, ils ont noms : 
MM. les barons Amédée et Xavier Reille. Ils ont succédé, l'un à 
leur père, l'autre à leur frère. 

Le Conseil municipal de Mazamet avait toujours été composé 
de Reillistes. Aujourd'hui, depuis mai 1908, il est en majorité 
composé de républicains à étiquette radicale. Pour obtenir cette 
majorité, les autorités et les représentants radicaux du Tarn ne 
reculèrent pas devant une manœuvre qualifiée par les reillistes de 
coup d'Etat. Maîtres dans le département, ils voulaient être maî- 
tres à Mazamet, en attendant d'avoir délogé les frères Reille de 
la représentation législative. Pour conquérir l'Hôtel-de-Ville de 
Mazamet, ils recoururent au procédé classique : changer le mode 
de représentation. Jusqu'en 1908, les électeurs de la commune 
de Mazamet avaient à se prononcer sur la liste entière; depuis 
lors, la commune est sectionnée et n'insistons pas; le sectionne- 
ment fut établi d'après les scrutins précédents. La ville forma une 
section ayant droit à 16 conseillers, la campagne forma l'autre 
section avec 11 conseillers. Celle-ci, en grande majorité, était 
reilliste, elle fit choix de 11 Reillistes; la ville, qui affecte un radi- 



128 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

calisme fougueux, nomma i6 républicains, parmi lesquels quatre 
socialistes unifiés. Une grande partie des ouvriers qui habitent la 
ville, professent des idées avancées. Au contraire, les ouvriers 
de la campagne, en grande majorité délaineurs, sont reillistes. 
Le maire est un radical, nuance clémenciste, selon l'étiquette d'un 
usage récent. Que vaut cette majorité de concentration républi- 
caine, au point de vue ouvrier, le seul qui nous intéresse? On 
en jugera par la suite. 

La situation des partis et le classement des idées s'établissent 
de la façon suivante : Une population, en grande partie religieuse, 
croyante, cléricale, une députation conforme aux sentiments de 
cette population, une municipalité à majorité radicale-socialiste, 
dont l'élection est due à un tripatouillage du mode de votation. 
Les ouvriers du délainage sont dans la proportion de 70 0/0 des 
électeurs du Reillisme. Les républicains se recrutent parmi les 
commerçants, les ouvriers de toutes corporations : mégisserie, tis- 
sage, bâtiment et parmi une catégorie de patrons, dont certains 
délaineurs. Signalons que la majorité qui porta les 16 républi- 
cains à la mairie était de peu d'importance. 

De même que partout ailleurs, au grand détriment de la 
classe ouvrière, Mazamet se partage en réactionnaires et en ré- 
publicains. Parmi les uns et les autres se coudoient patrons et 
ouvriers. La lutte, de ce fait, n'est qu'une lutte politique, reli- 
gieuse, elle est une lutte de partis. 

Les ouvriers, fidèles à des préjugés profondément enracinés, 
attachés à des pratiques agonisantes, vivent comme ont vécu leurs 
pères, pensent comrne ils ont pensé, agissent comme ils agis- 
saient. Le progrès social les a peu touchés, les idées modernes 
n'ont pu les entamer : retranchés dans leurs habitudes, ils étaient 
inaccessibles et impénétrables. Habitant des maisons isolées au 
haut des sommets, ou dans des petits hameaux, campés fière- 
ment sur la pointe des rochers, l'existence qu'ils mènent n'a 
pas encore reçu la vive empreinte des cités. Durs au travail, 
ils sont durs pour eux-mêmes, les montagnards! Avec cela, 
simples et droits, ils partagent leur temps entre l'usine, le 
petit lopin de terre et l'église. Dans tous leurs actes, l'idée de 
Dieu les domine. Ils furent toujours,ces montagnards,les ardents 
soldats d'une cause traquée par les républicains, et les agents de 
l'Etat, chargés des inventaires, n'eurent pas de plus farouches 
adversaires qu'eux. Armés de faulx, de fourches, ils dévalèrent 
des sommets, pour courir à la défense de leur'Dieu outragé, de 
leur prêtre traqué, de leur église violée. Avec un enthousiasme 



LA GRÈVE DE MAZAMET 120 

digne d'une meilleure cause, ils répondirent à l'appel de leur pas- 
teur et de leur député; avec la confiance que donne la foi, ils se 
dressèrent en protestataires contre une loi de la République. 
Celle-ci les frappait dans leurs sentiments les plus intimes et les 
plus chers, et la politique se confondait logiquement avec leurs 
croyances. 

Les hommes politiques, bénéficiaires et gardiens des choses 
du passé, avec une habileté indéniable, savaient exploiter la con- 
fusion qu'a toujours fait cette population entre la politique et la 
foi ; mélangeant doctrines politiques et idées religieuses, ces hom- 
mes apparaissaient à nos montagnards comme leurs interprètes 
naturels auprès de Dieu et auprès des hommes ; aussi leur presti- 
ge était grand, immense. 

Les patrons délaineurs — quelques-uns du moins — jaloux de 
l'autorité dont les hommes politiques jouissaient, désireux de 
jouer un rôle politique complétant leur rôle économique, vou- 
lant assurer leur prédominance et la placer sur des sommets reil- 
dus invulnérables, disputèrent à la famille Reille le mandat lé- 
gislatif. Le programme fut identique, l'étiquette varia, elle fut 
ce qu'elle ne pouvait ne pas être : républicaine. Sur le terrain re- 
ligieux, ces patrons étant des fils spirituels de Calvin, affectèrent 
le mépris du catholicisme ; ils furent des « libres-penseurs » ren- 
dant visite au Temple; ils furent les amis et les protégés de la 
sous-préfecture; et leur servilité, à l'égard du Pouvoir — quel 
qu'il fût — n'avait de limite que le concours qu'ils en recevaient. 
Certains patrons cependant ne cachaient pas leur sympathie pour 
la famille Reille, mais ils paraissent être le petit nombre. 

La lutte politique et religieuse avait absorbé jusqu'ici toutes les 
énergies et tous les instants de cette population mazamétaine. La 
lutte économique — si faible — ne s'exerçait qu'à travers la 
première. De là, une situation bizarre, confuse, difficile à dé- 
mêler et se prêtant peu à une action spécifiquement ou- 
vrière, la grande majorité de la population, envisageant les faits 
sous l'angle de leurs opinions et non sous celui de leurs intérêts. 
'Aussi, lorsqu'éclata la grève, fort curieuse fut l'attitude prise 
par les différentes classes. Tandis que les uns, parmi les radi- 
caux, abandonnaient idées et principes pour ne songer qu'à la dé- 
fense de leur portemonnaie patronal, menacé par les grévistes, 
certains reillistes, la plupart même, faisaient étalage de sympa- 
thies à l'égard des ouvriers. Etaient-elles sincères, ces sympa- 
thies?... Sincères ou non, elles s'exprimaient au milieu de réser- 
ves et de considérants nombreux. Ce furent ces apparences sym- 



130 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

pathiques qui donnèrent prétexte à des « républicains », de crier 
à la réaction. Celle-ci avait, disaient-ils, fomenté la grève dans le 
but de créer une situation intenable à la municipalité, en escomp- 
tant une démission qui permettrait de réparer l'échec reilliste de 
1908. 

Comme bien on pense, les autorités, toujours malveillantes 
pour les grévistes, considérés d'ordinaire comme des éléments 
révolutionnaires, le furent également pour les délaineurs, parce 
que catholiques et cléricaux. Par la suite, elles tentèrent une mo- 
dification — toute apparente — dans leur attitude, mais elle n'é- 
tait pas de nature à changer les sentiments et l'état d'esprit des 
grévistes, qui, bien vite, du début, avaient noté l'hostilité. 

La majorité du Conseil municipal dut faire montre de bien- 
veillance — il lui fallait lutter sur ce terrain avec les reillistes — 
à l'égard des grévistes : le premier acte, consistant dans le vote 
d'un secours, qu'elle accomplit, eut pour résultat la démission 
de 6 conseillers radicaux, qui, par leur retraite, protestaient 
contre « l'aide » qu'apportait aux grévistes la municipalité. Celle- 
ci, amputée d'une partie de ses « meilleurs éléments » — langage 
républicain — dut traîner par la suite son impuissance à tirer 
parti, politiquement, d'un geste fait de sympathie intéressée. 

Reconnaissons bien volontiers que les quatre socialistes unifiés 
firent de leur mieux, en vue d'obtenir une tolérance de la part 
des autorités et du maire, malgré qu'ils fussent invinciblement, 
malgré eux, incités à se reporter en arrière pour ne voir dans les 
grévistes que des électeurs reillistes, avec lesquels ils s'étaient 
constamment heurtés. Ces rappels des luttes électorales étaient 
de courte durée, mais que pouvait leur crédit auprès des repré- 
sentants de Clemenceau et auprès d'un maire... dont la meilleure 
intention ne s'accomplissait qu'en maintenant rivé son regard sur 
la porte qu'avaient fait claquer les conseillers déserteurs ? Ce pau- 
vre maire, s'il eût réuni son conseil, n'eiît pu opposer que le 
stoïcisme de ses neuf collègues à la volonté et aux exigences des 
onze reillistes qui n'eussent pas manqué — par habileté politi- • 
que — à faire acte public de sympathie aux grévistes. Ce côté 
de la situation nous divertissait fort ; il était, avec d'autres faits, 
le dérivatif aux soucis et aux responsabilités qui étaient notre lot. 

Le parti reilliste et le parti républicain s'observaient et se dé- 
fiaient, l'un et l'autre, se moquaient au fond de l'ouvrier. Le pre- 
mier cherchait à conserver une clientèle jusqu'ici fidèle, le se- 
cond désemparé, loque lamentable, se débattait, sans profit pour 
lui ni pour les grévistes. Les tentatives qu'il fit par la suite, en 



LA GRÈVE DE MAZAMET 131 

vue d'une solution du conflit, manquaient de netteté et d'habi- 
leté, elles échouèrent.Celles que tenta le parti reilliste s'exerçaient 
sur un terrain plus favorable, mais leurs auteurs ne connaissant 
les délaineurs que comme des adeptes d'une religion qui les sert 
et non comme salariés et producteurs, ignorants de l'état d'esprit 
inhérent à toute grève qui se manifeste chez le travailleur en 
lutte, se laissaient ballotter, pris entre leurs craintes et leurs es- 
poirs : craintes de se trop découvrir et de ne pas être compris par 
leurs amis propriétaires et patrons ; espoirs de voir s'ancrer plus 
profondément, grâce à cette solution — dans l'esprit des ouvriers, 
leur autorité et leur prestige. 

Quant à nous, notre rôle était clair et précis, et nous l'indi- 
quions aux camarades qui en reconnaissaient le bien fondé. Il 
consistait à se prêter à toute tentative susceptible de faire inter- 
venir une solution favorable aux ouvriers. « Que nous importe 
à nous, disions-nous, que M X... ou M. Z... nous prépare des 
entrevues et des pourparlers, pourvu qu les réclamations des ou- 
vriers soient accordées. Notre intérêt à nous, grévistes et mili- 
tants, sont dans les avantages conquis et non dans le profit qu'en 
retirerait tel ou tel parti ! » 

Les « ardents républicains » qui liront ces lignes sursaute- 
ront d'indignation. A quoi bon? Le nombre des prolétaires qui 
ne veulent plus subordonner leur intérêt à la vie d'un parti quel- 
conque ne fait que grandir, et, d'ailleurs, nous savons, par ex- 
périence, qu'un succès gréviste vaut plus comme moyen de péné- 
tration et de propagande, que toute théorie verbale ou écrite. 
De cette valeur, le patronat s'en rendit compte, et c'est ainsi que 
s'explique sa dernière attitude, grâce à laquelle, la grève prit fin. 

Il nous fallait manœuvrer pour ne pas être la dupe des uns ou 
des autres. Aussi ne cessions-nous de répéter : « Ce n'est pas 
« l'ardente sympathie » de telle personnalité ou de telle autre que 
nous voulons, c'est une augmentation de salaire et tout ce qui 
ne tendra pas à ce résultat sera combattu par nous ! » Nous 
avouons n'avoir pu nous faire comprendre par ces différentes 
personnalités, toutes ne jugeant et ne voyant que d'après leur 
respect ou leur haine du prêtre. 

Pour notre part, nous ne pouvons nous expliquer l'extrême 
maladresse du parti républicain que par ses attaches au patronat, 
au sein duquel il recrute ses troupes et ses militants. Il ne pou- 
vait, en effet, prendre nettement position, ayant à concilier son 
souci électoral et les intérêts de ses principaux mandants. 

Mais si les deux partis politiques « grimaçaient » des sympa- 



132 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

thies à l'égard des grévistes, l'opinion publique en général était 
favorable à ces derniers. Les commerçants ne pouvaient que mal 
juger l'attitude des quelques patrons dont l'orgueil les humiliait 
et qui n'alimentent pas le commerce local. La clientèle des bou- 
tiquiers se recrute parmi la classe ouvrière et la classe intermé- 
diaire; les grands potentats du délainage sont lec clients fidèles 
(les maisons de Toulouse et de Paris. 

Et puis cette partie de la population a fait depuis longtemps 
la comparaison entre la situation des fabricants et des ouvriers; 
elle connaît les gains des premiers et les maigres salaires des 
seconds. Elle savait qu'avec le salaire amélioré, c'était pour l'ou- 
vrier la possibilité de consommer plus. De plus, dans les causes 
de son attitude, rentrait un peu de jalousie, motivée par l'ascen- 
sion rapide d'un ami d'hier, que les millions avaient rendus fier 
et dédaigneux. C'est donc au milieu d'une atmosphère qui créait 
une expectative bienveillante, que la grève se poursuivit. 



VIII 



La situation syndicale des organisations de Mazamet se res- 
sentait de la situation créée par la politique et la religion; elle 
était aussi confuse et aussi bizarre. Les influences locales s'étaient 
exercées de telle façon qu'il en était résulté une grande division 
parmi le prolétariat de Mazamet. 

Les synclicats furent constitués en 1903. Peu après une courte 
grève fut déclarée dans le délainage ; elle fut un succès. Quelques 
mois plus tard, au moment des élections municipales de 1904, une 
scission s'opéra, il y eut deux syndicats de délaineurs, comme il y 
aura bientôt deux unions locales de syndicats. L'une — la plus 
forte — est d'esprit religieux, l'autre est d'esprit socialiste. 
Celle-ci adhéra, par la suite, à la Confédération Générale du 
Travail. L'une et l'autre comprennent un syndicat du délainage: 
le (( catholique » est de beaucoup le plus puissant. Il compte près 
de mille adhérents ; il a, comme secrétaire, Isidore Barthès ; l'au- 
tre groupe, une centaine de membres :il a pour secrétaire, Alquier. 
Le premier fournit les électeurs du député Reille, le second four- 
nit les voix socialistes. Dans chaque corporation, le même dua- 
lisme existe, provoqué par des causes identiques.Les éléments qui 
forment les associations « religieuses » ne sont pas jaunes; ils 
sont les victimes d'un milieu local, fait de complexités, d'hàbitu- 



LA GRÈVE DE MAZAMET 133 

des, de préjugés; il y a en eux tout ce qui fait les hommes de 
lutte, ainsi que l'a démontré la grève qui nous occupe. 

Pendant les préliminaires de la grève, au cours de sa prépara- 
tion, l'élan est identique dans les deux syndicats. Ces hommes, 
que des mots, des fictions séparent et rendent adversaires, sont 
entièrement d'accord pour exiger de leurs patrons communs» 
un salaire plus élevé. Dès ce jour, l'union est réalisée; par la 
suite elle se matérialisera, rendant inévitable l'union entre les 
deux Unions locales et entre les différents syndicats les com- 
posant. En effet, les fusions s'opèrent pendant la grève. Ce ré- 
sultat n'aura pas été le moins important de ceux qu'elle a pro- 
voqués. Nous y attachons d'autant plus d'importance que nous 
désirons que là, comme partout, les travailleurs se passionnent 
beaucoup moins pour les questions politiques et religieuses. Il y 
a mieux à faire, pour eux, que de se battre, cette lutte ne profi- 
tant qu'à ceux qui- font métier de politique et de religion. 



IX 



Dès le premier moment, le syndicat patronal, par l'intermé- 
diaire de sa commission, répondit par un refus à la demande des 
ouvriers. Cette commission était présidée par M. Nègre, officier 
démissionnaire d'artillerie, sans fortune, marié à une demoiselle 
Cormouls depuis i8 mois environ. Plein de fatuité et de préten- 
tion, ce jeune homme, frais émoulu de la caserne, se croyait un 
grand personnage. Ignorant des moindres nécessités du com- 
merce des laines, il entendait gouverner et diriger; le « bétail » 
ouvrier, qui osait se dresser devant lui, qui osait formuler des 
revendications, qui osait raisonner et discuter était, pour lui, 
de tous points semblable au a bétail » qu'au nom de la patrie 
on lui avait confié au régiment de Castres. Pour un peu, il eût 
rappelé la Commission ouvrière discutant avec lui, à des obliga- 
tions militaires. 

Mais si M. Nègre commandait en maître au sein de la commis- 
sion patronale, si, faisant plier sous sa volonté ses parents, MM. 
Gaston Cormouls, Sabatier, Rives, Fraysse, associé de son beau- 
frère et Hue, simple façonnier délaineur, s'il était l'âme de la ré- 
sistance patronale, il devait à son tour subir la domination d'une 
autre personnalité, M. Sarrat. Ce dernier réalisait le tour de 
force incroyable d'être la vraie cheville de la résistance, tout en 



134 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

ayant su s'entourer d'un personnel qui continua le travail tout 
le temps que dura la grève. 

Propriétaire de l'usine Bellerive, située loin des autres, M. 
Sarrat, par d'habiles procédés, capta la confiance de ses ouvriers 
les fit manger, coucher à l'usine, de sorte que ces malheureux 
isolés, enfermés, n'eurent à aucun moment la moindre velléité de 
faire grève. a\insi, M. Sarrat délainait à l'usine ; mais au ^Café 
du Grand Balcon, centre patronal, il opérait dans la grève. Rien 
ne se faisait, disait la rumeur publique, sans que ]\I. Sarrat ne 
donnât son assentiment. Bien des attitudes furent inspirées par 
lui. 

Comment s'expliquer la grande influence de M. Sarrat durant 
le conflit? Le bon sens fera dire au lecteur que, puisque son 
usine travaillait, M. Sarrat avait intérêt à ce que la grève durât 
et durât longtemps. Et le lecteur aura raison, comme on le 
verra plus loin. Mais pourquoi cette influence ? Nous l'attribuons 
à sa qualité de Président de la Chambre de Commerce et d'ad- 
ministrateur de la succursale de la Banque de France à Mazamet. 
Par chacune de ces qualités, M. Sarrat exerce une grande au- 
torité; par la seconde, en particulier, il put jouer un rôle dans 
la grève. En effet, comme administrateur de la succursale de la 
Banque, il est à même de connaître la situation exacte de chaque 
délaineur : sommes en dépôts, valeurs escomptées, valeurs à 
payer, besoins personnels, etc. On comprend que les quelques 
fabricants riches à millions, ont leur fortune représentée soit par 
des propriétés, des marchandises en dépôts, des valeurs à recou- 
vrer, toutes choses dont le fonctionnement en charges et reve- 
nus est de chaque jour. Les charges consistent dans des échéan- 
ces, les revenus consistant dans les ventes réalisées. Or, la grève 
a porté atteinte à ces dernières. Et si les revenus sont frappés, 
réduits, si leur rentrée ne s'opère plus automatiquement, les 
échéances fonctionnent régulièrement, et, comme tout bon capi- 
taliste ne doit pas réaliser -soit des valeurs mobilières, soit des. 
biens immobiliers, comme il ne doit se démunir qu'à bon escient 
provisions en dépôt à la Banque, il lui faut donc rechercher le re- 
nouvellement des eft'ets, dont l'échéance est proche. Et ce renou- 
vellement doit se solliciter auprès de la Banque dont la succur- 
sale ^.st administrée par M. Sarrat. C'est ce conseil d'administra- 
tion qui examine les demandes de renouvellement et un mot de 
M. Sarrat peut entraîner un refus. 

Et les gros fabricants devaient, de plus, probablement, sollici- 
ter ce renouvellement dans un but de lucre et d'intérêt. L'argent 



LA GRÈVE DE MAZAMET 135 

qui, statutairement selon les règles de la Banque de France, eût 
diî normalement être versé dans les caisses de la Banque, servait 
à un agio usurier. Nous avons écrit que les moyens délaineurs 
étaient tributaires des gros, il nous faut maintenant indiquer 
comment et pourquoi. Seuls, les délaineurs — peu nombreux — 
qui possèdent des « baraquements » dans les pays d'origine des 
peaux de moutons, approvisionnent de cette marchandise la place 
de Mazamet. Les moyens délaineurs, comme les courtiers et com- 
missionnaires, qui font délainer pour leur propre compte, se pro- 
curent les balles de peaux par l'intermédiaire des gros délai- 
neurs, seuls acheteurs. Les échéances auxquelles ils doivent faire 
face et qui pour eux également, fonctionnent régulièrement, ne 
pouvaient être payées, puisque la grève tarissait les revenus. Il 
leur fallait, ou que leur créancier leur prêtât la somme ou qu'ils 
obtinssent un renouvellement pour lequel un escompte était né- 
cessaire. 

Pour nous, qui, en l'occurrence n'établissons que des hypothè- 
ses, des hypothèses vraisemblables, déduites d'une attitude aux 
ramifications et aux causes saisissables pour qui observe, il de- 
vait arriver le plus souvent que le gros délaineur versait le mon- 
tant de l'échéance pour prix d'un intérêt au moyen délaineur et 
au courtier, cet argent qui eût dû être versé à la Banque, puis= 
qu'il lui était dû, cet argent, grâce, — répétons-le — aux acco- 
modements de l'administration, servait de main-mise sur le 
moyen délaineur, et de source à profit. 

On voit la filière! Le moyen délaineur, qui eût accordé — 
c'était notoire — une augmentation double de celle demandée par 
les ouvriers, était sous la domination des gros, qui, en cas de 
désobéissance et d'insubordination, auraient refusé désormais, 
toute vente de balles de peaux, et poussé à une liquidation pour 
cause de non-paiement. Le moyen délaineur, pour ne pas se fer- 
mer un approvisionnement de matière et pour obtenir les moyens 
de faire honneur à ses paiements, suivait ses confrères plus puis- 
sants dans la résistance. Un de ces moyens délaineurs avait, au 
début du conflit, accepté l'augmentation première, soit un franc ; 
il. dut se déjuger, en présence des menaces qui lui furent adres- 
sées. 

Puis, le gros délaineur, pour garder sous sa férule, le moyen 
délaineur et le courtier, et pour spéculer sur son argent disponi- 
ble, était tributaire de la Banque administrée par M. Sarrat. De 
la sorte, s'établissait une solidarité faite de contrainte et d'appé- 
tits, sous le haut parrainage de M. Sarrat. Nous avons tout lieu 



136 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

de croire que les opérations dont les moyens délaineurs et les 
courtiers étaient les victimes assuraient aux gros d'importants 
revenus, couvrant en grande partie leur perte résultant de l'arrêt 
du travail. 

Ils ne pouvaient qu'être importants, les revenus, puisque nous 
étions dans la bonne période de travail, et que c'est en vue de 
ces périodes que sont prises les grosses échéances. D'ailleurs, en 
admettant que chaque mois, elles soient égales, nous arrivons aux 
chiffres suivants: le chiffre d'affaires annuel étant, on l'a vu, 
de ICO millions, c'est par mois un chiffre de 8 millions et demi. 
Sur ces 8 millions et demi, le chiffre de vente doit correspondre 
comme paiement au chiffre de 6 millions, dont la moitié est à la 
charge des moyens délaineurs et courtiers. C'est donc sur trois 
millions que portaient les opérations des gros délaineurs, qui, 
faites avec un intérêt de 3 0/0 donnaient 90.000 francs de reve- 
nus, lesquels partagés entre une poignée d'agioteurs, constituaient 
pour chacun d'eux, un appréciable dédommagement aux pertes 
causées par la grève. 

Un autre résultat était poursuivi par les gros délaineurs : c'é- 
tait celui de ruiner un ou plusieurs confrères moins fortunés. 
La prolongation du conflit pouvait avoir, espéraient-ils, ce résul- 
tat. 

Sans doute, ces différentes opérations financières, les dispari- 
tions de concurrents, etc., ne dictèrent pas le premier refus. Il 
faut en trouver la raison dans l'état d'esprit patronal, fait d'or- 
gueil et de mépris qui ne pouvait admettre que les ouvriers for- 
mulassent des revendications. En cédant, c'était donner une prime 
à « l'indiscipline des ouvriers ». Puis, la résistance engagée, s'ou- 
vrit l'espoir des disparitions et la source des bénéfices compensa- 
teurs, et se précisa le rôle et la main-mise de M. Sarrat. 

Raisons tirées de l'orgueil, du besoin de dominer un person- 
nel longtemps résigné et docile, raisons spéculatives, et raisons 
de concurrence, ont donc motivé la grève. Et quand on apprécie 
ces raisons et quand on examine la force d'exploitation concen- 
trée dans quelques mains, on reste interdit devant le résultat, 
qui aboutit à une capitulation patronale d'une incontestable si- 
gnification. 

Comment se fait-il en vérité qu'une classe ouvrière hypnotisée 
par l'Eglise, fanatisée par ses prêtres, contenue par ses représen- 
tants politiques, ait pu lutter pendant quatre mois, rester étroite- 
ment unie dans tous ses éléments et assurer aux .siens l'indis- 
pensable ? 

(A sniore). Victor Griffuelhes. 



LES ORGANISATIONS SOCIALISTES 



Les forces numériques du Socialisme aliemand 



Avant le congrès annuel, tenu cette année à Leipzig, le Comité 
directeur de la Social-démocratie allemande a publié son 
rapport sur la situation du parti. Nous en relèverons ici, à titre 
de documentation, quelques chiffres. Ils montrent une' fois de 
plus l'incompréhensible contraste qu'il y a entre cette énorme 
force organisée, la plus puissante du socialisme international, et 
son peu d'efficacité réelle sur la vie politique de l'Allemagne. 



I. Les Adhérents. — Le rapport signale tout d'abord que la 
crise économique qui a sévi en Allemagne n'a nullement contrarié 
les progrès de l'organisation socialiste. Le nombre des adhé- 
rents, hommes, est passé de 557.878 à 571.050 et le nombre des 
adhérents, femmes, de 29.458 à 62.259. Le total des membres est 
donc de 633.309, alors qu'en 1908 il n'était que de 587.336. Le 
parti a donc gagné 45.973 cotisants nouveaux. 

Sur 397 circonscriptions, il n'y en a que 20 qui n'ont pas enco- 
re de groupement socialiste et 11 avec lesquelles le parti socia- 
liste n'a aucune relation. On voit que les progrès ont surtout por- 
té sur le recrutement des femmes. Le journal féminin Die Glei- 
chheit a 77.000 abonnés. 

Voici la distribution géographique des 633.309 membres de la 
social-démocratie. Le tableau suivant compare les totaux de 1908 
et ceux de 1909: 



138 



LE MOUVEMENT SOCIALISTE 



RÉGIONS 


NOMBRE DE MEMBRES jj 


1908 

H 
O 
H 


H 
O 
H 

4590 

2047 

87614 

18600 

8136 

871 

10568 

4936 

7873 

932 

13475 

d i224 

3725 

368'rll 

24681 

7677 

18207 

V725 

27482 

371 

15758 

3954 

V9990 

10."i55 

8385 

320,9 

21130 

2974-2 

6742 

19176 

13481 

17233 

7523 

0440 

7523 

4875 

2383 

7105 

7288 

2991 

5625 

3 931 

18298 

3271 

3277 


1909 


j 


o 


«5 

2 


Prusse Orientale 


3573 

1185 

86421) 

18754 

0723 

463 

10334 

4738 

6117 

001 

11430 

123'.J7 

3i537 

29675 

2v'229 

6536 

17678 

8.")37 

23989 

370 

14452 

3617 

J7528 

13545 

8385 

31112 

lii554 

29707 

6510 

1.S751 

13243 

17718 

4702 

67J7 

C904 

4318 

2282 

6769 

0650 

3415 

54 /U 

34951 

11?03() 

3200 

3311 


3776 

1784 
78232 
17217 

7i66 
842 

9925 

4839 

6793 

816 

•M6i;.9 

13102 

3336 
32073 
■21548 

7333 
14334 

8824 

23101 

330 

14424 

3929 

28824 

1550J 
•} 

29494 

20378 

25590 

6149 

18788 

13106 

10000 

6963 

5871 

t-;470 

4183 

220i 

0058 

6179 

2753 

-4297 

3M14 

16855 

2986 

. 3128 


814 

263 
9382 
1443 

670 
-.9 

643 

97 

1078 

116 
1806 
1122 1 

389 : 

4818 
3133 

344 
3873 

901 
4321 
41 
1334 
55 
1106 
1049 

? 
2535 

752 
4146 

593 

388 

375 
1227 

555 

578 
1053 

692 ! 

181 , 
1047 
1109 

238 
4328 
4817 
1353 

285 

149 


Prusse Occidentale 

Berlin 


Brundeb'^iirg 


Poméranie 

l'oseu 

Silésie Breslau 


— Giôlitz 


— Oberlangenbielau 

— Kaltowitz 


Province de Saxe (Magdebourg) 

— — (Halle) 

— (Erfurt) 

Schleswig-Olstein 


Hanovre 


Westphaiie Bielefeld 


— Dorlmund. 

Provinces Rhérjanes, Cologne. 

- - Elberfeld. 
District de la Saar 


Hesse-Nassau, Francfort 

— Cassel 


Bavière du Noni 


du Sud 


Pfalz 


Saxe Dresde 


— Chemnitz " 


— Leipzi"' 


— Zwilîau 


Wurtemberg 


Baden 


Hfsse 


Meklenbourg 


Thih'iiig'c-^^eimar 


— Jrna 


Saxe-Alt^nberg 


Coburg Gotha 


OldenburjJ!'- 


BruDSchwig 


Sachsen-Meiningen 


Aohalt 


Hambourg 


Brème 


Liibek 


Alsace-Lorraine 


Total 


587336 


633309 


571050 


02259 j 



LES ORGANISATIONS SOCIALISTES 



139 



2. Les Jciiiusscs Socialistes. — Pour la première fois, un rap- 
port du Comité Directeur mentionne le Mom'onent des Jeunes- 
ses Socialistes. Ce. î en conformité à une décision du congrès de 
Nuremberg de l'an dernier. Un journal, Die Arheiter-Jugend a 
été créé : il a atteint 28.000 abonnés, au second semestre de son 
existence. Il y a des groupes de jeunes dans 311 localités: ces 
groupes ont pour but surtout l'éducation intellectuelle et morale 
des jeunes gens. Un manifeste a été adressé, à 197.000 exemplai- 
res à la Jeunesse scolaire. A signaler aussi un Catalogue pour les 
Bibliothèques de la Jeunesse. 

5. — Elections. — Les 14 élections au Reichstag, qui ont lieu 
dans Tannée, n'ont pas modifié les positions du parti. La statis- 
tique des députés aux landtags de 19 Etats de l'Empire, donne 
les chiffres suivants: 



ÉTATS 



Bavière 

Hambourg 

Brème 

Wuitemberçj . . . 

Bade 

Cobourg Gotha . 

Lub^ck 

Prusse 

Hes-e 

Saxe-Merniiigen 



21 
21 
16 
15 
12 
8 



ÉTATS 



Schvv^artzburg - Rudolsl 

tadt 

Oldenburg 

Saxe-Wfimar 

Saxe-Altenburg 

Reuss 

Lippe 

Anhalt 

Schaumburg-Lippe 

BrauDSchwig 



Le tableau consacré aux élections municipales donne comme 
total général : 274 magistrats municipaux et 6.250 conseillers 
municipaux. 

4. La Presse. — Le chapitre consacré à la presse est le plus in- 
téressant du rapport. Il indique à quel degré d'organisation cette 
vaste bureaucratie socialiste est parvenue et quelle multiplicité 
de cadres elle a édifiées. Le parti possède 74 quotidiens. Un Bu- 
reau de la presse socialiste leur fournit les nouvelles politiques, 
sociales, scientifiques, les documents d'actualité, etc. Les recet- 
tes de ce Bureau se sont montées à 52.309 marks, 81 et les dépen- 
ses à 50.558 marks, 16. 

Le Vorwœrts, l'organe central, est la clef de voûte de cet édi- 
fice de la presse socialiste allemande. Il a près de 1.200.000 lec- 



140 



LE MOUVEMENT SOCIALISTE 



tenrs, et il a donné, cette année, un bénéfice de m. 142 marks, 90. 
Voici d'ailleurs le budget du journal, de juillet 1908 à juin 1909: 

Bilan du Vorwaerts. 1908-1909. 



a. - RECETTES 

Abonnements expédiés par radministration 

Abonnements servis par la poste 

Réclames 

Bénéfice sur la vente des brochures 

Total 

6. - DÉPENSES 

Frais divers 

Collaborateurs : 

Questions Politiques 

Questions sociales et juridiques 

Questions syndicales 

Réunions • 

Locale 

Banlieue 

Feuillpton 

Rédacteurs : 

Dépêches et rapports parlementaires 

« Neue Welt », supplément littéraire 

Administration (salaires) - 

Frais de procès * -. • 

Bibliothèque de la Rédaction 

Impression 

Total 

Bénéfice 



Mk. 



1562049 



107896 



39446 


65 


8272 


70 


83158 


m 


1588 


90 


11219 


15 


4612 


50 


13926 





69274 


65 


3716 


80 


59401 


80 


26419 


25 


6581 


15 


893 


65 


1089291 


10 


1450906 


15 


111142 


90 



Pf. 



1061362 55 

61^88 90 

4334241 30 

5473 3a 



05 



75 



La Revue officielle du parti, Die Neiic Zeit, rédigée par Karl 
Kautsky, a vu se réduire peu à peu son déficit, qui est aujour- 
d'hui insignifiant ; 634 marks. 39. Elle a gagné 500 abonnements. 
Elle en avait 8.000 en 1907; elle en a 8.500. Voici son bilan, du 
i®' janvier 1908 au 31 décembre 1908: 



LES ORGANISATIONS SOCIALISTES 

Bilan de Tiie !Neue Zeit, 1908. 



141 



a. - RECETTES. 
Abonnements 


Mk. 


Pf. 

30 




65 249 

383 




Prospectus et Suppléments 




Total 




65 632 


30 




b — DÉPENSES. 

Composition, Impression, Stérôotypie 

Papier 




20 315 

10 659 
4 i04 

11 000 
43 682 

3 098 
3 407 


15 
10 
90 

50 

04 




, Reliure 




Rédaction 




Collaborateurs 




Hort et frais 




Remises 




Total 




66 266 
634 


69 
39 




Déficit 









Le journal satirique Der Wahrc Jacob a 230.000 abonnés et 
son bilan se solde par un bénéfice de 37.105 mk, 07. Enfin, Die 
Gleichcit, dont nous avons parlé plus haut, rapporte 15.389 
marks 60. Le chiffre d'affaires de la Librairie du Vorivœrts a 
atteint 511.727 marks, 21, et une somme de 20.000 mk. de béné- 
fices a été remise au Comité directeur du parti. 

5. — Ce que lisent les socialistes allemands. — La liste des 
brochures ou volumes vendus par la librairie du Worwœrts est 
significative. Elle nous indique ce que lisent les socialistes alle- 
mands. Relevons les principaux titres, avec le chiffre des exem- 
plaires écoulés. 

Ce sont d'abord des brochures d'hygiène, du Dr Chrifteller 
(10.000 ex.), de Bernstein (10.000), de Ranter (10.000). 

Des rééditions : La guerre des paysans, de Engels; Garanties 
d'Harmonie et Liberté, de Weitling (300) ; Œuvres choisies, de 
Wilhelm Wolff (300). 



14^ LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Des ouvrages de caractère général : Marx cojnmc Penseur, de 
'Adler (2.000); Antiimlitarisme et Haute-Trahison, de Lieb- 
knecht (i.ooo); Gustave Adolfe, de Mehring (5.000); La Po- 
litique polonaise de la Prusse, de ïVendel (3.000) ; L'Anarchis- 
mc et le Mouvement Ouvrier, de Katzenstcin (33.000) ; La So- 
cial-Démocratie au Rcichstag, de Behcl (4.000) ; Le Chemin du 
Pouvoir, de Kautsky (26.000) ; Nature et Résultats de l'écono- 
mie capitaliste, de Bernstcin (5.000); Le Pope Gcfpon, de 
Dcutsch (3.000). 

- Des comptes-rendus, dont le Protokoll du Congrès de Kurem- 
berg de l'an passé (38.000). 

Des rééditions, en grand nombre, parmi lesquelles : Gloses, 
de Bcbcl (5.000) : Buts et Moyens (5.000) ; Savoir, c'est pouvoir, 
de Liebknecht (2.000) ; Guide des Conférenciers, de David 
(2.000) ; Le Programme des Travailleurs, de Lassalle (5.000) ; 
Formes diverses de la zne économique, de Bcrnstein (2.500) ; 
'La Conception matérialiste de l'histoire, de Greulich; Travail 
salarié et capital, de Marx (5.000) ; Le Manifeste Communiste 
(11.000) ; La Religion est chose privée, de Stampfer (11.000) ; 
Comment un Pasteur est devenu socialiste, de Gœhre (15.000); 
etc.... 

6. L'Ecole du Parti. — La troisième série de cours de VEcole 
du Parti, fondée, comme on sait, depuis peu, a eu lieu du i*"" oc- 
tobre 1908 au 3 avril 1909. Le nombre des élèves a été de 26: il 
s'était élevé à 31, à la première série et à 33, à la seconde. Il y a 
eu 814 heures de leçons, qui se sont partagées entre les divers 
cours de la façon suivante : 

Heures 

Economie Politique. — Professeur : Rosa Luxemburg . . . 2H0 

Sociologie — Heinrich Cttnow 124 

Histoire — Franz Mehring 78 

Lois ouvrières et législation sociale : Arthur Stadthagen.. 81 

Droit pénal. Professeur : Hugo Heinemann .. . 34 

Droit civil. — Kurt Rosenfeld 36 

Sciences naturelles. — Emmanuel Wurm . . 40 ' 

Leçons de Style. — Heinrich Schulz. . . . 95 

Cours sur l'Art. — Heinrich Schulz 24 

Cours de Journalisme — Heinrich Schulz. .. . 30 

Politique Commerciale — Emmanuel Wurm.. 12 

L'Ecole du Parti a coûté, du mois de juillet 1908 au mois de 
juin 1909, la somme de 34.414 mk. 71. Sur cette somme, 12.610 
marks ont été attribués aux honoraires des professeurs et 



LES ORGANISATIONS SOCIALISTES 



143 



19.760 aux mensualités allouées aux élèves. Le reste de la som- 
me a été absorbé par les frais généraux et les frais divers. 

7. — Le Budget du Parti. — Le budget du parti compte, com- 
me recettes 1. 123.614 mk. 60, et comme dépenses: 621.202 mk. 
45. En voici le détail : 



RECETTES 
Recetles générales 


Mk. 


Pf. 


571 010 
8B 271 
M 081 

117 857 
20 000 

65 000 

218 637 

9 390 


92 
74 
35 
95 

70 
41 


Compte de- Prêts 


iD'érêts 


Bénéflces du Voncerts 


BéDéfices de la Librairie du Vorwaerts 

Bénéfices du Wahre Jacob, du Die Gleichheit. 
etc 




Recettes diverses 


Total 


1.105 249 

18.364 


77 
83 


Restait au 30 juin 1908 

Total 


1.123 614 


60 


DÉPENSES 
Agitation généra'e 


239 065 

15 735 

10 015 

6 469 

38 925 

34 414 

122 209 

89 780 

21 058 

30 590 

3 925 

6 011 


58 
80 
15 
61 
23 
71 
35 
70 
30 
90 
67 
45 


Agitation électorale 


Secours 


Frais de procès et de prison 


Ecole du Par i 


Salaires et f ' ais d'Administration 


Compte des Prêts 


Secours à la Presse 




Bureau de la Presse 


Archives 


Dépenses diverses 


Total 


621 202 

433 063 

69 348 


45 

70 
45 


Restait au 30 juin 1909 

Total 


1.123 614 


CO 





144 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

La cotisation mensuelle moyenne est de 0.30 pfennigs. 

Dans la liste des secours à la presse, qui s'élèvent à 89.780 
marks 70, nous relevons un subside de .1626 mk. 45, accordé au 
Socialisme. Au chapitre des relations internationales, le rapport 
justifie ainsi cette subvention: « On nous a annoncé de France 
que l'organe de lutte Le Socialisme, dirigé par Jules Guesde, se 
trouvait dans des difficultés financières et que, s'il n'était pas 
aidé, il allait cesser de paraître. Le Comité directeur a" accordé 
2.000 francs, pour lui permettre de continuer sa publication ».• 
(P- 50). 

Telles sont les forces numériques et financières du socialisme 
allemand. Pourquoi faut-il que ce formidable mécanisme fonc- 
tionne si lourdement et soit comme écrasé par son propre poids? 
Au congrès d'Amsterdam, en 1904, Bebel, interpellé par Jaurès, 
qui constatait l'action débile de la social-démocratie, répondait 
que le socialisme allemand montrerait sa puissance... lorsqu'il 
aurait, non plus 3 millions, mais 9 millions d'électeurs. Cette 
façon de renvoyer dans le futur l'activité efficace de la social- 
démocratie revenait tout simplement à avouer son peu de puis- 
sance actuelle. Il faut souhaiter que les socialistes allemands se 
rendent compte, un jour, que, si les effectifs puissants en hom- 
mes et en argent sont une arme dangereuse, il y a quelque chose 
aussi qui a sa valeur: c'est l'esprit de lutte, la passion révolu- 
tionnaire. 

R, MULLER. 



LES SYNDICATS OUVRIERS 



Les Inscrits Haritimes et leor Situation 



Le récent mouvement des Inscrits maritimes a appelé de nou- 
veau l'attention sur la situation des gens de mer. Nous vou- 
drions exposer ici sommairement quelle est la condition des ins- 
crits, quels sont leurs groupements, et quelles grèves ils ont eu 
à soutenir. 

Sont considérés comme gens de mer les Français et natu- 
ralisés français, inscrits sur les registres de l'Inscription mari- 
time, qui exercent la navigation à titre professionnel, c'est-à 
dire comme moyen d'existence, soit sur la mer, soit dans les 
ports ou dans les rades, soit sur les étangs ou canaux salés 
compris dans le domaine public maritime, soit dans les fleuves 
rivières et canaux jusqu'au point où remonte la marée et, pour 
ceux oti il n'y a pas de marée, jusqu'à l'endroit où les bâtiments 
de mer peuvent remonter. 

Les inscrits maritimes sont divisés en trois catégories: les 
inscrits provisoires, les inscrits définitifs et les inscrits hors de 
service. 

Les inscrits provisoires sont ceux qui, à partir de lo ans, 
désirent embrasser la carrière de marin, se font inscrire sur 
les registres de l'Inscription maritime; de par la loi de 1896. 
les jeunes gens ne sachant ni lire ni écrire, ne peuvent être ins- 
crits qu'à partir de 16 ans. 

Lorsqu'il a atteint l'âge de 18 ans, le jeune homme qui a ac- 
compli, depuis l'âge de 10 ans, dix-huit mois de navigation, 
dans l'évaluation desquels est augmenté de moitié le temps passé 
au long cours, aux grandes pêches, est immatriculé comme ins- 
crit définitif, s'il déclare vouloir continuer la profession de marin. 
Il sera rayé des matricules s'il reste trois ans sans naviguer. 



146 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Les équipages de la flotte sont pris parmi les inscrits défini- 
tifs; les inscrits provisoires font leur service militaire dans- 
l'armée de terre. 

Les inscrits hors de service sont ceux qui ont atteint l'âge de 
50 ans ou qui sont réformés. 

Les inscrits sont assujettis au service militaire de 18 à 5a 
ans. Ils font 7 ans de période obligatoire dont 5 de service actif 
et 2 de disponibilité, à partir du jour où ils sont atteints par la 
levée permanente (i). 

Du 25 à 35 ans les inscrits peuvent être convoqués pour deux 
périodes d'exercices d'une durée de quatre semaines au plus^ 
d'après les ordres du ministre de la marine. 

Au point de vue des dispenses, rappels et mobilisations, la 
loi de 1896 prévoit chaque cas au même titre, quoique pour des 
périodes différentes, que la loi sur le recrutement de l'armée 
de terre. 

Ainsi l'Etat suit l'inscrit depuis son incorporation jusqu'à sa 
radiation des matricules de l'Inscription, mais il ne le fait pas 
de la même façon que pour les autres citoyens à son service. 
Pour l'avoir entièrement au service de sa flotte, il le force à 
ne point quitter sa vie de marin, il lui impose en quelque sorte 
sa profession. Il déléguera, pour le représenter dans les ports, 
des administrateurs de l'Inscription maritime (2) qui les suivra 
dès le contrat d'engagement jusqu'à la revue de désarmement. 

L'inscrit maritime est donc un mineur en ce qui concerne ses 
devoirs et ses droits de marin. 

Au point de vue pénal, les inscrits dépendent des tribunaux 
maritimes ou commerciaux-maritimes, décret-loi du 24 
mars 1852, sur la discipline du bord, a encore cours et fait l'ob- 
jet des discussions actuelles relativement au droit de grève. 

Pour contrebalancer les obligations des inscrits envers ce 
régime, l'Etat a établi des compensations. 

Contre un versement de 3 0/0 sur leurs salaires, les inscrits, 
touchent, après 50 ans d'âge et 25 ans de navigation, une pen- 
sion dite de demi-solde qui s'élève à environ 204 francs par 



(i) L'appel des inscrits se fait d'une façon continue et permanente. 
En fait, pour ce qui est de la période d'activité, l'inscrit ne fait que 
39 mois de service. 

(2) Autrefois par le Commissaire de l'Inscription MaritimCj avant le 
décret du 7 octobre 1902. 



LE§ SYNDICATS OUVRIERS 147 

an. Une partie de cette somme est réversible sur la veuve 
et sur les orphelins du pensionné. 

La Caisse des Invalides de la Marine, donne à la fois, des 
pensions de retraite aux marins âgés, à leurs veuves et aux vic- 
times d'accident. Cette caisse était formée par les économies des 
marins qui versaient, par routine, pour assurer des rentes à 
leurs héritiers. Aujourd'hui, cette Caisse est en déficit, l'Etat se 
voit obligé de combler ce déficit qui va en s'accentuant d'année 
en année. Il dépasse actuellement lo millions. Le Parlement 
a diminué, au détriment des inscrits, le nombre de pensionnés 
susceptibles de toucher leur dû. 

La loi du 12 août 1885, précise les avantages de l'inscrit na- 
vigateur : payement de ses loyers, traitement et soins, aux frais 
du navire sur lequel le matelot est embarqué, rapatriement aux 
dépens de l'armateur. Les loyers du matelot, laissé à terre, lui 
sont payés jusqu'à ce qu'il ait contracté un engagement nou- 
veau ou qu'il ait été rapatrié. Si ce rapatriement est opéré avant 
son rétablissement, il est payé de ses loyers jusqu'à ce qu'il 
soit rétabli (i). 

Pour bien établir la situation matérielle des gens de mer, il 
faudrait consacrer à chaque port et à chaque pofession ou 
mode de travail, une étude spéciale. Nous n'avons l'intention 
que de tracer ici les généralités qui peuvent donner une idée de 
l'état des revendications des marins. 

D'abord, pour les pêcheurs, le système est plus compliqué. Les 
différents centres de pêche ont gardé leur type de paiement et 
d'engagement, et les exceptions à la règle sont si nombreuses, 
que l'on est forcé d'établir des moyennes. 

Pour la grande pêche, pêche d'Islande et de Terre-Neuve, 
nous pouvons établir les salaires suivants: 

Capitaines de 4.000 à 10.000 francs 

Seconds de 1.200 à 2.000 — 

Maître de i.ooo à 1.500 — 

Saleur de 900 a i.ioo — 

Patrons de doris de 600 à 800 — 

Avants de doris de 500 à 700 — 

Pêcheurs de 500 à 700 — 

Mousses de 200 à 300 — 



(i) Toutefois, l'art. 262 du Code de Commerce précise que la période 
de ces loyers à allouer ne pourra dépasser en aucun cas, quatre mois, à 
da^fr du jour où il a été laissé à terre. 



148 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Nous ne comprenons pas dans ces chiffres les quelques pri- 
mes, très minimes, que le marin reçoit à l'engagement ou au 
désarmement. Suivant l'habitude du port, l'importance et le 
genre de la pêche, le supplément varie, mais n'influence pas 
beaucoup le budget du marin. A part le capitaine, on peut con- 
sidérer les salaires comme salaires de famine et absolument in- 
suffisants. 

La situation est pire pour les pêcheurs côtiers et pour ceux 
qui pratiquent la petite pêche. Leur obligation de passer par les 
mareyeurs, intermédiaires rapaces, peut à peine nourrir les 
pêcheurs. 

On peut considérer que le salaire de ces deux catégories de 
pêcheurs varie de 600 à i.ooo francs. 

Nous arrivons aux navigateurs. Là, nous sommes en présence 
de-personnes qui, connaissant la vie pour l'avoir vue sous toutes 
ses formes dans leurs différents déplacements, ont su imposer à 
leurs patrons des contrats plus avantageux ainsi que le men- 
tionnent ces tarifs presque uniformes des grands ports: 

DUNKERQUE. — Soldes du rôle. — Les soldes mensuelles sont 
maintenues au tarif de 1900, savoir: 

Maîtres d'équipage: long cours, 115 fr. ; cabotage, 100 francs. 
Premiers chauffeurs: long cours, 124 f r. ; cabotage, 112 francs. 
Capitaine d'armes, long cours, 118 francs. 
Matelots et soutiers : long cours, 83 francs ; cabotage, 77 francs. 
Chauffeurs: long cours, 100 francs; cabotage, 95 francs. 

Allocations supplémentaires. — Art. 10. — Donnent seuls lieu à 
des allocations supplémentaires: 

1** Les travaux exécutés dans les conditions prévues à l'article 3; 

2" Ceux faits au mouillage, en rade ou dans les ports, en dehors 
des heures de travail; 

30 Les manipulations des marchandises dans les cales ou hors du 
bord, même pendant les quarts. (Ne sont pas considérés comme 
« manipulations » la conduite des treuils, des mâts de charge, !e 
pointage, la surveillance des cales, l'ouverture et la fermeture des 
panneaux.) 

Art. II. — Les allocations supplémentaires sopt ainsi fixées: 
o fr. 50 par heure de travail pour les chauffeurs et soutiers, t-t 
o fr. 40 par heure de travail pour les matelots. 



LES SYNDICATS OUVRIERS 149 

Le Havre. — Matelots et soutiers 80 francs par mois. 

Novices 50 — 

Mousses 35 — 

Plus 5 francs de supplément pour toute fonction à bord. 

Chauffeurs iio francs par mois. 

2"^' maîtres, chefs de timo- 
neries, Capitaines d'armes. 120 — • 

i"* chauffeurs, maîtres d'é- 
quipages, graisseurs,char- 
pentiers, boulangers, cuisi- 
niers 132.50 — 

Les heures supplémentaires sont payées à raison de o fr. 50. 

Bordeaux (i). — Personnel du Pont. 

Commandant 500 francs par mois. 

Capitaine 300 — 

l" lieutenant 250 — 

2« lieutenant 250 — ■ 

3^ lieutenant 150 — 

Maître d'équipage 132.50 — 

i" maître charpentier 132.50 — 

2^ maître charpentier 120 — ■ 

Capitaine d'armes 120 — 

Maître charpentier 80 — 

Maître voilier 80 — 

Timonier 80 — 

Gabier 80 — 

Matelot 80 — 

Novice 50 — 

Mousse 35 — 

Personnel des Machines: 

Chef mécanicien 500 — 

i" mécanicien 300 — 

2* mécanicien 250 — 

3' mécanicien 200 — 

4* mécanicien 200 — 

5* mécanicien 150 — 

6' mécanicien 150 — 

Aide mécanicien 140-135 — 

Aide électricien 140 — 



^) Salaire adopté par les grandes Compagnies. 



150 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Graisseur 132.50 — 

Apprenti électricien 80 — 

Chauffeur 1 10 — 

Soutiers 80 

Marseille. — Pour Marseille les salaires sont calculés d'après le 
contrat de 1900 (i). 

Nous n'entrerons pas dans l'exposé des budgets des inscrits, 
nous serions entraîné trop loin de notre but. On sait ce qu'ils 
gagnent, on sait aussi à peu près ce qu'ils dépensent, puisqu'ils 
n'économisent guère et que la vie du marin est soumise à beau- 
coup d'aléas. Le résumé est que la situation matérielle des gens 
de mer n'est pas brillante. 

Depuis trente ans, les marins ont vu la nécessité de nommer 
des mandataires pour leur confier la défense de leurs intérêts. 
La Chambre Syndicale des Matelots Français, du Port de Mar- 



(i) Nous profitons de cette nomenclature des salaires pour donner le 
complément des salariés à bord d'un grand paquebot et qui n'entrent pas 
dans la catégorie des inscrits maritimes et qui sont regardés comme 
faisant partie du personnel civil. 

Docteur 333 f r. 50 par mois. 

Commissaire à bord 400 — 

Sous-commissaire 150 — 

Maître d'hôtel 200 — 

Second maître d'hôtel 100 — 

Chef cuisinier 200 — 

2* cuisinier 150 — 

3* cuisinier 125 — 

4* cuisinier loo — 

Aide cuisinier lOO — 

Aide de cuisine .80 — 

Cambusier 90 — 

Sommelier 70 — 

Boulanger 1 10 — 

2* boulanger 90 — 

Aide boulanger 70 — 

Pâtissier 125 — 

Aide pâtissier 80 — 

Boucher 110 — 

2* boucher 70 — 

Infirmier 90 — 

Cireur 60 à 70 — 

Coiffeur 75 — 

Femme de Chambre 40 — 

Chef d'office 125 . — 

Commis au vivres 150 — 

Chef d'entrepôt 100 — 

Garçons (suivant ancienneté) 40-60-70-90 — 



LES SYNDICATS OUVRIERS 151 

seille, le plus ancien des groupements maritimes à, dès la fin du 
second Empire, pris en mains la cause des Inscrits et élaboré un 
programme de revendications dont plusieurs points sont encore 
à l'ordre du jour aujourd'hui. 
En 1870, la Chambre syndicale lançait l'appel suivant: 



Chambre syndicale des matelots français du port de Marseille 

Déclaration 

C'est au peuple souverain de France que nous nous adressons, 
ne voulant avoir que lui pour juge dans nos différends avec ceux 
que la discipline nous désigne comme nos supérieurs. 

Attendu que la marine marchande a besoin de réformes innom- 
brables qu'il n'est pas possible d'établir immédiatement ; 

Que cependant, des améliorations très importantes peuvent et 
doivent y être apportées, non seulement au point de vue des affaires 
commerciales, mais encore et surtout au point de vue des garanties 
de toute nature à accorder aux équipages; 

Attendu que par suite des lois et des décrets successifs qui sont 
venus s'abattre sur la malheureuse classe des matelots du com- 
merce, le marin a toujours été soumis à l'arbitraire de ceux qui le 
commandent ; 

Attendu que ceux qui lui infligent des punitions le nourrissent, 
le commandent, sont ceux-là même qui le jugent; 

Attendu que les abus de pouvoir les plus odieux de la part des 
capitaines, sont presque toujours la cause des actes d'insubordina- 
tion à bord des navires de commerce. 

Les matelots français du port de Marseille, réunis en chambre 
syndicale, font la déclaration suivante: 

Au nom de la Liberté de la Raison et de la Justice: 

Puisque tous les hommes sont égaux devant la loi; 

Puisque chaque classe de la société a pour devoir principal l'é- 
mancipation qui dérive de l'instruction et de la libre pratique des 
droits civiques et sociaux; 

Puisque la dignité humaine se refuse à conserver dans la so- 
ciété des tâches honteuses qui ternissent l'histoire de notre siècle 
civilisé; 

Déclarons vouloir concourir avec tous nos frères à l'émanci- 
pation générale et prendre part aux travaux de la malheureuse 
classe ouvrière dont nous faisons partie. 

Attendu que les tribunaux commerciaux maritimes tels qu'ils 
sont constitués ne peuvent rendre des jugements impartiaux; 



"102 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Attendu que la sûreté de l'équipage n'est garantie en aucune 
façon par les semblants d'expertise qui ont lieu au départ de na- 
vires; 

Attendu que quelque soit son engagement, le matelot a besoin de 
repos et qu'il ne peut en aucune façon être considéré comme une 
machine par ceux qui le commandent; 

Attendu qu'il est privé d'une façon arbitraire de la plupart de 
ses droits de citoyen, que sa liberté, son existence et par consé- 
quent celles de sa famille sont sans cesse à la merci d'un seul homme 
qui a des pouvoirs les plus absolus. 

Par ces motifs: 
La Chambre syndicale des Matelots de Marseille déclare: 

1° Puisque le travail, justement organisé, est loin d'avoir, pour 
pouvoir sérieusement s'établir en France, toutes les garanties in- 
dispensables de justice et de liberté : l'inscription maritime doit être 
maintenue. 

Cependant, de notables améliorations et de sérieuses modifica- 
tions y seront apportées dans le sens le plus libéral et le plus équi- 
table ; 

20 Une nouvelle loi maritime serait promulguée, qui mettrait 
à néant tout ce que le décret, loi du 24 mars 1852, a de défectueux, 
d'injuste et de barbare; 

3" Un contrôle sérieux serait établi pour vérifier les faits et 
gestes du capitaine et de l'armateur à l'égard des équipages; 

4" Toutes les peines corporelles qui existent encore à bord des 
navires seraient supprimées ainsi que les retenues de solde qui 
font supporter le plus souvent à la famille, les caprices ou la bar- 
barie d'un officier sans conscience; 

5<* Les tribunaux commerciaux maritimes seraient abolis, tous 
les différends, contestations, ou autres seraient jugés par le tribu- 
nal de commerce du port où compterait le navire ; 

6" Le tribunal de commerce devrait, pour cela, être nommé par 
l'universalité des commerçants et négociants et non par un nombre 
restreint de personnes choisies. Pour juger tous les faits qui au-, 
ront trait aux matelots, le tribunal s'adjoindra une délégation 
composée des membres de la chambre syndicale qui auront voix 
délibérative ; 

7° Les experts, chargés de vérifier à bord des navires, si tout est 
en bon état, si les vivres sont en quantité suffisante et de bonne 
qualité, seront nommés tant par les armateurs que par les mate- 
lots. Le tribunal de commerce nommera un tiers expert ; 

8" Un règlement sérieux fixera les heures du repos jdes matelots, 
tant en mer qu'à terre, sauf le cas de force majeure; 

9° Les matelots pourront librement exercer leurs droits de ci- 



LES SYNDICATS OUVRIERS 153 

toyens et concourrir à l'émancipation des classes déshéritées; au- 
cune incompatibilité ne pourra être invoquée contre eux entre leur 
situation, par rapport à la marine marchande et les fonctions di- 
verses dont ils pourraient être revêtus par la volonté de leurs ci- 
toyens ; 

10° La Caisse des Invalides de la Marine Marchande serait com- 
plétée, séparée de la Caisse de la Marine de l'Etat. Le contrôle 
de cette caisse serait confié à des agents désignés par le suffrage 
des matelots français; 

11° Tout inscrit, après être soumis pendant vingt ans aux lois de 
l'inscription maritime, recevra une retraite qui sera égale pour les 
matelots, sans aucune distinction de grades ou de classes con- 
quises en naviguant pour l'Etat. La durée du service de l'inscrit 
devrait être divisé de la façon suivante : 

Trois ans de présence sous les drapeaux. 

Trois ans de congé provisoire. 

Au bout duquel temps, il lui serait remis un congé définitif sans 
qu'aucun décret puisse l'enlever à ses travaux. 

Pendant les trois années de congé provisoire le' matelot devrait 
avoir la faculté de naviguer au grand et petit cabotage. 

Les plaintes des matelots pour abus de pouvoir de la part des 
officiers seront toujours admises sans aucune de ces formalités dis- 
ciplinaires qui entravent toujours la marche de la justice et sont 
contraires à la liberté. 

Fait et délibéré en assemblée générale, le 6 avril 1870. 

Chambre syndicale des matelots français de Marseille 
Le Président, Le Secrétaire, 

P. GiRAUD. P. MaSSOL. 

'Ainsi nous retrouvons dès cette époque des revendications 
concernant : 

1° La révision de la loi sur l'Inscription Maritime; 

2" La révision du décret-loi du 24 mars 1852; 

3° La présence du délégué syndical à bord du navire ( i ) ; 

4° La réglementation de la Caisse des Invalides; 

5° La retraite proportionnelle après vingt ans d'inscription. 

L'appel de la Chambre Syndicale resta cependant sans ré- 
ponse et le mouvement ouvrier ne s'accentua guère que vers 
1890, au moment où le parti socialiste, prenant position dans 
le Midi, s'emparait, l'un après l'autre, de chaque corps de mé- 



(i) Celui qui aujourd'hui, fait demander les déplacements d'officiers 
et prononce la mise à l'index. 



154 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

tier pour les faire adhérer au parti, au moyen de promesses 
dont quelques-unes, il est juste de le dire, ont été tenues. En 
1896, le Parti Ouvrier français lançait comme manifeste, le pro- 
gramme maritime qu'il avait voté, à son congrès de Lille. 

(à suivre). 

Max Parker. 



REVUE DES REVUES 

L'Impasse Réformiste, parj. Zamanski. 
(Le Mouvement Social, août içoç) 

La crise du syndicalisme suggère à certains catholiques de si- 
gnificatives réflexions. Ces derniers espèrent, eux aussi, que les 
fautes commises par le mouvement ouvrier, seront profitables à leur 
propre doctrine. C'est ainsi que de tous côtés les syndicats sont au- 
jourd'hui assaillis: radicaux-socialistes, socialistes parlementaires, 
anarchistes, sillonistes, néo-monarchistes, catholiques sociaux, tous 
s'agitent pour les conquérir. C'est un engouement, une course folle, 
une concurrence furieuse. Hommage éclatant à la force nouvelle ! 

11 y aurait beaucoup à dire, à propos des observations de M. Za- 
manski, sur les raisons de l'apparente victoire du réformisme, mar- 
quée par la présence momentanée de Niel, au secrétariat de la 
C. G. T. Sans doute, les excès insurrectionnalistes, les éclats du 
révolutionarisme romantique, ont contribué quelque peu au re- 
nouveau réformiste. En tout cas, M. Zamanski aurait bien tort de 
rendre responsables de cette poussée démagogique les représentants 
autorisés du syndicalisme, Griffuelhes, Merrheim, etc., etc.: elle 
s'est produite en dehors d'eux et en un certain sens contre eux. 
Quoiqu'il en soit, elle n'a été qu'une cause très secondaire de l'élec- 
tion de Niel. Ce succès a été dû surtout à des combinaisons de votes 
ultra-parlementaristes et au désarroi jeté dans le camp syndicaliste 
par des querelles de personnes. Il n'en a pas moins eu pour résultat, 
surtout après la démission forcée de Niel, de donner un élan imprévu 
au syndicalisme gouvernemental et modéré. 

Voilà donc nos réformistes syndicaux à la veiUe d'agir. Que 
pourront-ils faire? Ils seront acculés, dit M. Zamanski, à une im- 
passe. M. Zamanski le remarque avec perspicacité: en face des 



REVUE DES REVUES 155 

grands problèmes de l'action ouvrière, « le réformisme de- 
meure sans préparation et sans réponse... En détachant les ou- 
vriers du syndicalisme révolutionnaire, il les vide de toute doctrine.» 
Déjà, Félicien Challaye, dans son étude si consciencieuse sur le syn- 
dicalisme, avait signalé cette absence totale d'idées et d'originalité 
qui caractérise le réformisme syndical. 

On ne fait pas un grand mouvement avec l'empirisme corporatif, 
régoïsme professionnel, la préoccupation exclusive des intérêts. 
« Le réformisme, écrit justement M. Zamanski, restreindra l'action 
syndicale aux possibilités présentes, sans prétendre au lien logique, 
au système, à la doctrine. Il se contentera d'améliorations fragmen- 
taires et d'un programme au jour le jour. Il essaiera l'union sur le 
terrain des intérêts. Mais quelle confiance pourra-t-il mettre en cette 
communauté d'intérêts stables et purement matériels, quand il n'y a 
rien qui désunisse autant que les intérêts... Dans une lutte entre 
corporations, quelle force le réformisme opposera-t-il à ceux que 
mène un idéal? // est à craindre que, pour compenser cette infério- 
rité, il ne se souvienne qu'il a des amis fidèles en plus d'un socialiste 
arrivé... » 

A cet éclectisme réformiste, qui pourra l'emporter quelque temps 
mais qui restera sans grandeur, M. Zamanski oppose les principes 
révolutionnaires du syndicalisme ou les dogmes religieux du catho- 
licisme social. Entre les deux, il n'y a pas place, théoriquement, pour 
le réformisme. Ou il retombera, de concession en concession, dans le 
syndicalisme, et il perdra sa raison d'être ; ou il ne sera qu'un agent 
du pouvoir, et il se discréditera encore davantage ; ou il se rencon- 
trera avec le catholicisme social et il se fondra, sinon doctrinale^, 
ment, du moins pratiquement, avec lui. 

Cette dernière hypothèse ne se réalisera pas sans doute complète- 
ment. Mais elle s'accomplira, elle est déjà accomplie en partie dans 
l'esprit, sinon dans la lettre. « Il faudra que le réformisme choi- 
sisse, conclut M. Zamanski. Peut-être bien, pour nous rencontrer n'a- 
t-il qu'à se laisser à ses sympathies. Peut-être bien avons-nous aussi 
quelques pas à faire... » Le réformisme syndical a choisi: il est 
l'instrument de la paix sociale. 

Hubert Lagardelle. 



CHRONIQUE POLITIQUE & SOCIALE 



Catholiques sociaux et Socialistes parlementaires. — 
Etatisme chrétien et Etatisme laïque. — Corporatis- 
me et Paix sociale. — Démocratie et Christianisme. 



Le catholicisme social profite du désarroi jeté dans les esprits 
par la décadence démocratique. Il se souvient qu'il a été des 
premiers à dénoncer l'individualisme épuisant de la société issue 
de la Révolution française et à préconiser une politique corpo- 
rative et sociale. Et en présence de la faillite du présent et de 
l'incertitude de l'avenir, il offre aux âmes inquiètes les « vérités 
traditionnelles » de l'Eglise, adaptées aux exigences économiques 
du temps. 

Il ne faut pas s'y tromper: ce renouveau catholique est un 
renouveau réformiste. Les efforts des catholiques sociaux se 
confondent avec les tentatives des socialistes parlementaires. M. 
de Mun tient le même langage que I\Iillerand: ils se déclarent 
tous deux les soldats de la paix sociale et leur but avoué est la 
ruine du syndicalisme insolidariste et révolutionnaire. 

A lire le compte-rendu de ces Semaines sociales, dont la der- 
nière a jeté tant d'éclat, on croirait parcourir quelque relation 
des discussions coutumières à nos socialistes démocrates. Déjà, 
il y a plusieurs années, au cours d'une controverse avec M. 
Georges Renard, M. Ferdinand Brunetière . proclamait la con- 
cordance pratique du catholicisme social et du socialisme parle- 
mentaire. Danï la Petite République, dont il était l'hôte pour 
la circonstance, M. Brunetière écrivait « qu'il n'y a rien dans les 
« formules du programme de Saint-Mandé qui soit incompatible 
« avec l'idée chrétienne ; que peut-être les idées qu'elles expri- 
« ment et qui les fondent n'ont pu naître qu'en milieux chré- 
« tiens; qu'un chrétien peut donc tomber d'accord de plus d'un 
« point et de plus d'un point essentiel avec les réformistes; et 
« que cela étant, // leur est inutile de s'opposer les uns aux au- 
« très sous des étiquettes ennemies et qu'ils feraient mieux de 
« s'entendre sur les réformes précises dont ils sont unanimes à 
« reconnaître la justice, l'urgence et la nécessité. » 



CIIRONIQUE POLITIQUE ET SOCIALE 157 

Ce que M. Brunetière exprimait sous une forme claire, M. 
Etienne Lamy l'énonce aujourd'hui sous une forme enveloppée. 
Soit dans son retentissant discours à la Semaine sociale de Bor- 
deaux, soit dans l'article du Correspondant qui a fait le tour de 
la presse, M. Lamy renouvelle l'équivoque de l'Encyclique de 
Léon XIII sur la condition des ouvriers. Il commence par cri- 
tiquer le socialisme étatiste et finit par adopter ses propres solu- 
tions. 

Je ne trouve rien à redire aux objections que M. Lamy dresse 
tout d'abord contre l'étatisme socialiste. Ce sont celles que 
nous lui opposons. « Rien de plus étranger, écrit M. Lamy, dans 
« le Correspondant, à leur pensée (des socialistes parlementai- 
« res) qu'accroître, avec l'indépendance et l'initiative du prolé- 
« taire, les chances de son courage dans le combat de la vie. 
« L'unique, la constante, l'insatiable revendication des chefs 
« socialistes était de réclamer à l'Etat un bonheur tout fait, à 
« l'usage de la multitude. Ils se consacraient à étendre sans cesse 
« l'autorité de l'Etat, afin que cette autorité, se substituant par- 
« tout à l'action de l'homme, épargnât au malheureux le travail 
« de changer son sort. » Et je souscris encore pleinement aux 
paroles par lesquelles M. Lamy montre tout ce qu'a d'illusoire 
et de débilitant la confiance aux « mécanismes secs des déclan- 
chements politiques ». 

Mais alors, pourquoi, par un détour imprévu, ou trop prévu, 
retomber dans le réformisme étatiste? Pourquoi discréditer 
l'Etat laïque pour exalter l'Etat chrétien, et reconnaître à celui-ci 
les vertus qu'on refuse à celui-là? L'Etat est toujours le même: 
improductif, incompétent et arbitraire. La vérité, c'est que ca- 
tholiques sociaux et socialistes démocrates ont beau s'opposer: 
ce sont deux frères ennemis, qui poursuivent les mêmes fins par 
les mêmes moyens. M. Lamy nous le dit, en termes explicites: 
il n'en veut à l'Etat que parce qu'il est neutre, il ne le combat 
qu'en tant qu'il n'est pas catholique. 

Le conflit ne porte donc pas sur le rôle de l'Etat, mais sur les 
principes qui doivent l'inspirer. Ecoutons M. Lamy. «Les mêmes 
« hommes, écrit-il, qui, pour purifier les lois de tout catholicisme, 
« invoquaient l'indîfïérence de l'Etat entre les doctrines, recon- 
« naissent aujourd'hui à l'Etat le droit d'avoir une doctrine, les 
« négateurs de l'âme disent qu'il a « charge d'âmes », ceux qui 
« lui interdisaient d'attenter par aucune préférence philosophique 



158 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

« à l'indépendance des esprits, lui assignent comme devoir de 
« faire « l'unité des esprits »... Cette évolution achève dans la 
« sincérité démasquée de la haine, l'entreprise commencée dans 
« l'hypocrisie, et rapproche les adversaires, comme l'assaut. En 
« employant la force des lois à soutenir les croyances nécessaires 
« à la société, les libres-penseurs se rallient au principe de tout 
« temps proclamé par les catholiques. Entre eux il y a désormais 
« accord sur la compétence de l'Etat et conflit uniquement sur les 
« doctrines en faveur desquelles l'Etat exercera un ministère 
« tenu par tous pour légitime ». 

La destination de l'Etat ne change donc pas avec ses maîtres ! 
Qu'il appartienne aux catholiques ou aux démocrates, nous sa- 
vons qu'il reste le serviteur d'un dogme. Et ce que M. Lamy re- 
proche précisément à une partie notable des catholiques, c'est de 
s'être contentée du dogmatisme laïque de l'Etat. Il nous avertit 
que les catholiques des Semaines sociales ne l'entendent pas 
ainsi : ils n'acceptent plus d'être « des croyants dans un Etat in- 
crédule. » Leur politique sociale se confond avec leur politique 
religieuse. L'Etat des démocrates et des socialistes parlementaires 
est « anti-social », parce qu'il est athée; l'Etat des catholiques 
réformistes sera « social », parce qu'il sera religieux. « Plus 
« l'Etat, formule clairement M. Lamy, sera conscient de son ma- 
« gistère, plus apparaîtra cette vérité que l'Etat ne peut accom- 
« plir sa tâche sans avoir une philosophie ; que de toutes les phi- 
« losophies la plus conforme à la noblesse de la nature humaine 
« et aux besoins permanents de la société est le christianisme ». 

C'est donc seulement en apparence que les catholiques sociaux 
se séparent pratiquement des socialistes parlementaires. Les uns 
et les autres préconisent le même étatisme et le même protection- 
nisme ouvrier. Que l'Etat s'inspire de l'Evangile ou de la Dé- 
claration des Droits de l'Homme, la politique solidariste de con- 
ciliation des classes se poursuit de la même façon. M. Lamy nous 
dit lui-même que, dès leur première Semaine sociale, les catho- 
liques « n'hésitèrent pas à approuver en principe les initiatives 
parlementaires des socialistes ». Quant à ces derniers, des réfor- 
mistes aux révolutionnaires, que de fois ont-ils proclamé cette 
entente! On sait que Millerand est le collaborateur régulier de 
l'abbé Lemire, et on n'a pas oublié qu'en 1891, à la Chambre, 
Lafargue déclarait que les seules interventions ^socialistes qui 
se fussent produites étaient celles de M. de Mun. 

Le Temps avait donc pleinement raison, lorsque, dans son 



CHRONIQUE IK)LrnQUE ET SOCIALE 159 

effroi individualiste, il accusait M. Lamy d'être « socialiste », 
au sens étatiste du mot. Et Jaurès, de son côté, reconnaît, dans 
YHumanité du 8 août, que le programme de réformes sociales 
des socialistes parlementaires « a une telle vertu populaire, qu'il 
« émeut, qu'il fait tressaillir, jusque sous la discipline de l'E- 
« glise, la masse restée catholique . encore ». Il n'y a pas enfin 
jusqu'à M. Bougie, si sympathique aux socialistes démocrates, 
qui, tout en dénonçant le péril qui menace la « politique laïque », 
ne soit prêt à se réjouir, dans la Dépêche de Toulouse, de l'ac- 
cord que nous signalons, « s'il devait avoir pour seule consé- 
« quence d'amener à la politique réformiste des gens qui jus- 
« qu'ici s'y sont montrés plutôt réfractaires ». 

M. Lamy méconnaît un des caractères essentiels de son allié, 
le Socialisme parlementaire, lorsqu'il lui oppose le corpora- 
tisme des catholiques sociaux. Les socialistes démocrates ont 
sacrifié, eux aussi, à la force nouvelle. Ils se sont bien gardés 
de tomber dans un étatisme exclusif. Quand ils l'ont vu gran- 
dir, ils ont fait au prolétariat sa part. Comment M. Lamy peut- 
il méconnaître les révérences que Millerand, Viviani, Briand 
et ses amis font tous les jours aux groupements ouvriers? C'est 
pourtant une vérité criante, que leur conception de l'organisa- 
tion professionnelle est la même que celle des catholiques so- 
ciaux. Ils poursuivent l'identique rêve d'un corporatisme paci- 
fique, étroitement économique, limité aux strictes préoccupa- 
tions de métier et soumis à une protection tutélaire. Ce qu'ils 
veulent, les uns et les autres, c'est arracher les syndicats au 
syndicalisme. 

Ces signes extérieurs d'un accord pratique parfait entre la 
démocratie socialisante et le « Socialisme chrétien » dévoilent 
une entente plus intime encore. Je ne puis y insister, dans ces 
notes rapides. Mais ce qui se passe sous nos yeux montre la 
profondeur de la parole de Marx: la démocratie est chrétienne. 
La cité politique et la cité religieuse ne connaissent qu'un hom- 
me abstrait: c'est, de part et d'autre, le même personnage allégo- 
rique, situé en dehors du temps et de l'espace. Qu'il soit citoyen 
de l'Etat ou fidèle de l'Eglise, c'est toujours le même homme en 
soi. Il n'y a pas de capitalistes, de propriétaires, d'ouvriers: il 
n'y a qu'un type impersonnel, un exemplaire unique. Et c'est 
un type débile, un exemplaire faible, que seule peut sauver la 
grâce de l'Etat ou la grâce de l'Eglise. 



160 LE MOUVEMENT SOCIALISTE ^ 

Nous voilà loin du socialisme vivant et concret que porte en 
lui le syndicalisme. Ici, il ne s'agit plus d'une solidarité abs- 
traite, à transformer en solidarité sociale, entre les hommes 
que la réalité oppose. Il n'est plus question d'intercéder auprès 
de cette divinité interposée qu'est l'Etat. Plus de charité, plus 
de philanthropie, plus d'humanitarisme! Mais l'action directe, 
l'effort personnel, l'organisation autonome, la lutte avec ses 
dangers et ses ivresses. 

Voilà un socialisme qui ne se conciliera jamais avec le catholi- 
cisme social. C'est celui-là que M. Lamy aurait dii combattre. 
L'autre, le socialisme démocratique, est sien. La guerre que se li- 
vrent ces deux socialismes d'Etat est simplement intestine. Dans 
les faits, ils se concilient et se confondent. Le syndicalisme les 
combat l'un et l'autre, pour les mêmes raisons. Il les dénonce, 
au même titre, comme corrupteurs de la personnalité humaine. 
Contre eux, il en appelle aux sentiments de combattivité, d'é- 
nergie, de responsabilité et de liberté. Plus que jamais, il leur 
jette en défi son mot d'ordre: Ni socialisme d'Etat, ni socia- 
lisme d'Eglise, mais socialisme ouvrier. 

Hubert Lagardelle. 



Le Gérant : G. Séverac. 
Aurillac, Impr. Moderne, 6, rue Guy-de-Veyre. fe^^^N*^ 



ETUDES ET CRITIQUES 
Syndicalisme féminin 



Si les quatre millions et demi d'ouvrières et employées de 

toutes professions que compte la France avaient à dire si elles 
estiment qu'une femme est suffisamment occupée, dans sa mai- 
son, à 

former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants, 

Faire aller son mc7iage,... 

Et régler la dépense arec économie, 

il n'est pas douteux qu'elles seraient presque unanimes à s'accor- 
der sur ce point avec le bonhomme Chrysale. La contradiction de- 
cette façon de juger avec le genre d'existence qu'impose leur 
condition de salariées à un nombre déjà si élevé et toujours crois- 
sant de femmes, indique assez que la compagne de l'homme est 
entraînée à rechercher la situation de travailleuse par des fatali- 
tés économiques plus puissantes que toutes les opinions admises 
sur son rôle traditionnel de fille, d'épouse et de mère. 

D'ailleurs, parmi cette population de travailleuses, les statisti- 
ques les plus récentes ne révèlent pas moins de cent mille syndi- 
quéis. Cette tendance au groupement professionnel ne serait, che'/ 
l'ouvrière, ni si forte, ni si constante si, malgré son désir fré- 
quent de rester au foyer, sa présence à l'atelier ou à l'usine, ne 
lui apparaissait pas à elle-même comme un état défini et défini- 
tif, duquel il lui faut ,non seulement prendre son parti, mais tirer 
le meilleur parti. 

Par de telles constatations, qui sont des constatations de fait, 
est réduite à sa juste valeur une théorie qui, jusqu'à ce jour, 
paraissait suflEire à tout expliquer. On disait que la femme est df 
plus en plus appelée à prendre la place de l'homme dans toutes 
les fonctions salariées, parce qu'elle ne recherche pas comme lui 
une rémunération suffisante à l'entretien d'un ménage, mais seu- 
lement une rémunération complétant celle déjà obtenue paj- 
l'homme et formant l'appoint qui facilitera l'établissement du 



162 LE MOUVIiMENT SOCIALISTE 

budget familial. Or, k simple énoncé de cette proposition dévoile 
la contradiction qu'elle recèle. Car enfin, le salaire de la femme 
ne peut constituer un appoint à celui de l'homme qu'à la condi- 
tion que, sur le marché du travail, la femme ne prenne pas la 
place de l'homme, mais qu'au contraire le développement é-co- 
nomique ofïre également à celui-ci et à celle-là le moyen de 
mettre en œuvre leur activité. 

La vérité, c'est ciue l'extrême division des tâches, qui caractéri- 
se les conditions nouvelles du travail, fait qu'il n'est presque plus 
de branches de la production où. la femme n'arrive à exercer des 
aptitudes qui lui sont spéciales. 

Ainsi, alors que l'épouse du cordonnier de village ne remplace- 
rait pas aisément son mari pour monter de toutes pièces une 
paire de souliers ferrés, dans la fabrication mécanique de la 
chaussure la femme employée comme piqueuse par exemple at- 
teint des résultats supérieurs. C'était un travail d'homme que 
celui de l'ancien tisserand qui actionnait lui-même son métier, 
mais la dextérité particulière à la femme lui donne un avan- 
tage marqué dans plusieurs parties du tissage à la machine. Il 
est bien naturel que dans une administration simplifiée telle qu'en 
comportent le moyen commerce, la moyenne industrie, la petite 
banque, l'homme soit préféré pour l'ensembl.e des opérations qui, 
parfois l'amènent à se substituer plus ou moins complètement 
au patron vis-à-vis de la clientèle ; mais dans la complexité des 
grandes administrations, l'expérience donne de plus en plus la 
préférence à des femmes pour les travaux de classement et le 
soin de transcrire à la machine à écrire toute la correspondance. 

Chacun est à même de prolonger tant qu'il lui plaira la série 
de telles constatations. Partout, ce sera pour découvrir qu'il 
n'est pas exact que la femme remplace l'homme pour les tra- 
vaux qui semblaient l'apanage naturel de celui-ci, mais seule- 
ment que dans l'accomplissement de ces travaux tels qu'ils 
s'effectuent désormais, certaines parties relevant de l'habileté du 
doigté, de la capacité d'attention automatique, de la résistance 
passive, tombent par là dans le domaine de l'activité féminine 
traditionnelle. 

Il est vrai que le salaire rçcxi par la femme précisément pour 
es tâches où elle excelle, reste toujour.^ inférieur à celui de Thom- 
me qui travaille à ses côtés. Mais l'explication, loin de se trou- 
ver dans quelque situation particulière à la femmç, tient aux 
conditions générales de la production. Dans «ne même branche 



SYNDICALISME KK.MlMxN 163 

<Je lactivité économique, l'échelle des salaires varie selon la su- 
bordination entre elles des tâches spécialisées qui incombent à 
chaque catégorie de travailleurs en vue de l'élaboration d'un 
produit déterminé. Et par exemple, les fonctions centrales, celles 
d'où dépendent l'impulsion et le rythme qui se communiqueront 
à toute l'équipe, sont primées. Or, les fonctions exercées par des 
femmes sont habituellement, à quelque titre, des fonctions su- 
bordonnées. Telle est la raison permanente de l'infériorité géné- 
rale (les salaires des femmes, raison non infirmée par la déprécia- 
tion de leurs gains lorsqu'elles sont victimes des conditions aggra- 
vantes du *< système de la suée », comme dans le travail à domici- 
le,car le ytiu^ating systcm s'étend aussi bien aux ouvriers tailleurs 
qu'aux confectionneuses à domicile. De même, dans l'industrie 
textile, si la femme ne gagne presque rien, l'homme ne gagne pas 
grand'chose. Par contre, dans les corporations où le taux des 
salaires est élevé, cette élévation atteint l'un et l'autre sexe. 

Sans doute, cette entrée en masse des femmes dans le proces- 
sus de la production moderne ne s'accomplit pas sans que, dans 
certains cas particuliers, elle ne coïncide avec une éviction de 
l'homme : c'est spécialement quand un nouveau mode d'exécu- 
tion du travail, déterminé d'ordinaire par l'introduction de la 
machine, fait du métier jusqu'alors réservé à l'homme, un mé- 
tier où la femme sera désormais préférée. Et dans ces cas, il est 
inévitable que les employeurs, fai.sant appel à une main-d'œuvre 
à laquelle ils demandent des qualités généralement appréciées à 
un taux inférieur sur le marché du travail, abaissent pour ce 
nouveau personnel féminin les salaires précédemment attribués 
à leurs ouvriers de la veille. Déception doublement douloureuse 
|X)ur ces derniers qui se voient évincés par des femmes travail- 
lant à meilleur compte. 

L'illustration la plus suggestive des malentendus parmi les- 
quels peuvent se dérouler ces crises de substitution du travail 
mécanique, — et féminin, — au travail à îa main, — et mascu- 
lin, — a été fournie par l'apparition de la machine à composer. 

La linotype, en efïet, non seulement permet au maitre-impri- 
meur de faire exécuter la même quantité de travail par un per- 
sonnel trois fois moindre, mars l'opératrice semble s'y révéler 
avec certains avantages sur l'opérateur. D'où grand émoi dans 
la Fédération du Livre menacée de voir, à bref délai, disparaî- 
tre les avantages acquis aux « typos » par tant d'années d'or- 
ganisation corporative. Mais la résistance à l'introduction de la 



î64 LE MOUVEMKNT SOCIALISTE 

machine à composer n'ayant aucune chance, tout l'effort se porta 
contre l'accession de la femme aux fonctions de linotypiste. Et 
sans doute, ce mouvement de défense n'a pas donné d'a^issi com- 
plets résultats que l'auraient désiré les typos, car un nombre tou- 
jours croissant de femmes apprennent la linotype. 

Mais enfin, la Fédération du Livre a pu maintenir à ses adhé- 
rents le bénéfice de la situation acquise, d'abord en faisant éta- 
blir, pour la composition à la machine, un haut salaire très jtisti- 
fié par ce que l'expérience a révélé d'épuisant dans ce travail, et 
qui, rendant l'usage de la machine moins avantageux, en rend 
l'introduction plus lente ; ensuite, en obtenant que l'apprentis- 
sage (le la machine soit de préférence réservé aux hommes qui 
exerçaient le métier de compositeurs à la main, de sorte qu'à me- 
sure que la linotype pénètre, ce sont les typos qu'elle allait ex- 
proprier de leur travail ordinaire, qui le retrouvent sous une 
autre forme nouvelle. Ainsi, l'introduction de la machine à com- 
poser n'aura pas réduit au chômage des milliers d'hommes et 
par suite appauvri leurs femmes et leurs enfants. Est-ce à dire 
qu'à la longue, si la pratique confirme que l'emploi de la femme 
soit plus avantageux, elle ne se substituera pas à l'homme plus 
ou moins exclusivement? C'est une conséquence à laquelle la 
Fédération du Livre est sans doute préparée. Si bien que sa 
résistance pourrait avoir comme conséquence dernière, l'établis- 
sement, pour les futures opératrices, du principe des hauts 'salai- 
res solidement maintenus i^ar l'organisation corporative. 

En attendant, et par suite de ces circonstances spéciales, la, 
Fédération du Livre nourrit à l'égard du travail féminin et de 
l'entrée des femmes dans les organisations corporatives de.> sen- 
timents qui manquent parfois d'aménité. Cependant, son secré- 
taire général, Auguste Keufer, parlant, au cours d'une confé- 
rence organisée par le Conseil National des Femmes françaises, 
à la mairie du Temple, s'eit nettement défendu de voulo-r les 
frapper en principe de l'ostracisme syndical. 

Et l'ensemble des organisations ouvrières, tout en regrettant 
que les nécessités économiques aient obligé les femmes à déser- 
ter en masse leur foyer, est nettement favorable à leur entrée en 
masse dans les syndicats. 

Dans ses statuts la Confédération générale du travail se donne 
pour but de grouper « tous les travailleurs ». L'idée même d'une 
différence à établir entre ouvrières et ouvriers n'apparaît pas ; et 
b plus grande partie des syndicats confédérés précisent dans . 



SYNDICALISME FÉMININ 1^» 

leurs statuts qu'ils se proposent de grouper <( sans distinction- 
dé sexe tous les travailleurs >» ou de grouper « tons les tra- 
vailleurs des deux sexes ». 

Bien plus, les propagandistes les plus qualifiés tendent cons- 
tamment à attirer un plus grand nombre de femmes dans les 
synditrats, afin que par une participation personnelle à l'action 
syndicale la femme puisse acquérir la conscience claire de la 
solidarité d'intérêts qui la lie à son compagnon de travail et sa- 
che au moment des difficultés avec le patronat, résister à la 
manœuvre ordinaire qui consiste à s'appuyer sur la partie la 
plus passive du personnel pour faire échec à la plus agissante. 
Les militants s'ingénient à intéresser la femme à la vie et au 
développement du syndicat. Dans quelques syndicats des sections 
féminines sont constituées qui deviennent pour les adhérentes un 
moyen de faire valoir Timportance des revendications propres 
à leur sexe et de les faire inscrire à la place qu'elles doivent 
tenir parmi les intérêts généraux de la corporation. Les votes 
pour la nomination des membres des conseils syndicaux, qui ont 
lieu au scrutin secret, ne révèlent aucune tendance à écarter les 
femmes. De même, les compétitions assez vives autour des fonc- 
tions rétribuées de conseiUers prud'hommes, n'ont pas empêché 
aux élections de novembre 1908. que les syndiqués parisiens 
n'aient présenté trois candidates et réuni leurs suffrages sur l'une 
d'entre elles. Les syndiqués de province sont aussi accueillants : 
dernièrement encore une prud'femme était <îésignée à Vietuîe 
(Isère) par l'ensemble des syndiqués pour remplacer un prud'- 
homme. 

Assurée d'un tel accueil dans le milieu syndical, il est assez 
naturel que l'ouvrière soit jwrtée à ne pas rester dans un iso- 
lement qui lui serait plus préjudiciable qu'à l'homme. Car ce der- 
nier est en quelque sorte par destination appelé à travailler au 
<lehors. Tandis qu'elle se voit transplantée hors de ses condi- 
tions accoutumées d'existence. Et sa constitution particulière ne 
saurait, en bien des cas, s'accommoder des circonstances niaté- 
rielles dans lesquelles l'homme a pu accepter de fournir son 
travail. Elle sent le besoin de garanties spéciales. A qui s'adres- 
serait-elle pour les obtenir? Elle n'a pas comme l'homme les 
moyens électoraux de provoquer l'intervention du législateur. 
L'homme lui-même d'ailleurs, quoiqu'en fait il ne néglige pas 
l'action politique, .semble de plus en plus compter sur l'action 
é<;pnomiquc du groupement professionnel. C'est dont- au grou- 



166 l.K MOVVEMKNT 30C1ALISTK 

pement professionnel que va la femme. Elle y retrouve son com- 
pagnon de travail qui est aussi son compagnon d'existence et qui 
par suite s'assurera pour lui-même, le bénéfice de tout ce qu'il 
l'aura aidée à obtenir. 

Est-ce à dire que la loi, faute de la sollicitation directe des 
intéressées, n'ait rien voulu ni rien pu faire pour le travailles 
femmes? La loi, sans doute, s'est efforcée d'intervenir et le lé- 
gislateur a même assez bien apprécié quelles mesures spéciales 
comportait le travail des femmes. Mais assurer l'exécution de 
ces mesures était un peu plus difficile. Un résultat a été obtenu 
dans les cas où l'Etat dispose d'un pouvoir de coercition suffi- 
sant : le travail de fond dans les mines a pu être interdit, ainsi 
que le travail de nuit qui ne comporte que quelques tolérances 
délimitées par décret ; de même une série de travaux insalubres 
sont interdits aux femmes aussi bien qu'aux enfants, par hy- 
giène de la race. Seulement là où il ne suffit pas d'écarter les 
femmes d'un certain labeur, mais où il faut régler l'emploi de la 
main-d'œuvre féminine selon certaines modalités dérivant à la 
fois et du travail à accomplir et de celle qui l'exécute, l'action 
législative est impuissante ou s'empêtre dans un monde de diffi- 
cultés. 

Pour ne prendre qu'un exemple encore présent à toutes les 
mémoires, l'on se rappelle que la loi du 29 décembre 1900 établit 
l'obligation pour les chefs de magasin de mettre des sièges à la 
disposition de leur personnel féminin. Le législateur et les phi- 
lanthropes qui avaient inspiré cette loi, pensaient apparemment 
qu'il suffirait aux employées d'avoir des sièges pour s'asseoir. 
Il n'en fut rien. D'abord les femmes craignirent en s'asseyant 
de révéler leur fatigue ou d'attester qu'elles sont en nombre ex- 
cessif pour suffire à la clientèle, double cas susceptible de les 
désigner au renvoi. De plus, une raison de psychologie commer- 
ciale prime tout, sur laquelle employées et employeurs s'accor- 
dent, les premières en vue d'augmenter la <( guelte « qui dans 
Kétat actuel vient grossir leurs appointements fixes qui sont dé- 
risoires, les seconds en vue de leurs bénéfices: c'e.st qu'il n'est 
pas d'un bon efïet, ni d'un empressement suffisant, que la clien- 
te découvre assise la personne qui va la .servir; tandis qu'en 
attendant la cliente debout, l'air aflFairée, occupée à des ran- 
gements, la vendeuse la dispose à choisir à son gré et à acheter 
rapidement. Bref, il y a une loi des sièges; l'inspectrice du tra-- 



SKMDIGAI.ISMF. FÉMININ 167 

vai! s'assure qu'il y a des sièges; à cela près, ces sièges restent 
inutilisés et la loi est comme si elle n'était pas. 

Comment donc les inconvénients de la station debout qui pré- 
dispose non seulement aux varices, mais à des désordres inter- 
nes assez graves, pourraient-ils être évités aux employées ? Com- 
ment donc aussi, dans d'autres professions, éviter les inconvé- 
nients non moins graves de la station assise trop prolongée qui 
recourbe les épaules, creuse la poitrine, affaiblit la colonne ver- 
tébrale, paralyse l'estomac et les voies digestives? Demandons 
Tavis des intéressées. Elles répondront que les procédés pratiques 
dépendent et du genre de maison qui les emploie (l'alimentation 
n'est pas la nouveauté) et du genre de travail qu'elles doivent 
fournir (une vendeuse n'est pas une débitrice, une ouvrière des 
ateliers de retouche n'a rien à voir avec une employée aux servi- 
ces d'envoi des catalogues). Les solutions considérées commt- 
susceptibles d'un résultat se ramèneraient à des journées de tra- 
vail plus courtes, qui seraient coupées d'interruption, ou, si l'on 
veut, accomplies par relais- Certains services pourraient s'inspi- 
rer de quelque pratique analogue à la <( brisure » d'environ un 
quaxt d'heure pris sur le temps de travail, par laquelle les 
linotypistes travaillant aux journaux quotidiens atténuent l'in- 
tensité de leur effort. Un procédé de ce genre aurait l'avantage 
de parer aux divers inconvénients : il permettrait de se lever à 
celles qui travaillent assises, de s'asseoir à celles qui travaillent 
debout, à toutes de prendre l'air. L'administration des télépho- 
nes, où l'Etat est patron, en applique une variante au service des 
dames employées. Le sim.ple énoncé d'une telle solution indique 
l'impossibilité, pour les salariées de l'industrie privée, de réaliser 
quoi que ce soit d'équivalent en dehors d'une action collective 
des intéressés, analogue à celle que la Fédération du Liwe est 
capable d'exercer pour ses adhérents. Encore ne serait-ce pa> 
trop, partout où l'homme travaille à leurs côtés, que l'action de 
ce dernier seconde la leur. 

Tout coiispire donc à indiquer à la femme que l'action syn- 
dicale exercée de concert avec le travailleur constitue encore le 
îTioyen le plus sûr de défendre ses intérêts de travailleuse. 

Aussi ne s'étonnera-t-on pas de constater les limites très étroi- 
tes et la valeur très précaire d'un certain syndicalisme fémi- 
nin dont quelques catholiques éminents sont les promoteurs. 
Tels sont dans cet ordre d'idées, les syndicats de la rue de l'Ab- 



1C8 i-!î Moi;\'iïMi;\i- «oc.'Ai.r^ri-: 

baye, de la rue des Petits Carreaux, etc.. en province les syn- 
dicats catholiques de Tourcoing pour les ouvrières de l'industrie 
terctile, etc.. Aux adhérentes de ces groupements ne sont point 
imposées des pratiques confessionnelles. Seulement ces syndicats 
non confédérés, non fédérés, ni même reliés entre eux, donnent 
l'impression plus exacte de certains groupements mutualistes 
dont la force réside plutôt en leurs puissants protecteurs qu'en 
eux-mêmes. Il semble bien qu'une telle situation est peu compati- 
ble avec certaines difficultés qu'un .syndicat peut avoir à résou- 
dre. Ainsi, ce sont bien des ouvriers et des ouvrières catholiques 
<|ui travaillent la peau à Mazamct : il est notoire pourtant qu'au 
cours de la longue grève qui s'est terminée à leur avantage en 
juin dernier, ils se sont beaucoup mieu^x trouvés de la solidarité 
établie entre eux et le reste des t»-availleurs. qu'ils n'eussent pu 
le faire du patronage de quelque personnalité influente du monde 
catholique! Déjà, en IÇ05, les très catholiques sardinières de 
Douarnenez n'avaient-elles pas participé à un mouvement de 
grève où elles faisaient alterner le Magnificat de leur foi tra- 
ditionnelle avec V Internationale du renouveau sociali.ste? 

Une initiative différente de celle des catholiques, a été fournie 
en 1907 par le Conseil National des Femmes françaises qui a 
organisé dans les divers quartiers de Paris, une série de confé- 
rences sur « L'esprit d'association et les Syndicats ». Le but 
de cette fédération féminine et féministe n'était pas d'amener 
les travailleuses à constituer des groupement.s. professionnels 
dont le Conseil National fût resté l'inspirateur, mais simplement 
de leur exposer l'intérêt qu'il y avait pour elles-mêmes à aller 
grossir les effectifs syndicaux déyk existants dans les Bourses 
du travail- F.t certes, la grosse majorité de.s adhérentes du Cou- 
scil National sont peu iX)rtées par leur formation d'esprit et leur 
milieu social à penser que l'action législative soit, en matière 
économique, inefficace. Quoi (ju'il en soit, elles comprennent 
que l'action syndicale oftre aux salariées le moyen direct et im- 
médiat de rechercher et d'obtenir les améliorations et les garan- 
ties que leur condition comporte. 

Au fond, espérer avec certains catholiques, de nombreux 
patrons et pas mal de philanthropes, que le mouvement syndical 
féminin pourra être réduit au mutualisme ou à une forme re.»:- 
serrée de corporatisme, c'est vouloir empêcher la rivière de cou- 
ler. Et inciter par des campagnes comme celle du Cothseil Na- 
tional des femuies. les trav;;i]îeu.<^es à se h:';ter de rejoirvdrr le 



SYNDICALISME FÉMININ 169 

mouvement syndical organisé, c'est peut-être vouloir précipiter 
le courant plus qu'il n'est possible. De telles initiatives sont in- 
téressantes par l'état d'esprit qu'elles révèlent, elles ne peuvent 
avoir que peu d'action dans l'un ou l'autre sens sur le cours 
normal des événements. 

C'est le même mouvement qui draine les femmes vers les fonc- 
tions salariées de l'industrie, du commerce, de l'agriculture, qu: 
les entraîne aussi de plus en plus vers l'organisation syndicale. 
Ceci est la conséquence de cela. La travailleuse comme le tra- 
vailleur se syndique par un besoin instinctif de préserver sa 
personnalité menacée d'une absorption totale dans l'immense 
engrenage de la production moderne. 

On sait quelles déclamations de détresse arrachait à Michelet le 
spectacle de la femme réduite à la servitude de l'atelier ou de 
l'usine. « L' ouvrière, mot impie, abominable, que ï antiquité n'a 
pas connu... » Précisément l'action syndicale apîX)rte à ce ma! 
le meilleur remède. Et déjà, sur certains points, les résultats 
obtenus rendraient pour le moins exagérée l'appréciation de 
Michelet. Il n'est pas interdit d'espérer le jour où la femme 
obligée de gagner au-dehors un salaire, bénéficiant de journée- 
de travail assez courtes, de rythmes de repos suffisants, pourri., 
néanmoins consacrer îc meilleur d'elle-même à ces soins fami- 
liaux et domestiques dont le bonhomme Chrysalc voudrait inu- 
tilement qu'elle fasse son occupation unique, mais qui resteront 
toujours son occupation préférée. 

Maiimilienne Hiai.i 



ki Origines dn kialisme parlementaire en France 

(Sttite) (i). 



TH. 



Réformisme Démecratiqtie 

La démocratie, on le sait, entend réaliser la paix sociale, en 
rétablissant l'équilibre entre les classes, ("est le rôle de l'Etat dé- 
]iiocrâtique de secourir les classes pauvres et de taxer les classe?, 
riches. Il est u réformateur » par destination, c'est-à-dire qu'il 
»k)it atténuer les mauvais côtés de la société capitaliste, pour la 
mieux conserver. Le parlement, émanation et image du suffrage 
universel, est l'instrument naturel de cette œuvre réformatrice: 
il permet aux diverses forces sociales de discuter au grand jour 
et de faire prévaloir leurs revendications. Mais, en même temps 
qive le mécanisme démocratique impose les concessions né'ce.-^-ai- 
res en faveur des masses déshéritées, il assure l'ordre public, l'ne 
fois que les intérêts se sont opposés au grand jour, que les dé- 
bats se sont poursuivis, que les transactions se sont opérées, que 
la majorité s'est prononcée et que la « loi » a sanctionné, il n'y a 
plus qu'à s'incliner. L'essence de la démocratie est d'être léga- 
taire et pacifique. — Voilà des vérités que, depuis longtemps, 
le Mouvement Socialiste ne cesse de répéter.- 

T^' socialisme parlementaire, qui entend utiliser au profit dc> 
masses populaires la machinerie étatique, n'e.st qu'un succédané 
t:K' la démocratie. Semblable à tous les partis, qui poursuivent, 
|xir le procédé électoral, la conquête des pouvoirs publics, com- 
ment concevrait-il l'action réformatrice autrement que sur le 
mode démocratique, pacifique et légataire.^ De temps en temps, 
il iX)urra bien, pour le principe, rappeler la lutte de classe: en 
iait, il travaillera pour l'accord (iç> classes. De la part des brous- 
sistes et des indépendants, il n'y aura rien là que de très naturel : 
ce sera le triomphe de leurs idées. Ils n'ont jamai^j conçu le so- 



.?' Voir le uuméri) 21^; du M(ii<rifin^t<i .Sori,il,.-iU 



LES 0»<1G>NES DU SOCIALISWr, PAR^.S^fSNTAIÎ>E F„M FnAN<;K ÎTI 

cialisme que comme l'extension progressive des services publics 
et de l'interventionnisme étatique. Mais potir les collectivistes, 
cette attitude sera plus contradictoire. C'est leur pratique aussi 
qui nous retiendra surtout; en vertu du dualisme fondamental 
de leurs conceptions, ils n'auront qu'à rel^;uer dans l'ombre 
leurs affirmations révolutionnaires et à mettre en lumière leurs 
déclarations réformistes, pour se trouver au diapason général. 

Le suffrage universel, dénoncé jadis comme une illusion par 
Jules Guesde, n'eut pas de plus aveugle apologiste que le fonda- 
teur du P. O. F. Non seulement, dans une série de propositions 
de loi, qui tiennent une des plus larges places dans son bilan par- 
lementaire, il essaya d'en perfectionner l'exercice et d'en sauve- 
garder la moralité, mais encore il ne cessa pas, du haut de la tri- 
bune, de saluer en lui l'instrument de la libération ouvrière. Dans 
un discours prononcé à la Chambre le ii juillet 1895, au sujet 
de l'annulation d'une délibération du conseil municipal de Ro- 
milly, il s'écriait : « Je dis, messieurs, que vous ne suivrez pas le 
« gouvernement dans cette voie, parce que, d'une part, vous 
« êtes le produit du suffrage universel, auquel vous ne sau- 
« riez laisser toucher ; parce que, d'autre part et surtout, vous 
u avez toujours donné aux travailleurs le suffrage universel 
« comme l'instrument, l'outil, le moyen de résoudre pacifique- 
« ment toutes les questions, voire la question sociale... Et 
« maintenant que vous lui avez mis entre les mains cette arme 
« pacifique et légale, vous viendriez la lui enlever, en la ren- 
«( dant inutile! >» A la séance du 22 novembre 1895, il disait en- 
core : <( Oui ! c'est avec les droits politiques des déshérités, c'est 
K à l'aide de^ droits politiques du prolétariat, au fur et à mesu- 
« re qu'ils apprendront à s'en servir, que nous pénétrerons 
« dans le gouvernement de votre vieille société vermoulue, et que 
(t bientôt nous allons pouvoir au nom de la loi que vous faites 
« aujourd'hui et que nous ferons demain, transformer le ré- 
w gime d'anarchie qui i>èse lottrdement sur tous, qui est l'insé- 
« curité pour tous, et lui substituer un régime de bien-être et de 
<f. liberté pour tous... C'est votre propre légalité qui vous 
K tuera: elle nous suffit contre vous ». Enfin, dans un dis- 
cours du 24 juin 1896, Guesde renouvelait encore ses affirma- 
tions légalitaires. par une phrase à effet, souvent citée depuis; 
" C'est notre armée, elle augmente tous les jours, c'est la marche 
« même de votre régime capitaliste qui nous la recrute; et 
■« comme vous lui avez mis dans la main le suffrage universel 



172 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

« et que vous n'êtes pas de taille à le lui reprendre... rien que 
<( par cette arme légale, elle deviendra fatalement et avant peu, 
« maîtresse de la République... • 

Le parlement se trouva réhabilité, par les socialistes, à l'heure 
où le discrédit général commençait à l'atteindre. « C'est au mo- 
rt ment — écrivait le Socialiste du 31 mars 1894 — où de tous 
« côtés on attaque le parlementarisme qu'il devient momentané- 
« ment le facteur le plus important de l'histoire moderne. 
« C'est sur lui. comme sur une planche graduée, que l'on peut 
« marquer les {irogrès de la classe ouvrière à la conquête du pou- 
« voir et les reculs de la classe capitaliste ». Et c'est avec toutes 
ses conséquences « conservatrices » que le parlementarisme est 
accepté. Qu'on lise les lignes suivantes, publiées par le Socia- 
liste du 19 mai 1894, et l'on verra le chemin parcouru depuis 
les débuts ! h Si les socialistes entrent au Parlement, y est-il 
« dit, il faut (ju'ils agissent, sinon ils se condamnent eux-mê- 
« mes et justifient ceux qui leur disent: « Vous n'êtes bons que 
« pour criti(juer ». Or, toute action dans une Chambre légis- 
« lative, doit nécessairement se manifester par une loi, et une 
'< loi n'est qu'un compromis. Le devoir des socialistes était, en 
« vrais conservateurs, à chaque question qui apparaîtrait, d'es- 
« sayer d'en éliminer tout élément destructif soit aux popula- 
« tions ouvrières, soit aux paysans, ou bien de s'attacher à tout 
« ce qui est faisable en période capitaliste. C'est ce qu'a fait le 
« groupe socialiste de la Chambre, qui mène depuis l'ouverture 
« de la législature la lutte la plus meurtrière à la fois pour le 
« gouvernement et la plus propre à la propagande au-dehors. 
« Pas un coup qui n'ait porté dans cette luttte de tous les 
« jours ». 

Le raisonîiement e?t irréprochable de logique : le parlement, 
c'est la loi ; la loi, c'est le compromis ; le compromis, c'est la 
paix. Plus d'action révolutionnaire par conséquent, mais un 
« légalisme » et un •< pacifisme social )> nettement avoués. « Eh 
« bien ! — proclame Guesde dans le Socialiste du 10 novembre 
« 1894 — le socialisme d'aujourd'hui est légaliste, c'ectoraliste. 
« au même titre (jue tous les partis politiques qui l'ont devancé 
« et qui sont, à l'heure présente, coalisés contre lui, dans c& 
« qui peut leur rester de virilité. Nous n'avons pas la préten- 
<( tîon d'innover, nous contentant des agents de lutte et de vic- 
« toiro (}ui ont servi aux autres et dont nous nous servons à 



LKS ORIOIMKS DU esOCIAMSMF PAMI DMKNTAIRR KM FRANCK 173 

« notre tour ». (i) Ce que la loi a fait, la loi le défera: elle a 
écrasé, elle libérera. Les considérant.-^ de la proposition de loi 
sur la journée de huit heures, déposée par Guesde en mai 1894, 
développent longuement cette idée : (c Une autre raison pour que 
« la loi intervienne, c'est qu'elle est déjà intervenue dans le 
« sens opposé. Ce n'est pas la nature, c'est la société qui, en dé- 
« terminant, avec la propriété, toute une série de rapports légaux 
« entre l'homme et les choses, a amené la division des hommes 
« en possédants et non-possédants : c'est elle qui a donné lieu 
« à la formation et au développement d'une classe de non-pro- 
« priétaires ou de prolétaires, réduits pour vivre, à la vente, au 
« jour le jour, de leurs bras ou de leurs cerveaux, hors d'état, 
« par suite, de se protéger, de défendre leur liberté et leur vie 
« contre les exigences d'une autre classe de propriétaires, maî- 
« très de tous, parce que maîtres de tout. C'est la loi qui a livré 
« ceux-là à ceux-ci ; c'est à elle qu'il appartient de réglementer 
« cette livraison, de lui enlever son caractère et ses conséquen- 
« ces homicides ». 

On n'évoque plus le fossé infranchissable qui sépare les clas- 
ses; mais on parle d'un « terrain d'entente », 011 provisoire- 
ment se rencontreraient, dans l'action immédiate, gouvernants 
et socialistes. A la vérité, on ne conçoit guère comment cet 
accord momentané se changerait plus tard en lutte de classe, ni 
comment une opposition théorique pourrait subsister après une 
conciliation pratique. Mais qu'importe? Guesde se soucie peu 
de cette nouvelle contradiction et, le 20 novembre 1894, il s'a- 
dressait en ces termes à la Chambre : « J'ai bien le droit, il me 
« semble, de dénoncer le nuage noir que vous êtes en train 
<( d'accumuler là-bas, à l'horizon de la France et à l'horizon de 
« la République. J'ai bien le droit de vous avertir, de dire à M. 
« le Président du Conseil : « Est-ce qu'entre le Parti socialiste 
« qui est un parti révolutionnaire et vous, il n'y a pas un ter- 
« rain sur lequel une certaine somme d'évolution pourrait s'ac- 
(( complir? Est-ce qu'il n'y a pas une période de paix sociale 
« qui dépend de vous? J'en ai dit Li condition: c'est le res- 



(i) En vertu de cette politique « dualiste », que je signale à tout 
instant, Guesde ne peut pas prôner « unilatéralement » le suffrage 
universel. Il se réserve, comme pis-aller, le droit à l'insurrection: le 
fusil suppléera le bulletin de vote, si ce dernier est faussé ou paralysé. 
C'est ain.si que on se garde toujours prudemment une porte de sortie. 
On passera d'un saut, le cas échéant, de l'opportunisme démocratique 
au révolutionoarisme insurrectionoaliste. 



174 LE MOUVEMENT SOCIALISl E 

« pect de la légalité existante. Est-ce que je demanderais 
« trop? )> (i). 

Nous arrivons ainsi à l'étatisme démocratique le plus ab- 
solu. Le « représentant de la légalité existante », explique Gues- 
de, à la Chambre, le 19 février 1894, c'est l'Etat (2). Il a été 
jusqu'ici au service des bourgeois; il doit être désormais au 
service des ouvriers. « ... 11 faut que l'Etat, il faut que la loi, 
« comme la lance d'Achille, guérisse les blessures qu'elle a fai- 
« tes. C'est pourquoi nous avons le droit, nous socialistes, d'u- 
« tiliser l'Etat, non pas comme nos adversaires, au profit de 
« ceux que l'Etat a déjà favorisés, mais au profit exchisif de 
« ceux que ses lois ont déshérités ». Guesde, l'ancien ennemi 
irréductible de l'Etat, serait-il devenu étatiste? Non pas, nous 
répond-il aussitôt, et, en fait, il ne cesse, de temps à autre, de 
prodiguer les invectives à l'Etat. Qu'est-ce à dire? Le dualisme 
guesdiste nous donne, ici encore, le secret de la contradiction. 
Le socialisme entend bien détruire l'Etat, mais, en attendant, 
il se réserve le droit de s'en servir : « Le socialisme doit se 
« servir de l'Etat tel qu'il existe aujourd'hui; mais le socialis- 
« me poursuit un autre ordre de choses, une organisation so- 
« ciale nouveUe, dans laquelle, je le répète, l'Etat ne repré- 
« sentera pas le gouvernement des hommes ». Il est difficile 
de se retrouver dans toutes ces subtilités: ce qui en résulte 
néanmoins, c'est un étatisme de fait incontestable, un appel 
constant à l'intervention de l'Etat. Les propositions de loi dé- 
posées à la Chambre par Jaurès, Guesde, etc., en font foi. Il est 
vrai que Guesde cherche par des subtilités de raisonnement à 



(i) Guesde parle, le 22 novembre 1895, de la • paix sociale: « Oui, nous 
« sommes le parti de la paix sociale . Et à ceux qui osent encore se 
« dresser devant nous et nous donner pour préparer la guerre civile, 
« je réponds: Ceux qui préparent la guerre civile, ce n'est pas nous, 
" c'est vous, ce sont ceux qui s'obstinent à laisser subsister les condi- 
« tions de la guerre civile ». 

(2) Guesde disait encore, le 24 juin 1896, à la Chambre: « En admet- 
« tant que la loi de l'offre et de la demande n'arrive pas à assurer l'exé- 
« cu'ion de certains travaux, dont personne ne voudrait, nous ne serons 

• pas pour cela à bout de moyens: i7 nous restera la réquisition... Se- 
« rait-ce donc nous 4jui avons inventé la réquisition f Ne se trouve-t-elle 
« pas dans vos codes? Si nous étions réduits à y avoir recours, nous 
« ne ferions que vous emprunter un des rouages de la svciété actuelle. 
« Mais je me hâte de dire que la réquisition de demain ne ressemble- 
« rait en rien à la réquisition d'aujourd'hui, en ce sens qu'au lieu de 

* peser sur quelques-uns, elle serait répartie entre tous, et, par suite, 
« réduite à bien peu de chose pour chacun. Il y aurait un roulement. » 
Q»f l« dieux propices nous préservent d'ni>c pareille société! 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMliNTAIRE KN PHANCK ITÔ 

expliquer, par exemple, que la proposition Jaurès, discutée k 
20 février 1894, et tendant à donner à l'Etat le monopole de l'a- 
chat et de la vente des blés étrangers, n'était pas d'un étatismt 
dangereux. « Les monopoles d'Etat, exposait-il dans le So- 
« cialistc <lu 4 Mars 1894, condamnés non par moi. mais par 
« mon parti, sont ceux qui emploient des ouvriers (tabacs. 
« allirmettes, chemins de fer, etc.) parce que, pour nous, l'E- 
« tat bourgeois, l'Etat aux mains des Casimir- Périer d'Anzin. 
<( est le pire des patrons. Or, je ne sache pas que l'acquisition 
« des blés opérée par nos consuls — pour couper court aux 
« opérations boursicottières — dût entraîner 1' <( étati'^ation •" 
« d'une fraction quelconque <le la clasre ouvrière ». Mai.-, 
quelques mois après, Guesde déposait, avec Jaurès et d'autres dé- 
putés, une proposition de loi tendant à nationaliser les mines, 
dont le Socialiste du 9 juin 1894 vante l'inspiration. Or, les con- 
sidérants de la proposition avaient bien soin d'indiquer que ci: 
n'était là qu'un premier pas dans la voie de la nationalisation : 
« Si nous formulons d'abord notre proposition à l'occasion de 
« la propriété minière, c'est d'abord parce que la question de.- 
<( mines est actuellement posée, c'est aussi parce que le privi- 
t( lège abusif du capital éclate là plus brutalement encore qu'ail- 
«( leurs — mais c'est l'expropriation de tout le capital oisif que 
« nous poursuivons ». Où trouver étatisme plus complet? lî 
n'est plus possible, ici, de dire qu'il n'y a pas d'ouvriers dans les 
mines : aussi Guesde ne croit-il pas nécessaire d'expliquer son 
vote. De même en ce qui concerne le vote de la proposition 
Jaurès sur la nationalisation des raffineries. Cest en considéra- 
tion de faits semblables que l'on s'explique aisément que cette 
définition du socialisme ait jadis échappé à Guesde, dans un arti- 
cle du Socialiste du 22 avril 1891 : « Le socialisme, c'est l'inter- 
« vention sociale (i) en faveur du travail, poussée jusqu'à la 
« socialisation des moyens de production, lorsque, conquis par 
« les travailleurs, l'Etat leur permettra d'exproprier la classe 
« capitaliste ». 

La conquête du pouvoir devient ainsi le commencement et la 



(i) Dans un discour.s prononcé à la Chambre le 24 juin 1896, Guesde 
explique qu'il dit intervention sociale, et non intervention du lâgisla- 
ienr, intervention de fEtat: « M. Deschancl vous a dit: Je suis pour 
« rintervention du législateur, pour l'intervention de l'Etat », — 
* nous, nous dirions: pour Tintervention sociale. — » Scolastique cî 
subtilité. 



176 LE MOUVEMENT SOGIALIS1 E 

^n du socialisme. Mais ici aussi, comme toujours, il y a ubi- 
quité et contradiction. Tantôt il s'agit de « pouvoirs publics » 
et tantôt de « pouvoir politique ». La <* main-mise sur les pou- 
voirs publics », c'est le côté réformiste de la doctrine: action 
municipale et parlementaire. La « prise du pouvoir politique », 
c'est le côté révolutionnaire : la dictature qui s'exercera, après le 
dernier combat. Le socialisme oscillera, suivant les circonstances, 
:1e l'un à l'autre : ..ux heures de fièvre électorale, il parlera des 
t pouvoirs public^ .v, des municipalités, du parlement, à envahir ; 
aux jours de « redressement théorique», il ne sera plus question 
que de la prise d'assaut de l'Etat .Entre ce.> affirmations successi- 
ves de méthodes contraires, entre la politique. lente et progressive 
et la politique rapide et globale, il sera impossible, dans les dis- 
cussions, de se reconnaître: on ne saura jamais sous quelle face 
la médaille socialiste se présente. Mais on peut dire que ce que 
l'on oitre d'habitude aux masses comme l'objectif immédiat, 
c'est la « pénétration dans les pouvoirs publics ». Le 25 novem- 
bre 1893, le Socialiste explique que de « l'intervention de l'E- 
tat » à la <( conquête de.s pouvoirs publics ». le chemin est 
direct. Il célt-bre, comme une victoire socialiste, qui a « forcé 
l'Etat à intervenir », la conférence de conciliation, mi-patronale 
mi-ouvrière, qui sous les auspices de Lord Rosebery, a mis fin 
à la grande grève des mineurs anglais de 1893. << ^ principal 
« résultat, écrit le Socialiste, est la création du « Board of 
« conciliation » et surtout l'intervention du Gouvernement. En- 
« tendons-nous bien : nous ne nous faisons aucune illusion sur 
(( l'action même de ce gouvernement-ci, ni de tout autre, tant 
« qu'il sera le représentant de la classe bourgeoise. Mais, le 
« principe admis, rien n'empêchera plus les esprits de s'habituer 
(I à l'idée : d'une intervention de l'Etat à la conquête des pou- 
<' voirs publics, il n'y a qu'un pas. Et c'est ainsi que l'on s'a- 
«• chemine, plus ou moins tranquillement à la dictature révo- 
" lutionnaire, d'abord, puis plus tard, à la société collectiviste 
« ou communiste ». 

Cette évocation mystérieuse de la société future, à I'ch:- 
casion de la plus plate des politiques, est de mise dans le vo- 
cabulaire du socialisme parlementaire. Lorsqu'on veut tricher 
au jeu, on détourne l'attention du partenaire, en lui contant de^> 
histoires merveilleuses. Aussi faut-il toujours se défier des gens 
qui, à propos de bottes, évoquent les « grands principes » et 
font des phrases: ils n'ont pas d'autre but que de nous noyer 
dans leur salive. C'est ainsi que, sous le paravent de la société 



LBS ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE KN FRANCE 177 

future, les socialistes parlementaires, se sont en France, livrés 
souvent aux plus basses besognes de la politique électorale. L'é- 
vocation du régime collectiviste n'est ici que la façade derriè- 
re laquelle se pratique la conquête des pouvoirs publics. Gues- 
de, essayait, en vertu de cette taccique, de prouver, contre Pei- 
loutier, le lo novembre 1894, dans le Socialiste, que la péné- 
tration des pouvoirs publics est la route nonnale de la Révolu- 
tion: « Loin de tourner le dos, affirme-t-il, à la Révolution, nous 
« maintenons et nous poussons dans la voie de la Révolution, 
« l'armée du travail, lorsqu'au lieu de la laisser s'engager dans 
« le cul de sac d'une grève généralisée, nous lui montrons les 
u pouvoirs publics, le gouvernement à conquérir ». C'est en par- 
tant de ce point de vue que, le 15 juillet 1893, il s'était félicité 
de la haute leçon politique que le Ministère Dupuy venait de 
donner aux ouvriers, en fermant la Bourse du Travail de Pa- 
ris. « Ils savent aujourd'hui, disait-il, que même en matière d'or- 
« ganisation et d'action professionnelle, ils auront le gouver- 
<( nement contre eux aussi longtemps qu'ils ne l'auront pas à 
<r eux ». Et il ajoutait: « Leur unique objectif deviendra donc 
« — et nécessairement — la prise de possession des pouvoirs 
« publics. Avant tout, comme condition de tout, l'Etat doit être 
M débarrassé des bourgeois qui l'occupent et passer aux mains 
« prolétariennes, aux mains socialistes ». 

Pour mieux entretenir le zèle des croyants à la conquête des 
pouvoirs publics, l'œuvre des municipalités socialistes — qui 
comportait surtout l'extension des services publics et des institu- 
tions d'assistance — fut chaudement vantée. L'action des so- 
cialistes à Roubaix fut partout donnée en exemple: les mesures 
démocratiques qu'ils prirent — et que devaient continuer leur.v 
successeurs opportunistes — passèrent pour les premiers actes 
de la réalisation du socialisme. Aussi Guesde, ne pouvant con- 
tenir son enthousiasme, avait qualifié, en 1893, après son élec- 
tion, Roubaix de « ville sainte » : « Merci à Roubaix, s'écriait-il 
« qui, en introduisant le socialisme au Palais-Bourbon, comme 
« elle l'avait fait à l'Hôtel-de- Ville et dans les assemblées can- 
« tonales et départementales, est devenue la commune mo- 
« dèle, j'allais dire la ville sainte, pour les prolétaires de par- 
« tout ». 

Voilà pourquoi c'est vers les municipalités socialistes qu'au 
Premier Mai, les organisations ouvrières sont dirigées en pompe 
par le Parti Ouvrier Français, pour porter leurs doléances. De- 
puis 1890, les manifestations du Premier Mai avaient été con- 



478 LE IIOUVEIIENT 60CIALI8TR 

çu€s par les guesdistes comme de solennelles processions al- 
lant soumettre aux « pouvoirs publies » les « mises en de- 
meure » du prolétariat (i). Fuis la tactique s'était modifiée au 
fur et à mesure que les socialistes avaient pénétré dans les muni- 
cipalités. Ce ne fut plus alors aux « pouvoirs publics bourgeois » 
qu'on dut s'adresser, mais aux « pouvoirs publics socialistes. 
Le « Manifeste » que le Parti Ouvrier Français lança à l'occa- 
sion du I*' Mai 1894, l'expliquait en ces termes: « C'est à cette 
« minorité socialiste, qui représente le gouvernement de de- 
« main, que doivent s'adresser aujourd'hui les vœux, les re- 
« vendications et les délégués du prolétariat français, sus- 
« pendant le travail à l'occasion du i" Mai. Même sous la forme 
« de mise en demeure, ce n'est plus à la Bourgeoisie gouveme- 
« mentale qui achève de se survivre, qu'il y a lieu désormais de 
« présenter nos « cahiers ». Laissons les morts enterrer leurs 
« morts. Et que, de tous les points du pays, arrive à la partie 
« des pouvoirs publics déjà socialisée, devenue nôtre, l'ardente 
« et inébranlable volonté de la France ouvrière, de préparer. 



(i) Pour se faire une idée de ce que devaient être ces sommations 
adressées aux pouvoirs publics, il faut lire ce plan de manifestation, 
dressé par l'Agglomération parisienne du Parti Ouvrier Français et re- 
commandé par Guesde dans le Socialiste du i'"^ avril 1891 : - — Une 
délégation du prolétariat parisien, à laquelle se joindront les délégués 
du prolétariat départemental, sera envoyée dans l'après-midi au Palais- 
Bourbon pour signifier aux pouvoirs publics d'avoir à réduire par une 
loi la journée de travail à un maxim.um de huit heures. — Dans chaque 
arrondissement, les députés et les conseillers municipaux seront avisés 
d'avoir à se trouver à onze heures du matin à leur mairie respective 
pour y recevoir les délégués des syndicats, des groupes corporatifs ou 
socialistes et des réunions publiques tenues dans le courant d'avril. — 
Dans chaque arrondissement, et, autant que possible, dans chaque quar- 
tier, il sera organisé dans la soirée un « bal des huit heures » pour 
clôturer la Fête internationale du travail ». Commentant ces proposi- 
tions, Jules Guesde s'appesantit surtout sur l'une d'elles, qu'il déclare 
« absolument nouvelle » et « qui pourrait être utilement étendue à 
Taris et aux départements ». « Je veux parler, dit Guesde, de celle 
« qui tend à convoquer MM. les députés à l'Hôtel de Ville du Chef- 
^ lieu de leur arrondissement pour y recevoir les délégations ouvrières 
•< et leurs réclamations. » De deux choses l'une, argumente Jules Gues- 
de : « Ou, furieux d'être ainsi mêlés malgré eux à la manifestation d« 
Premier Mai, ils feront la sourde oreille, ne répondront pas à l'appel, 
■r- et ils retourneront contre eux les travailleurs mêmes qui les ont en- 
voyés au Palais-Bourbon, indignés d'être traités en quantité négligeable, 
une fois le coup fait, c'est-à-dire l'élection enlevée. — Ou, faisant de 
nécessité vertu, dans l'intérêt de leur réélection, ils seront à leur poste, 
au milieu des travailleurs qu'ils représentent légalement, — et après 
avoir dû constater sur place combien cette journée de huit heures tient 
aux entrailles de la classe ouvrière, ils ne pourront, de retour à la Cham- 
bre, faire autrement que la voter ». 



LES ORIGINES DU SOCIALIS.Mg PABLKMENTAIRE EN FRANCK 179 

<« par des réformes aussi urgentes que la réduction de la jour- 
« née de travail, la Révolution sociale inévitable, qui n'est plus 
n qu'une affaire de temps, de peu de temps ! » 

La législation ouvrière est, pour les démocrates, une prime à 
la paix de l'atelier. Les améliorations qu'elle impose aux maîtres 
de la production au profit de leurs ouvriers, les met à l'abri de 
tout risque de trouble. De plus, la politique sociale de la démo- 
cratie, qui tend à rétablir les chances des moins fortunés, trouve 
ici un large champ d'application. On a souvent fait remarquer 
que la démocratie n'est si hostile au socialisme ouvrier que parce 
qu'elle ne connaît que les problèmes de distribution et nie les 
problèmes de la production. C'est ce souci de la plus équitable 
distribution, que la démocratie met toujours en avant, qui a 
trompé les socialistes : ils se sont cru d'accord avec elle, par 
cela seul qu'elle admettait une réduction de la plus-value, une 
diminution des profits capitalistes et une augmentation des sa- 
laires ouvriers. Ils ont admis la façon de voir des démocrates, 
qui veulent, sur ces questions, réaliser l'entente de toutes les clas- 
ses. La « réforme » — ne touchant par sa définition même, en 
rien au fond des choses — est ainsi une sorte de « terre com- 
mune », où les uns et les autres peuvent agir conjointement. 
Ce n'est plus, entre adversaires, qu'une question de degré, non 
de nature: quelle sera l'étendue de la réforme, tout est là. 
L'action des socialistes s'exerce sur le même plan que la pra- 
tique des démocrates : ceux-là veulent plus, ceux-ci veulent 
moins, voilà toute la différence. 

Les socialistes parlementaires, en parfaits élèves de la démo- 
cratie, ont admis que, dans le domaine des revendications im- 
médiates, ils pouvaient faire route ensemble avec les radicaux. 
Le vote de la plus petite amélioration matérielle leur a paru 
représenter un pas de plus vers le régime socialiste. Après le 
vote de la loi sur les caisses de retraites et de secours aux mi- 
neurs, en 1894, Guesde concluait: « Se servir du terrain con- 
« quis aujourd'hui, pour en faire le départ d'une nouvelle cou- 
rt quête pour demain, telle est et telle doit être notre politique ». 
Qu'on relise tous les discours prononcés à la Chambre sur la 
législation ouvrière: on n'y rencontrera jamais autre chose que 
le désir — proclame concurremment avec les philanthropes et 
les démocrates — de « protéger » la classe ouvrière. Ce sont 
des mesures quasi-charitables qu'on réclame pour des faibles et 
des malheureux. Jamais ne se produit l'affirmation qu'il y a 



180 LE MOUVKMEN r SOCIALISTE 

deux « droits » en présence, deux (( principes » en opposition : 
le contenu juridique et révolutionnaire de la lutte de classe dis- 
paraît devant des dispositions bienveillantes et arbitraires d'un 
pouvoir favorable aux ouvriers. La journée de huit heures est 
réclamée notamment, avec les arguments courants des hygié- 
nistes, des humanitaires et des industriels avisés. Pas une fois 
la « volonté » de la classe ouvrière de ne pas travailler plus de 
huit heures, se dressant contre la « volonté » de la classe câpita- 
Hste, parce que le « droit ouvrier » est la négation du « droit 
capitaliste », n'a été mise en lumière. Lorsque, dans ces der- 
nières années, la Confédération Générale du Travail entrepren- 
dra sa campagne pour les huit heures, la différence apparaîtra, 
et ce sera sur ce dernier point de vue que les syndicalistes in- 
sisteront avant tout. 

Aîais là où le caractère pacifiste du socialisme apparaît, c'est 
dans son opposition à la grève et dans son adhésion aux prati- 
ques de la paix sociale. La grève est la manifestation la plus 
claire, parce que la plus brutale, de la lutte de classe. Nul voile 
ne s'interpose plus entre ouvriers et patrons, et leurs concep- 
tions juridiques antagoniques se heurtent au grand jour. Que 
les mouvements de grève s'amplifient, que la révolte ouvrière 
cesse de se localiser pour se généraliser, et la conscience ou- 
vrière, frappée par la lumière crue des faits, s'éclaire de plus 
en plus. On peut dire que l'esprit révolutionnaire du prolétariat 
se mesure à l'intensité de son action gréviste. Mais, par là- 
même, c'est l'œuvre solidariste de la démocratie qui est détruite, 
c'est la r.écessité de l'intervention étatique qui disparaît devant 
r « action directe » des masses, c'est l'idée de la conquête des 
pouvoirs publics qui s'éclipse. Chose incroyable, ce sont les so- 
cialiste? qui formulent, avant les démocrates eux-mêmes, la po- 
litique à suivre pour tuer les grèves, pour imposer une « solu- 
tion amiable des conflits », pour instituer 1' a arbitrage obliga- 
toire. » 

Lorsqu'en 1S92, fut votée la « loi sur la conciliation et l'ar- 
bitrage dans les grèves », Lafargi:e avait réclamé impérieu- 
sement r (( obligation des comités d'arbitrage », « parce que, 
« disait-il dans la séance du 21 octobre 1892, lorsqu'une grève 
« éclatera, le comité d'arbitrage étudiera la question », 

II avait dépose, de plus, une proposition de loi rendant obli- 
gatoires les décisions arbitrales une fois acceptées par les deux 
parties. La Chambre l'avait repoussée, et le Soci<iliste du 31 octo- 



l.ES OfUGINES DU SOCJAI.ISMK PAUl.KMEiNTAinii KN KHAXCL 184 

bre 1892 avait commenté ainsi ce rejet: « Ce qui, dans ce débat. 
" a été remarquable, c'est la conduite des députés socialistes. On 
*( accuse les socialistes d'être des meneurs, des provocateurs de 
« grèves, dont ils tirent des profits de diverses natures, et ce- 
« pendant, les députés ouvriers sont venus demander à la tri- 
M bune que Ton rendit l'arbitrage obligatoire, afin d'éviter aux 
« travailleurs les terribles souffrances qu'entraînent les grèves ». 

Ce précédent devait inspirer d'autant plus les .socialistes, 
de 1893 à 1898, que leurs conceptions générales les prédispo- 
saient à intervenir dans ce sens. Dans son discours inaugural 
de la session parlementaire, Jaurès avait nettement répudié la 
grève et préconisé la conquête des pouvoirs publics. « Et vous 
« ne vous apercevez pas — disait-il au gouvernement — lorsque 
<( vous faites un grief aux syndicats de se pénétrer de l'esprit 
« socialiste et de sortir de la simple agitation professionnelle 
« pour s'élever à une conception politique générale et supérieure, 
« que c'est vous qui les acculez à la grève comme un seul moyen 
« d'action, al^rs que le socialisme leur offre dans la conquête des 
« pouvoirs politiques un moyen d'action beaucoup plus efficace 
« et beaucoup plus étendu ». Mais la manifestation la i:>lus dé- 
monstrative de cette hostilité à la grève fut la proposition de loi 
« tendant à organi.ser le droit de grève ». que Jules Guesde dc- 
posa le 8 février 1894. Il faut analyser ce texte. 

L'exposé des motifs commence par déplorer « l'état d'anar- 
chie » de l'action gréviste. La loi n'a pas « organisé » le droit 
de grève, « et c'est à sa non-organisation, à l' « état d'anarchie 
« dans lequel il a été systématiquement laissé, que doivent être 
« attribués tous les désordres, toutes les violences, auxquels, 
« du dedans et du dehors, il donne lieu ou sert de prétexte ». 
Le remède consiste à « électoraliser » la grève. Le bulletin de 
vote, qui est le mode d'action normal de la société politique, doit 
devenir celui de la société économique: il faut appliquer les rè- 
gles de la démocratie au mouvement ouvrier. L'esprit de Guesde, 
et des socialistes dont il est l'interprète, est à ce point saturé de 
démocratisme qu'il n'élève pas un seul doute sur la vertu du mé- 
canisme démocratique. Il assimile d'emblée au monde poli- 
tique le monde économique, et il transporte dans l'un les mo- 
des de fonctionnement de l'autre. Donc, le suffrage universel des 
ouvriers doit diriger la grève. Le syndicat disparaît, la sélec- 
tion qu'il a opérée entre les conscients et les inconscients est 
détruite, l'organe représentatif des travailleurs forgé au feu 
ardent de la lutte est brisé: il ne re^te plus qu'une m.-is'se amor- 



182 LK MOUVKMKNT sîOOIALISTK 

pbe d'élccteur>, qui va se réunir en assemblée publique, et voter 
QU repousser la grève. La majorité ayant prononcé, sa décision 
sera obligatoire : elie s'imposera à la minorité avec la force d'une 
loi. Du coup, l'ordre sera assuré: (( Et immédiatement, conclut 
<■< Cîucsdc, parce que te travail aura été admis au bénéfice de ce 
(* droit des majorités, monopolisé aujourd'hui par le capital, 
« sans <3u'il soit besoin de le rétablir à coups de gendarmes,^ de 
<( soldats, de juges — et quelques fois de cadavres — voici l'or- 
I» dre niatcriel plus que garanti, créé a priori et définitivement... 
•' Ce sera la volonté, râgulicrc et pacifique, du nombre rempla- 
(♦ çant l'usage ou l'abus aiiarchique de la force individuelle: ce 
« sera l'état social succédant à l'état de nature ». Et Guesde 
d'insister, de rappeler que le conflit deviendrait désormais paci- 
fique et que par là serait assuré le maximum d'ordre social. 

Les conseils du travail, le conseil supérieur du travail, qui ont 
pour but de prévenir les heurts entre patrons et ouvriers, ren- 
trent dans le même ordre de préoccupations pacifiques. Depuis 
longtemps les socialistes considéraient d'ailleurs ces institutions 
mi-patronales et mi-ouvrières cominc des « organes de classe ». 
Le fait — d'inspiration démocratique — d'obtenir pour le tra- 
vail une représentation égale à celle du capital leur semblait une 
victoire prolétarienne. Le Socialiste du 31 octobre 1892 avait re- 
produit — à propos du vote de la loi sur la conciliation et l'ar- 
bitrage — un article de Guesde, paru dans le Cri du Peuple, du 
T3 mai 1886. sur les Conseils d'arbitrage. Cet article traduisait, 
par anticipation, toutes les aspirations démocratiques de son au- 
teur. Guesde voyait dans l'arbitra}:je un moyen de « saper l'au- 
torité patronale », en l'obligeant à discuter, a Le libre examen, 
« disait-il, est introduit dans la religion capitaliste. Révolution 
« morale qui appelle, entraîne l'autre : c'est le contrôle ouvrier 
(» de la produetioit, en attendant la direction ouvrière qui ne sau- 
<* rait tarder ». Il ajoutait: « De quelque façon que l'on com- 
i< pose ces conseils, que les arbitres soient élus mi-partie par le 
travail et mi-partie par le capital, ou qu'entre ces deux fac- 
« teurs ennemis à concilier, l'Etat intervienne par un certain 
« nombre de membres fonctionnaires, le prolétariat, dans ses 
<• luttes, défensives ou offensives, n'en va pas moins être doté 
« <run nouvel organe de classe )>. Et il concluait : « Allez-y 
« donc, messieurs les arbitreurs et conciliateurs ! Sous prétexte 
« de la paix sociale à maintenir, du moment qae vous re- 
(' connaissez dans le travail et dans le capital des belligérants et 
(c que vous les mettez en présence, non plus chaotiquement 



LES ORIOINES DU SOCIALISMr': IMRUEMÉNT AIRE UN FRANCE 185 

M comme ils le sont dans la grève, mais organiquement, sous la 
»( forme de plénipotentiaires, c'est notre besogne que vous fai- 
« tes; vous faites œuzrc essentiellement révolutionnaire » (i). 

Quant au Conseil Supérieur du Travail, le souci continu de 
Guesde fut d'y réclamer une représentation ouvrière égale à la 
représentation patronale. « Vous permettrez, en un mot — dé- 
« clarait-il à la Chambre — au prolétariat d'arriver avec son 
t verbe propre jusqu'au gouvernement de la République clle- 
« même... Ce que nous vous demandons, c'est de faire une 
« part à la classe ouvrière, c'est de laisser pénétrer, dans cette 
'«• représentation du travail, des travailleurs ayant b confiance 
'« de leur classe. Si non, votre Conseil Supérieur du travail 
<♦ sera, non pas ce qu'il devrait être, c'est-à-dire un acte de 
'• confiance vis-à-vis du prolétariat, mais bien un acte de 
<« défiance à son égard... D'autant plus que tous ici vous faites 
■< profession d'être des hommes de paix sociale, que vous 
'< niez les classes et la fatalité de leur antagonisme... Vous vou- 
'< drez alors travailler à cette paix sociale en votant ce qui est 
<< l'objet de notre proposition... » (2). lorsque Waldeck-Rous- 
scau et Millerand arriveront au pouvoir, ils n'auront pas d'au- 
tre politique industrielle. 

Cette hostilité à la grève et cet amour des pouvoirs publics 
mirent violemment en opposition les syndicats ouvriers et le par- 
ti socialiste. A mesure que le parti socialiste s'était parlementa- 
risé, les organisations ouvrières avaient, par une évolution in- 
verse, accentué leur esprit révolutionnaire. Le divorce éclata 
bruyamment, en 1894, au Congrès de Nantes, au sujet de la grè- 
ve générale, et, en 1896, au Congrès Socialiste International de 
Londres. Nous reviendrons plus loin sur cette édifiante histoire 
des relations des partis socialistes et du mouvement syndicat. 

Une telle politique démocratique devait avoir nécessairement 
comme corollaire l'accord général plus ou moins formulé du par- 
ti socialiste et des partis radicaux. En fait, soit dans les élec- 
tions, soit au parlement, l'alliance de tous les partis de gauche 
fut constante. Dès 1892, le Parti Ouvrier Français oubliait ses 
déclarations antérieures d'indifférence à l'égard de la forme po- 
î'itique et une action commune avait été, un peu partout, menée 
avec I^fargue, Guesde — et Millerand. l'un des leaders du 

(1) Jules Guesde. - <' Le Socialisme au jour le jour •>, p. 315 (Giard 
•ît Brière, éditeurs). 

(2) Jules Guesde . - «'Quatre Ans de Lutte de classe ». II. p. 130 



IS-i LE MOUVEMENT SOCfALIPTE 

parti radical, à ce moment. M. Goblet, directeur de la Petite Ré- 
publique, fut l'artisan du pacte. Les élections se firent sur cet 
accord et sur l'engagement du désistement au .second tour poul- 
ie candidat le plus favorisé. Le Socialiste du 9 septembre 1893 
rappelait l'attitude du Parti Ouvrier Français: « Le Parti Ou- 
« vrier s'est borné, là où la réaction arrivait la première, à reti- 
« rer son candidat et à faire voter pour la République. 
« Cette tactique ne date pas d'hier. Nous l'avons toujours {)ra- 
« tiquée, parce que plus nous sommes socialistes, plus nous 
«devons être républicains... Partout ailleurs, c'est-à-dire en 
« toutes les circonscriptions où le péril monarchique ou clé- 
« rical n'existait pas, le Parti Ouvrier a continué — non san^ 
« succès — la lutte au second tour ». Nous voilà loin du lan- 
gage tenu en 1890: >< Sans s'occu[>er de renverser un Guilîau- 
« me pour lui substituer un Loubet... ». A la Chambre, le parti 
socialiste se montra tout aussi partisan de 1' «^ alliance républi- 
« caine » que dans le pays. Le ministère Léon Bourgeois, cons- 
titué en 1895 et considéré comme le premier gouvernement de 
gauche que la République ait eu, ne connut pas de défenseurs 
plus K systématiques » que les socialistes. Leur sollicitude pour 
le pouvoir fut telle qu'ils allèrent, pour le maintenir, jusqu'à vo- 
ter contre l'abrogation des fameuses lois de réaction dites 
« lois scélérates », que la droite avait réclamée du gouverne- 
ment. Si bien qu'au congrès de Paris de 1900, l'indépendant 
Rouanet pouvait avec raison rappeler, dans le sens du ministé- 
rialisme socialiste, cette attitude: « Depuis (ju'il existe à la 
Chambre un groupe socialiste, jamais le caractère nettement ré- 
publicain de sa politique, jamais le souci qui s'imposait à lui de 
tenir compte des nécessités de la défense républicaine, mais mê- 
me de favoriser le développement des institutions libérales n'a 
fait doute pour personne. En 1895- 1896, par exemple, un cabinet 
radical s'étant formé, le groupe existant lui apporta un con- 
cours dévoué de tous les instants, parce qu'il voyait en lui la 
possibilité de développer nos institutions dans un sens plus dé- 
mocratique. Même lorsque, dans le but d'attirer à eux nos bul- 
letins de vote socialistes, les députés de droite proposèrent 
l'adoption de mesures qui nous étaient chères, par exemple, 
l'abrogation des lois scélérates, les socialistes se refusèrent à 
faire le jeu de la droite en votant ces mesures, et les uns s'abs- 
tinrent, les autres votèrent contre... » (Compte Rendu, p. 95). 
Ce qui avait séduit les socialistes, c'était la déclaration de M. 
Bourgeois de ne vouloir gouverner qu'avec une majorité pure- 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PARLEMENTAIRE EN FRANCE 18i> 

ment républicaine : c'était la politique du « bloc » avant La ki- 
tre. La lutte que M. Bourgeois avait entreprise contre le Sénat 
était encore beaucoup dans ces sentiments, et lorsqu'en avri( 
1896, il capitula, ce fut de la part des socialistes une violente 
protestation: il avait trahi la République (r). 



IV 



Socialisme Patriotique 

L'idée de patrie est le ciment de l'Etat moderne : de son in- 
tensité dépend l'unité morale d'un pays. Les démocraties sur- 
tout exigent, pour être fortes, qu'un vif sentiment de solidarité 
élève les classes au-dessus de leurs antagonismes et les confonde 
dans un même idéal de grandeur nationale. A cette condition. 
l'ordre se maintiendra et les conflits sociaux ne compromettront 
pas l'intérêt supérieur de la patrie. Il n'y a pas de nation où 
l'esprit démocratique et le sentiment patriotique ne se soient 
historiquement plus identifiés qu'en France. Les désastres de 
1870-71 forgèrent au même feu l'idée de République et l'idée de 
Patrie: « républicain » et « patriote » redevinrent deux ter- 
mes synonymes, comme au temps de la Grande Révolution. Tout 
fut mis en œuvre, par les gouvernements successifs, pour im- 
planter au cœur des Français l'amour indéracinable de la pa- 
trie. Ce fut la grande mission qui fut assignée à l'école, et le.s 
jeunes générations grandirent dans le culte de l'idée militaire et 
patriotique. Les partis politiques, par un tacite accord, placè- 
rent le patriotisme loin de leurs luttes, dans une sorte de zone 
neutre, de territoire commun à tous. 

C'est dans cette atmosphère surchargée d'électricité pa- 
triotique que les divers partis socialistes étaient nés et avaient 
grandi. L'antipatriotisme du début avait été peu à peu aban- 
donné et les socialistes français, qui avaient commencé par dire 
au prolétariat qu'il n'avait pas de patrie, lui en avaient trouvé 



(l) Le sentiment démocratique était si grand parmi les socialiste? que 
le i'onvacrts écrivait, le 15 avril 1898: '< Le combat pour et contre le 
" cabinet Bourgeois, prit les proportions d'un combat de classe, qui o!- 
« irait les meilleures chances pour une transformation de la RépuWi- 
« <ji-.e, transformation attendue depuis si longtemps >\ 



tS*i LE MOtJVCMEST SOCIAUSTe 

une. A plus forte raison, dès que les succès électoraux et par- 
>ementaires eurent fortement accru son action, le parti so- 
cialiste redoubla de zèle patriotique. La lutte de classe s'accor- 
da ici encore avec l'union des classes, l'insolidarisme avec le so- 
lidarisme, l'internationalisme avec le patriotisme. C'était la con- 
tinuation normale de cette longue tentative de conciliation des 
contraires qu'avaient entreprise les socialistes. Lorsqu'il s'était 
adressé aux électeurs, à la veille de la consultation légfislative de 
1893, le Parti Oui>ricr Vrcnuals avait eu soin de se présen- 
ter comme le « seul parti vraiment patriote », parce que, 
.■*eul, M de la France avilie, traînée en mendiante et en dupe 
«i au pied du pendeur de toutes les Russies, il refera la 
(t grande France, la France cmancipatrice qui, pour faire trem- 
<• hier les tyrans et imposer la paix au • monde, n'aura qu'à 
« prendre la tête du mouvement socialiste international ». 
De même, dans une grande confk.'Tci'.ce faite à Marseille, en 
1893, Jaurès avait célébré l'identité du patriotisme et de l'in- 
ternationalismc. Thèse qu'on n'est pas trop choqué de rencon- 
trer dans la bouche d'un parlementaire élevé à l'école de la dé- 
mocratie, mais thèse qui heurtera, lorscju'on l'entendra amplifiée 
et exagérée par un vieux chef du parti comme Jules Guesde. 
Tous les Manifestes du Parti Ouvrier, en efïet. crient 
un patriotisme suraigu et rappellent la France à son rôle glo- 
rieux dans le monde. Les articles des journaux, les conférences 
de Guesde et ses amis renchérissent encore. Je lis dans le Socia- 
liste du 24 juin 1893, le compte rendu d'une conférence de 
Guesde, à Roubaix, oùT'orateur développe véhémentement cet- 
te idée que c'est le socialisme qui « remettra la France à la tète 
des nations ». Elle fut autrefois le soldat du pai>e, la fille aînée 
de l'Eglise, l'épée de la chrétienté. Elle devint ensuite le .sol- 
dat de la Démocratie. Elle sera le soldat du socialisme. « Ce 
<• sera — selon Guesde — l'œuvre du socialisme triomphant, de 
a créer la patrie pour tous, en créant la propriété pour tous. 
« Pour cela, il n'y a qu'à persévérer dans la voie où le Parti 
ouvrier est entré si brillamment en mai 1892, en s'emparant 
(( de nombre d'hôtels-de-ville. Au bout de la conquête du pou- 
'< voir politique, de l'Etat, par les travailleurs organisés en parti 
de classe, est la France restituée au prolétariat français. Et 
(t cpitre vos mai lis, camarades, elle n'aura rien à redouter d.' 
u personne. Quand vous l'aurez, gare à qui la tfiiichel » En 
Î892, Guesde avait déjà expliqué ce que serait cette « France 
cojîectiviste », marchant ainsi à la tête des nations. Il s'était pla- 



LES OntfîlNÊS ou SlH-.lALrSMK PAUI.EMMNTAIUK i;\ KJ^AVCK 187 

cé en présence de la double hypothèse d'une résistance cm d'une 
acceptation de la révolution socialiste française « par les puis- 
sances qui nous entourent ». Dans le premier cas, comment 
pourrait-on résister à la force formidable d'un prolétariat ga- 
gnant à lui, par la force de l'exemple, îe prolétariat universel? 
Dans îc second cas, qui pourrait soutenir la concurrence? 
«...Sur le marché universel, qui donc pourrait lutter contre la 
« production nationale? L'industrie socialiste sera à la grande 
« industrie capitaliste ce que la grande industrie est à la petite. 
« Rien ne tiendra devant elle, les sociétés anonymes les plus 
•♦ puissantes ne pouvant pas, comme crédit, comme réduction 
<t des frais générau.v, concurrencer, sans faillite, la raison so- 
M ciale France et Cic. >» {Socialiste, 20 mars 1892). 

Ce ne fut, pendant la session législative de 1893 à 1898, qu'une 
débauche d'affirmations et de propositions ultra-patriotiques. On 
n'a que l'embarras du choix. Mais, c'est Guesde qui — avec 
son tempérament de théoricien, apportant sur toutes choses des 
formules précises — se distingue, en cette matière comme en 
toute autre, par son attitude tranchante. Sa brochure de 1898, 
aux Electeurs de Roubaix, a résumé en ces termes son action 
patriotique: c Patriotes, vraiment dignes de ce nom, Jules 
« Guesde a été au premier rang de cette minorité socialiste qui, 
<• en toutes circonstances, à travers les lâchetés des uns et les 
<• trahisons des autres, a sauvé l'honneur de la République et de 
•* la France de la Révolution. A.lors qu'il se trouvait 345 dépu- 
« tés, assez peu républicains et assez peu français pour envoyer 
'< à Kiel les marins de la République crier: Vive l' Empereur 
•• allemand!, Jules Guesde a été des 102 qui ont osé se dresser 
'• devant nos gouvernants et leur dire : Vous n'aures de nous, 
" pour cette dernière honte, ni nn sou ni un homme! Alors que, 
'• devenus cosaques, les bourgeois de toutes couleurs s'achar- 
'« naient à désarmer notre peuple en lui enlevant la foi en lui- 
'♦ même et en ne lui laissant d'espoir et de salut que dans l'étran- 
•♦ ger, Jules Guesde a repoussé, comme un crime de lèse-pa- 
•i trie, cet agenouillement aux pieds du tzarisme : il a été des 18, 
'< des 2y, et des 20 qui n'ont rien voulu entendre à l'alliance 
• russe : parce qu'elle avait pour condition et pour base la rati- 
'• ficotion du traité de Francfort, c'est-à-dire l'abandon définitif 
•• et volontaire de l' Alsace-Lorraine... » C'est au moment où la 
bourgeoisie a abandonné l'idée de la « revanche », que Gues- 
de la reprend — pour les socialistes. Mais il faut lire aussi les 
page;; que la brochure consacre à la défense de l'armée: u No.s 



188 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

« soldats — y est-il dit — ont été la préoccupation constante 
« de Jules Guesde, non seulement parce que, sous l'uniforme 
« d'aujourd'hui il voit l'ouvrier et le paysan d'hier, le paysan 
« et l'ouvrier de demain, mai» parce que, convaincu du grand 
« rôle réservé à notre pays, dans la prochaine révolution éman- 
« cipatrice du travail, Jules Guesde veut une France toute puis- 
« santé, invincible, capable de tenir tête à l'Europe capitaliste 
« coalisée, comme elle a tenu tête, il y a un siècle, à la Sainte- 
« Alliance des rois, des papes et des tzars ». Suit l'énumération 
de toutes les mesures demandées par les socialistes pour amélio- 
rer le sort des soldats et organiser l'armée à l'instar de la Suisse, 
pays pour lequel, tant au point de vue militaire qu'au point de 
vue de la législation <hi travail, Guesde, en parfait démocrate, 
ne cache pas son admiration. 

En 1896, pour compenser, la municipalité socialiste de Lille 
sacrifia cependant à l'internationalisme. Elle reçut avec solen- 
nité Liebknecht, Bebel et Singer, de passage en France, et qui 
se rendaient au congrès socialiste international de Londres. Let 
partis rivaux exploitèrent bruyamment cet acte de courtoisie so- 
cialiste et de tumultueuses manifestations furent dirigées contre 
les « sans-patrie » de la mairie de Lille. Mais peu de temps 
après, Delory, secrétaire de la Fédération du Nord et maire de 
Lille, avait l'occasion de s'expliquer sur les sentiments patrio- 
tiques de son parti. Il inaugurait, au mois d'octobre 1896, avec 
pompe et éclat, un monument en l'honneur du général Faidher- 
be. Dans l'appel qu'elle adressait aux habitants de Lille, la Com- 
mission administrative du P. O. F. parlait de ceux qui tout à la 
fois veulent la paix et le maintien de l'intégrité du territoire: 
« Trêve aux haines et aux discordes — disait-elle — pour fêter 
« la mémoire du vainqueur de Bapaume, du héros de Saint- 
« Quentin. Vive la France! » Les autorités militaires et civile.- 
assistaient à la cérémonie, et (jiicsde célébra les vertus du géné- 
ral, qui avait rêvé, paraît-il, l'alliance de la démocratie euro- 
péenne. 

Il suffit. LTne plus grande accumulation d'exemples est inu- 
tile. Il est abondamment démontré que, du jour où il se produi- 
sit sur la scène parlementaire, le socialisme français revêtit les 
défroques de la démocratie : tout au plus conserva-t-il sa cocar- 
de révolutionnaire — pouf les jours de fête. ^ 



LKS OaiOhNfciy nu ^OGJALISMI-: IwrXLEMlîNT.VIRE E.X FRANCK 189 



V. 



Le Programme de Saint-Mapdé 

Nous voici parvenus au point culminant des origines parle- 
mentaires du socialisme français. C'est en 1896. Les élections 
municipales viennent d'apporter de nouveaux triomphes, et 
l'heure paraît propice, pour mieux fêter le succès, de formuler 
nettement les limites théoriques de l'union socialiste. Il s'agit 
de marquer les points communs qui sont les conditions nécessai- 
res et suffisantes de l'adhésion au groupe. Il faut que ceux qui 
y sont rentrés par surprise en sortent et que ceux qui y restent 
sachent à quoi s'en tenir. A droite, c'est l'exclusion des blanquis- 
tes roche fortistes, des ex-boulangistes nationalistes, que l'on vi- 
sait — et aussi la disparition de quelques radicaux compromet- 
tants. A gauche, ce qu'on voulait, c'est marquer la séparation 
entre la politique socialiste et tout appel à l'action révolution- 
naire et violente. 

L'homme qui va délimiter le domaine du socialisme au ban- 
quet de Saint-Mandé, le 31 Mai 1896, c'est Millerand. Il n'en est 
pas de plus représentatif. Il a été l'agent principal de l'évolution 
démocratique du parti et l'entraîneur des vieilles fractions. C'est 
le manœuvrier parlemeHtaire par excellence : froid, calculateur, 
avocat d'afïaires, il a une réputation d'habileté qui lui a fait 
confier la mission délicate de parler au nom de tous. Cet ancien 
radical, mal dégagé de ses conceptions premières, tranquillise 
par avance : il ne dépassera pas la mesure. Il en dira assez, pour 
séparer le parti socialiste des partis voisins, il n'en dira pas trop, 
pour ne pas empêcher toute entente avec eux. Le socialisme est à 
ce point parlementarisé que les anciens chefs ont accepté ce choix 
comme naturel, et leur présence sanctionne leur adhésion. 

Lorsque Millerand se leva, vêtu de l'habit noir officiel, tran- 
chant au milieu de cette assemblée populaire, on put mesurer le 
chemin que le socialisme avait parcouru. Ce n'étaient plus des 
ouvriers inhabiles et frustes qui le représentaient, au jour des 
grandes solennités, mais de vrais bourgeois, habitués au cérémo- 
nial des cours républicaines. Et les premières paroles de Mille- 
rand marquèrent à quel point les socialistes étaient devenus des 
personnes de bonne compagnie: « Nous ne nous adressons 
« qu'au suffrage universel, commença-t-il, c'est lui que nous 



190 LE MOUVEMENT SOC.'AMBTR 

« avons l'ambition d'affranchir économiquement et politique- 
« ment... Qu'on ne nous prête pas l'intention bouffonne de 
« n'attendre que de la Révolution violente le triomphe de nos 
« idées ». Le collectivisme ne s'impose plus comme une nécessi- 
té de fer : ce n'est qu'une « hypothèse », discutable comme tou- 
tes les hypothèses. Cela posé, Millerand énonça les trois formu- 
les cabalistiques, par où devaient se distinguer les vrais socia- 
listes des faux, trois formules décolorées à point, et qui pou- 
vaient donner à chacun l'illusion de sa nuance: i° Socialisation 
progressive des moyens de production ; 2° conquête des pouvoirs 
publics ; 3" entente internationale des travailleurs. ;? 

Du premier regard, on voit ce que ces formules ont de vague 
et d'élastique. La socialisation des moyens de production peut 
être à la fois un article du programme radical et du programme 
collectiviste. Elle ressemble pourtant plus ici à une revendication 
radicale qu'à une mesure collectiviste : le mot h progressive » 
marque toute la différence. La « conquête des pouvoirs publics 
par le suffrage universel » est le but commun à tous les partis 
politiques et n'en saurait différencier aucun: l'équivoque entre- 
tenue par les collectivistes entre « pouvoirs publics » et « pou- 
voir politique » leur permettra seule d'accepter l'axiome émis 
par Millerand. Enfin l'entente internationale des travailleurs 
peut avoir un sens révolutionnaire ou démocratique: révolution- 
naire, si l'on place les frontières entre les classes et non entre 
les peuples; réformiste, si l'on n'y voit que la possibilité pour les 
ouvriers des divers pays de discuter les questions profession- 
nelles dans des congrès internationaux. C'est ainsi que l'entend 
Millerand, dont le patriotisme ombrageux s'explique sur ce 
point: « Patriotes et internationalistes, ce sont deux titres 
« qu'avant nous les ancêtres de la Révolution française ont su 
« noblement allier ». 

Le caractère démocratique de ce programme était encore ac- 
centué par les déclarations finales : « Un tel programme — con- 
(( cluait Millerand — menace les intérêts des hauts barons de 
« l'agiotage et de la spéculation... Il ne frappe les grands que 
« pour libérer les petits ». C'est le cas de reprendre le mot d'En- 
gels et de dire que « voilà bien un socialisme antisémite ». Dé- 
noncer la ploutocratie, la grande industrie, les grands maga- 
sins, au profit de la petite boutique, des petits-bourgeois, des pe- 
tits rentiers, etc. ; opposer les « riches » aux « pauvres », les 
« grands » aux « petits » ; — c'est le programme de toutes les 
démagogies, non du socialisme. Le socialisme ne connaît que des 



LES ORIGINES DU SOCIALISME PAHLEMENIAIHE UIN FRANCK li>1 

producteurs et des non-producteurs : il organise les premier- 
contre le? seconds. 

Les radicaux-socialistes ne s'y sont point trompés et ils ont 
salué dans le programme de Saint-Mandé le triomphe de leurs 
doctrines. M. Goblet, peu de temps après sa formulation, décla- 
rait en accepter le principe, tout en se réservant d'en sérier 
l'application. Le 7 novembre 1897, s'élevait dans la Petite Ré- 
publique, une discussion entre M. Georges Renard et lui, sur le 
point de savoir : « Quelle part doit-on faire dans une société à 
la propriété individuelle et à la propriété privée? » Question de 
dosage, et non de principe remarquent les deux interlocuteurs. 
Quelle est la société qui ne comporte pas une part de propriété 
sociale et une part de propriété privée? ^L Goblet veut limiter 
la propriété sociale à tout ce qui constitue un service public : cré- 
dit national, mines, chemins de fer; Milleraud y ajoute les raffi- 
neries, en attendant que d'autres industries soient à point; et M. 
Renard suit les traces de Miikrand. Bref, il n'y a pas, de l'aveu 
des adversaires, opposition de nature entre les deux thèses, mais 
seulement de degré : c'est une question de minimum et de maxi- 
mum à débattre. 

Quelques années plus tard, à son tour, le directeur d'un des 
plus grands journaux radicaux-socialistes, La Dépêche de Tou- 
louse, M. Hue, confirmera ce caractère radical du programme 
de Saint-Mandé. « Il ne m'appartient pas — déclarait-il le 19 
« mai 1901, au cours d'une polémique avec Jaurès — de rédiger 
« ici un programme radical. Je regrette néanmoins que ce soin 
« ne m'incombe pas. M. Jaurès le regrettera encore plus que 
« moi-même. Car si j'étais chargé de donner une charte au 
« parti radical, je lui indiquerais tout simplement... le program- 
« me de Saint-Mandé... Ce que M. Millerand décorait du voca- 
« bk plus moderne de collectivisme, nous l'appelions jadis la 
« reprise par l'Etat... Au fond c'était la même chose ». M. 
Hue y revient dans la Dépêche du 31 mai. Opposant ce qu'il ap- 
pelle son « socialisme national » au « socialisme exclusivement 
ouvrier », il dit: « Nous voulons assurément que le travail re- 
« çoive sa pleine rémunération, mais nous voulons surtout que 
« ks reprises s'exercent au bénéfice de cette grande collectivité 
" qui s'appelle le Pays, et sons l'autorité impartiale de l'Etat, 
i< représentant de tout le monde... Rien ne nous dit que nous 
« nous éloignons de la doctrine de Saint-Mandé. Au contraire! 
« ]\^. Millerand ne parlait que de l'intervention de l'Etat. Il ne 



192 LE MOUVEMENT SOCIAI.ISTî: 

« parlait que de restituer à tot^ les grands moyens de produc- 
'< tion et d'échange, de les faire passer d-aits le domaine itatio- 
'< ftal. Il ne parlait que de régies nationales... Ce que j'ai voulu 
" établir, et je crois l'avoir établi, c'est que l'évangile de Saint- 
•< Mandé, sous réserve de quelques nuances et sous le bénéfice 
''- de quelques précisions, s'adapte à la doctrine du vieux parti 
■■ radical ». Comment produire témoignage plus décisif? 

Et pourtant les socialistes acceptèrent sur-le-champ le pro- 
gramme de Saint-Mandé. A l'exception de? allemanistes — qui 
étaient restés toujours à l'écart, et, dont on retrouve le rôle en 
étudiant le mouvement syndical — ils applaudirent tous le for- 
mulaire que Millerand venait de leur apporter. « J'applaudis aux 
-'< paroles de Millerand. s'écria Guesde, et puisque comme vous, 
•( après nous, il vient de déclarer que socialisme et coUectivis- 
<\ me ne faisaient qu'un, je demande à compléter mon toast à 
« l'union socialiste d'hier et à l'union socialiste de demain, en 
« buvant au collectivisme libérateur ». O puissance des mots! 
Guesde et Millerand se trouvaient pleinement d'accord. II est 
vrai qu'il s'agissait ici de « socialisme électoral ». Plus tard, 
dans une de ces périodes d'intermittence révolutionnaire qui ont 
caractérisé le P. O. F., La f argue avouera les motifs cachés d'une 
pareille adhésion: a Les trois articles du programme de Saint - 
'( Mandé — écrira- t-il dans le Socialiste du 30 juillet 1899 — 
« sont sous leur forme axiomatique, si imprécis, si élastiques et 
« si bénins, qu'il n'est pas de bourgeois vaguement socialiste ou 
« même n'ayant aucUne prétention au titre de socialiste qui ne 
« puisse les admettre... Nous n'avons jamais critiqué en public 
u le Credo de Saint-Mandé, parce que nous pensions que son 
« élasticité et son vague pouvaient être utiles pour attirer au 
« socialisme une partie de l'élite de la bourgeoisie, que n'avait 
'( pu entraîner notre propagande trop précise. Les derniers évé- 
« nements démontrent que nous avons eu tort de ne pas dire. 
« selon notre habitude, hautement, notre p-ensée ». 

La publication du programme de Saint-Mandé produisit l'effet 
voulu. Elle fit partir des radicaux-socialistes, comme M. Mir- 
man et les blanquistes-rochefortistes. Mais les députés inscrits 
au groupe socialiste parlementaire ne se prononcèrent pas tous : 
le programme ne fut adopté que par 26 voix, contre 7 absten- 
tions et 10 absents. II y avait donc, parmi les socialistes, des dé- 
putés qui se trouvaient même en deçà du programme radical-so- 
cialiste: ils n'osaient accepter les idées que M. Goblet d'abord et 



LBa 0RI6INBS DU SOCIALISME PARLBMKNTAIRK BN FRANCK 193 

la Dépèche de Toulouse, ensuite, devaient cataloguer sous l'éti- 
quette du plus pur radicalisme. 

Le i6 juin 1896, Guesde offrait à la Chambre le socialisme 
parlementaire comme le meilleur paratonnerre contre la révolte 
ouvrière. « Prenez garde! s'écriait-il. Le jour où le socialis- 
« me viendrait à disparaître, vous seriez alors livrés sans dé- 
« fense aucune à toutes les représailles individuelles, à toutes 
«< les vengeances privées. Et c'est nous qui, en montrant aux tra- 
ie vailleurs un affranchissement collectif, sortant et ne pouvant 
« sortir que d'une action politique commune, c'est nous qui 
« constituons en réalité la plus grande société d'assurances sur 
« la vie pour les féodaux de l'industrie ». C'est le mot de la 
fin. 

Hubert Lagardellr. 

(à suivre ) . 



Nietzsche et son temps 



La traduction récente de Ecce Homo, le dernier écrit de 
Nietzsche, appellera de nouveau l'attention du public lettré de 
France sur le grand penseur allemand. On lui appliquera une 
fois de plus ses propres paroles : il a compté pour quelqu'un 
en Europe, comme aussi, avant lui, ont compté pour quelqu'un 
Gœthe, Hegel, Heine et Schopenhauer... C'est une puissance. 
Etre une puissance, cela ne va pas sans dangers. Il l'a écrit 
lui-même, d'un mot impérissable : « Il en coûte d'arriver à la 
puissance. — La puissance abrutit ». Il en a été de même de 
sa doctrine. Les écrivassiers de toute catégorie se sont parés de 
ses royales dépouilles, en ont orné leurs écrits, et les gueux de 
toutes les races se sont crus des surhommes au teint blond et 
aux formes bestiales. Les partis qui, avec les manuscrits du 
grand homme, ont cru avoir acheté son génie, avaient déjà en- 
gagé sur son lit de souffrance une lutte d'injures et de traits 
envenimés. Et, la grande masse savait qu'il était devenu fou 
pour avoir trop philosophé. Juste châtiment à ses yeux! Mais 
les socialistes doivent formuler leur opinion sur Nietzsche. 

La doctrine de Nietzsche n'est pas métaphysique. Il ne s'est 
pas préoccupé de savoir, si le monde se composait de monades 
ou d'atomes, de matière ou d'esprit. La doctrine de Nietzsche 
n'est pas une théorie scientifique. Il ne s'est pas soucié de sa- 
voir si derrière ce monde apparent se cachait un monde intelli- 
gible. Il était métaphysicien, théoricien à la façon naïve de 
l'homme du peuple. Pour lui, il n'existait que le monde qu'il 
voyait, sentait et entendait, et il n'existait que de la façon dont 
il le voyait ou le percevait par ses sens. Il ne se demandait pas 
ce qu'il y avait au-delà de ce monde, à côté, derrière ou après. 
wSa seule étude était de savoir ce qu'il y a dans ce monde, son 
seul problème était de définir la conduite que l'homme doit y 
tenir. Comme moraliste, son œuvre consistait à détruire et à re- 
construire. Or, si la métaphysique et les théories scientifiques 
ne sont pas les produits logiques de la pensée humaine, mais 
ceux de la personnalité et du milieu, à plus forte raison en 
est-il ainsi de la morale. 



NIETZSCHE KT SON THIUPS 195 

Cela dit, nous nous trouvons en présence de deux supjx)- 
sitions. Ou la morale de Nietzsche est un produit de sou 
temps, parce qu'elle porte en elle l'empreinte des conquêtes du 
passé ou des aspirations d'alors vers un autre avenir; ou bien 
elle est en opposition avec son temps. Elle est la révolte du vieux 
monde contre le monde nouveau. Alors Nietzsche est un roman- 
tique et son enseignement est comme le vent <rautomne qui 
souffle à travers les feuilles sèches. 

L'époque de Nietzsche est essentiellement, en Allemagne, 
l'époque national-libérale- Deux puissants courants d'idées la 
dominent. D'un côté se tiennent les bourgeois millionnaires, de- 
venus tout-puissants dans le nouvel Empire par le droit d'élec- 
tion que leur avait octroyé Bismarck. Dans le court espace de 
vingt années, ces bourgeois se sont élevés de l'extrême faiblesse 
à un pouvoir inouï sur le terrain économique, social et politi- 
que. En face de cette bourgeoisie se dresse le prolétariat que 
Lasalle avait secoué de son sommeil, à qui Marx faisait son 
éducation et qui, dans ces dernières années, déploie avec tant 
•de force, ses hardis bataillons. Les uns demandent la li- 
berté absolue en économie et l'irresponsabilité, parce que, pré- 
tendent-ils, l'harmonie et le bon ordre de la communauté ne 
peuvent être assurés que par la libre action des forces indivi- 
duelles ; ils réclament en outre l'application de cette conception 
de la vie aux besoins de la grandeur et du bien-être de la na- 
tion. Jamais épithète plus heureuse que celle de « National- 
libéral » n'a été donnée à cette théorie. Dans le camp des prolé- 
taires, on fait appel à une puissante alliance des intérêts écono- 
miques et sociaux, appel au communisme, et en même temps 
on proclame l'idéal d'un internationalisme embrassant le monde 
entier. Donc, d'un côté la jouissance intense du présent, une 
vie heureuse dans le sens de David Fr. Strauss, et de l'autre, 
une vision prophétique de l'avenir sous des couleurs claires et 
pures, comme l'entrevoyaient les premiers disciples du Christ. 
Entre ces deux forces, la noblesse et la petite bourgeoisie du 
passé semblent devoir être écrasées. 

Détrompez-vous, car soudain elles se relèvent avec le déses- 
poir de l'agonie, et entraînent avec elles dans la lutte deux hom- 
mes qui toujours leur sont restés fidèlement attachés : Otto Bis- 
marck et Richard Wagner. La politique économique de 1879 ^^ 
la politique sociale de 188 1 sont les résultats de ces événements. 



196 l'E MOUVEMENT SOCIALISTE 

Bismarck voulait, par les assurances, créer le plus grand nombre 
possible de petits rentiers. C'est la pensée sociale de la réac- 
tion des Corporations, comme il la franchement reconnu. Réac- 
tion dans l'ordre intellectuel s'appelle Romantisme. Or le ro- 
mantique Wagner ressuscite dans toute sa gloire l'époque de la 
floraison des corporations protestantes, dans ses Maîtres Chan- 
teurs, de Nuremberg, et plus tard le mysticisme chevaleresque 
dans la légende de Persifal. 

Un observateur superficiel remarquera entre ces dernier» et 
Nietzsche bien des rapprochements. Tant que le mot roman- 
tisme sera un jouet pour l'amusement des feuilletonnistes, il 
ne cessera d'être une source de désordre e^ de fausses interpré- 
tations. C'est grâce à Karl Lamprecht que ce mot flottant et 
vague, a enfin un sens ferme et défini. Le Romantisme, c'est îe 
désir, le besoin qu'éprouve une époque de faire revivre certai- 
nes idées, certaines formes d'une époque depuis longtemps écou- 
lée ; remarquez qu'il est question d'idées et de formes sociales. 
Dans le sens du mot ainsi défini, on peut considérer comme 
romantiques bien des gens qui dans le sens vague du mot n'ont 
rien ou peu de romantique. Tant que Wagner se contente de 
faire revivre les formes de la vieille légende allemande, il n'est 
pas encore romantique. S'il est vrai que l'or, dans le cycle des 
Niebelungen. fasse allusion à notre époque, alors c'est un com- 
mencement de Romantisme, mais dès qui! repré.sente sur le 
théâtre toute une époque de l'antiquité, il a fait le pas décisif. 
Car cette pâle figure" qu'on appelle la passion esthétique pure 
n'a jamais été connue des artistes de grand style. Nous savons, 
par l'ensemble des idées et des manières de voir de Wagner, 
qu'il éprouvait pour les choses du passé une passion irrésisti- 
ble. Dans ce sens, Schiller, n'a nullement été romantique, pas 
plus que Heine, tandis que Freitag l'a été, lui dont tout le 
talent {X)étique est .sorti de son amour pour une classe sociale qui 
disparaît complètement depuis 1870: le Patriciat Commercial. 
C'est cette classe .sociale qu'il a dépeinte dan.-^ ses nuances les 
plus délicates, et qu'il a célébrée avec passion en commençant 
par son Marcus Kônig jusqu'à son T. O. Schrôter. Le nationa- 
lisme libéral dominant alors était déjà celui des princes de 
l'industrie. Freitag resta fidèle au parti : ce fut le sacrifice de 
son talent poétique. 

On peut assurément rejeter cette nouvelle définition, du Ro- 
mantism<e. On peut continuer à parler avec enthousiasme ou 



XIET/SCHE ET SON TB.MPS 197 

avec colère du romantisme qui met en scène des torrents, des 
ondines. des anges, des fleurs bleues, des fantômes et des clairs 
(le lune. Permis à qui le voudra de rechercher l'imbroglio his- 
torique. Moltke sera alors romantique, parce qu'il aimait des 
paysages nébuleux, et Lassalle parce qu'il avait le visage pâle 
et les yeux sombres. Je pense qu'on peut se présenter sous tous 
ces dehors et sous toutes les circon.stances que je viens d'énu- 
mérer, sans avoir quoi que ce soit de romantique. Pour ma part, 
il me semble qu'alors seulement je respire un air romanticiuc. 
quand je vois poindre les pignons de ({uelques vieilles maisons. 
Comme nous l'avons dit, dans le sens supertîciel il ne sera pas 
difficile de fair€ de Nietzsche un romantique. Dans le sens 
plus profond du mot, il ne Test nullement. Le Romantisme 
(les corporations veut une morale de petit bourgeois. Et cette 
morale est celle de la compassion, de la considération réci- 
proque, du contentement dan.s la médiocrité, l'a morale du 
juste milieu, de l'éloignement de tout ce qui est extrême dans 
la richesse ou dans la pauvreté, dans la grandeur ou dans l'in- 
capacité. Si jamais la morale chrétienne s'est pratiquement in- 
carnée, cela s'est fait dans la Bourgeoisie, au temps des Cor- 
porations. La Corporation en est elle-même la preuve : elle n'est 
pas née de motifs chrétiens, mais de la nécessité économique. 
Au temps de sa plus belle florai.son, elle est la meilleure ex- 
pression sociale possible que la maxime : « tu aimeras ton pro- 
chain comme toi-même », ait trouvée depuis 1900 ans écoulés. 
On n'a pas besoin de prouver que Nietz.sche n'a rien de com- 
mun avec cette morale. S'il a poursuivi de sa haine et de son 
mépris les vertus bourgeoises comme viles et mesquines, il n'a 
pas eu plus de respect pour les vertus chrétiennes, dont les 
vertus bourgeoises sont un faible reflet. L'ordre qui règne dans 
la société des corporations est en un certain sens démocratique. 
Les Corporations dififèrent en droits et en influence, mais dans 
l'intérieur des corporations règne l'égalité. C'est la forme hié- 
rarchique de la pensée démocratique, comme du reste elle est 
encore personnifiée dans l'Eglise Romaine. Or Nietzsche dé- 
testait tout caractère démocratique, parce qu'il gêne le dévelop- 
])ement individualiste au profit de la masse. 

La différence entre la Corporation et l'Etat communiste de 
l'avenir ne l'a pas profondément occupé. 11 ne vit dans celui-ci 
(|u'une conséquence de l'idée démocratique. C'était pour lui 
l'organi-^ation de la souveraineté de 1.? m.issc conij)l,",\'ment ni- 



198 I.K MOUVEMENT SOCIAUSTK 

velée, où toute différenciation de la personnalité, tout épanouis- 
sement des talents individuels lui semblait rendu impossible; 
chacun devenait le fonctionnaire de la masse. Ces [pensées lui 
donnaient le frisson. Elles lui paraissaient suggérées par les 
affreux tiraillements d'estomac d'une faim brutale. Il fallait 
renoncer à toute culture esthétique un peu plus élevée, afin que 
chacun put manger son content. Aussi, en dq^it de leur athéis- 
me et de leur hostilité contre le christianisme, les bataillons des 
ouvriers n'inspiraient pas plus d'estime à Nietzsche que les 
associations des petits bourgeois. Il ne pouvait les souffrir parce 
qu'ils veulent cette horrible égalité que le Christianisme a d'a- 
bord prêchée par son mépris de tout ce qui est aristocratique. 

La réaction et leromantisme des Corporations prônaient la 
morale agonisante du passé, le socialisme avait conscience de 
la morale de l'avenir qu'il porte en lui. PVédéric Nietzsche les 
haïssait tous deux. Est-il donc le philosophe du nationalisme 
libéral actuel et du capitalisme? ' 

Dans la philosophie de Nietzsche, deux courants d'idées cou- 
lent parallèlement l'un à côté de l'autre. Le but de l'humanité 
n'est plus à atteindre, mais il est déjà atteint cent fois. 

Le grand homme est le but de l'humanité, qu'il ait paru il y 
a mille ans ou qu'il paraisse à une époque aussi lointaine encore 
dans l'avenir. C'est là la moitié de sa philosophie. Au-delà il 
ne connaît plus de progrès; car la grande personnalité humaine 
est la seule mesure du progrès. Dans les temps passés, les 
grands hommes sont aussi nombreux ou aussi rares que de nos 
jours. (ïoethe et Schopenhauer s'élèvent autant au-dessus de 
leurs concitoyens que Sophocle et Platon au-dessus des An- 
ciens. 

Mais à cette note se mêle insensiblement une autre note, la 
note sociale: de l'espèce allons à la sur espèce! L'idée moderne 
d'éducation se fait jour. Ici également les grandes personnalités 
sont le but de l'évolution. Mais leur apparition ne doit pas être 
l'effet du hasard, nous ne devons pas l'attendre, mais travailler 
à son avènement. A cette masse réprouvée, maudite, on confie 
tout-à-coup la mission la plus élevée. « Votre devoir' est non 
seulement de vous reproduire, mais encore de vous perfection- 
ner ». Et le mot d'ordre du grand aristocrate se confond liar- 
monieusement avec celui du plus fougueux démcKrrate. La 



NI8TZ6CUE ET SON TEMPS 199 

vraie démcKratie. dit Bjôrnstjerae Bjôrnson, est d'éditquer la 
masse pour en faire des personnalités. 

Il y a ceci de contradictoire dans F. Nietzsche : l'homme de la 
Renaissance s'oppose en lui à l'homme du XIX*" siècle. Le 
monde ne progresse pas. Sa valeur consiste dans chaque grand 
homme qu'il produit. Plus ce grand homme se développe libre- 
ment, plus sa valeur et la valeur de son temps est considérable, 
car une époque emprunte son éclat de ses grands hommes. Pla- 
ton, Sopliocle, Phidias, Praxitèle, Homère, représentent les épo- 
ques de l'antiquité; Borgia, Michel-Ange, Léonard de Vinci, la 
Renaissance; Napoléon. Goethe, Hegel, Darwin. Schopcnhauer, 
les temps Modernes. Voilà de la philosophie de la Renaissance ! 

Est-ce aussi de la philosophie du Capitalisme? H n'est pas 
si facile de l'affirmer. Pour le National-libéral, il n'y a qu'une 
réponse à la question : le plus grand homme de son époque, 
c'est Bismarck. Nietzsche prononçait ce mot en riant. Il n'en 
voyait point qu'il piît mettre à côté de Hegel, de Heine, de 
Goethe. Mais il faut remarquer que le philosophe lui-même ne 
peut plus se placer au-dessus de ceux qui donnent au monde 
la mesure de sa valeur, et qu'il ne peut trouver que dans le 
monde dont il fait partie lui-même. Les mesures dont Nietzsche 
se servait pour mesurer les hommes Sont malgré tout morales. 
Pour lui, Bismarck était l'homme qui a fait descendre l'Alle- 
magne de ses sereines hauteurs pour l'abaisser au niveau de 
la plaine européenne. Il n'a pas compris que le sacrifice bru- 
tal de toute haute culture intellectuelle pouvait être un moyen 
d'atteindre le but. Pourquoi le Capitaliste veut-il une liberté 
absolue? Pour amasser de l'argent. Eh bien, voici ce qui le dis- 
tingue du patricien : il amasse cet argent non pour augmenter 
son bien-être, mais pour accaparer la puissance. Nietzsclie a 
analysé magistralement le besoin d'argent de deux clas.ses : la 
noblesse et le clergé. Le besoin d'argent du capitaliste, il n'a 
pas su le comprendre. La liberté de l'industrie et du commerce, 
l'étalon d'or, — lui paraissaient choses mesquines et bour- 
geoises. Il ne vit pas que c'étaient les instruments d'une puis- 
sance qui avait presque brisé la puissance féodale et qui osait 
s'attaquer à la puissance sacerdotale. Aussi l'autre moitié de 
sa philosophie aurait pu être une philosophie du capitalisme. 
Mais il n'en fut rien. Elle n'avait pas de racine dans ce ter- 
rain. C'était une philosophie de la Renaissance et si quelque 
chose la rongeait du côté du capitalisme, c'était son antagonis- 
nw avec la réaction des Corporations et le communisme. 



200 r..r. moi-Vicmicm- sor.iAi.i.-T:': 

Mais de cette alliance, ni la bourgeoisie, ni Nietzsche n'ont eu 
un instant conscience. A l'homme de la Renaissance, la puis- 
sance sert à produire des œuvres d'une valeur morale. C'est 
dans ce sens que Frédéric II et Louis II ont produit. Le créa- 
teur d'une œuvre avec la puissance acquise augmente toujours 
sa puissance pour l'amour d'elle-même, et pour elle il fait le 
sacrifice des plus hautes valeurs morales. Mais une œuvre mo- 
rale doit-elle toujours nécessairement être un tableau. Un édi- 
fice, un livre, une symphonie? Ne peut-elle pas être aussi une 
action? Bismarck a foulé aux pieds toutes les valeurs morales 
pour arriver à la puissance. Peut-être, .sans, le savoir, a-t-il 
créé par là de nouvelles valeurs que nous ne pouvons encore 
mesurer aujourd'hui ? Du temps des milliards, l'Allemagne était 
morte comme idée civilisatrice, elle n'existait que comme la 
conception grandiose de la puissance. Mais ne voit-on pas déjà 
aujourd'hui quelles valeurs nouvelles pour la civilisation sont 
sorties de là? Nietzsche n'a ni vu ni compris ces retours. Per- 
sonne n'a moins compris le capitalisme que lui. Son surhomme 
habite l'Hellade et l'Italie, mais non à Berlin. Nietzsche n'avait 
pas eu la chance, comme Avenarius. d'être précepteur dans la 
maison de Stronsberg. 

Le philosophe de la Renaissance Nietzsche, est en même 
temps un artiste dans la force du terme. Ses aphorismes sont 
des œuvres d'art et même de l'art pour l'art. Leur principale 
valeur est une valeur esthétique. Ils ont enrichi la langue alle- 
mande, comme on ne l'aVait vu avant lui que du temps de Luther 
et de Gœthe. Ils ont dépeint la personnalité humaine avec toui 
le charme et l'art de la poésie, avec les couleurs les plus vives 
et les plus brillantes. Pris dans leur ensemble ils défient toute 
contradiction. Le bourgeois ignorant seul ose blâmer notre ci- 
vili.sation. Nous avons certes poussé le progrès plus loin que le> 
Grecs qui n'avaient pas de train à intercirculation, ni de système 
téléphonique. L'homme qui pense s'incline devant la grandeur 
du passé et renonce à toute sorte de comparaison. On reconnaît, 
dit-on, le passage de Napoléon à la trace de ses crimes. Mais 
il y a, il faut l'avouer, une différence entre les grands et les 
petits malfaiteurs. Si les jugements de Nietzche sur Jésus qu'il 
a entièrement caricaturé, sur Luther qu'il n'a nullement com- 
pris, sur Kant qu'il a malmené, si ces jugements révoltent quel- 
qu'un, que celui-là s'entende avec l'homme qui connaît le cœur 
humain. Nietzsche est un homme qu'on aime à entendre en ses 
heures tranquilles, on se perd en lui. Mais on ne doit pas parler 



NIETZSCHE ET SON TEMPS 201 

(le lui au milieu du bruit et à la tribune. Celui qui crierait de 
là-haut à la foule : Borgia et Napoléon étaient grands parmi les 
grands hommes! celui-là serait un plagiaire de Nictzsclie. co 
serait un petit voleur vulgaire, et ceux-là, con-.me on le sait. 
on les pend. Les valeurs morales que je puise dans Nietzsche, 
à côté des valeurs esthétiques, sont innombrables, mais elles 
m'appartiennent et n'appartiennent qu'à moi ; mon voisin en 
aperçoit et en tire d'autres. Quand j'entreprends une discussio!i 
avec Nietz.sche, c'est en silence, pour moi seul, sans appel au 
public. 

Mais contre le philosophe de la Renaissance s'élève le socia- 
li.ste que préoccupe l'avenir de l'humanité. Lui, naguère seul 
à l'écart de tous, marche maintenant à leur tête, déployant la 
bannière où sont gravés ces mots : de l'espèce à la surespèce ! 
et l'humanité doit se prononcer si elle veut le suivre ou non. 

A quoi bon parler de Révolution et de but comme on se le re- 
présentait autrefois ou plutôt comme on ne se le représentait 
l?as, car ce n'était qu'une façon de parler? N'avons-nous pas 
tous appris que dans tout mouvement il fallait déterminer et 
la vitesse et la direction. Eh bien, la direction n'est pas le but, 
et tout mouvement historique n'est pas une lignç droite, ni une 
parabole ou une spirale d'Archimède, mais une courbe dont les 
plus grands génies de la géométrie analytique tenteraient en 
vain d'établir l'équation. En histoire, il n'y a pas de but qui 
n'ait été dépas.sé au moment même où il a été atteint. Tout but 
ne peut signifier qu'une orientation provisoire. Mêm.e dans sa 
marche vers ce point, le mouvement historique déplace son but. 
et il ne lui reste qu'une direction moins déterminée. Le soi-disant 
idéal d'un mouvement n'est pas dans son but final, mais dans 
chaque instant (jui le précède ; il marche avec lui comme cette 
colonne de feu qui marchait avec le peuple d'Israël. Tant qu'un 
mouvement se propose un but détaché de lui-même, il n'est pas 
arrivé à maturité, dans le sens propre du mot, il ne vit que dans 
des rêves enfantins. Mais cette période est aussi nécessaire, car 
de même que l'enfant grandit en âge et en expérience, de même 
il arrive un jour où le mouvement vit de ses espérances enfan- 
tines. Si un mouvement quelconque atteint ce jour, c'est une 
preuve évidente de sa légitimité. Le sociali.sme a renoncé à un 
but extérieur à son action quotidienne, mais il a pour le rem- 
placer un idéal qui n'est pas placé en dehors et devant lui. mais 



302 LK .ViOUVfcMENT SOCIALISTF. 

en lui-même et dont il porte extérieurement l'empreinte. Or cet 
idéal du socialisme est à peu près celui que Nietzsche donne 
à l'humanité. 

L'idéal socialiste, c'est la démocratisation économique bien 
différente de la démocratie politique. La démocratie politique 
trouve son expression dan-; le parlement ; mais ce que le socia- 
lisme gagne au parlement n'est certes pas irrévocable. Cela 
lui donne cependant le moyen d'empêcher des réactions et lui 
permet d'écarter des obstacles. Son influence heureuse ou mal- 
heureuse dépend essentiellement de la direction de leaders expé- 
rimentés. Il est naturel qu'avec le temps, on remarque dans cette 
foiTne de gouvernement pUis que dans toute autre une éducation 
évoluant vers la perfection. Mais entre la masse et les leaders, 
persiste un abîme profond. Ce sera toujours à ceux-là qu'il 
faudra recourir pour la solution des problèmes toujours plus 
difficiles que soulève la complexité de la vie d'une grande puis- 
sance. .J.Iais les leaders les plus assurés d'atteindre leur but se- 
ront toujours ceux qui savent le mieux s'emparer de la masse 
par ses intérêts. La démocratie iiolitique. c'est donc la direction 
des masses par les individus qui s'adaptent en quelque façon 
aux instincts de ces masses. Image peu souriante pour des es- 
prits aristocratiques! Aussi Nietzsche n'avait ([ue de la h?.;ne 
et du mépris pour la démocratie politique. 

Il en est tout autre de la démocratie économique. VnQ défende 
d'exportation ou d'importation faite à contre temps, peut avoir 
pour conséquences des crises économiques des plus imprévues. 
Car nous avons en opposition à une politique d'Etat une éco- 
nomie mondiale. Or le moindre défaut d'équilibre de cette der- 
nière peut comme l'avalanche prendre bientôt des proportions 
gigantesques effroyables. Tout changement dans la forme ac- 
tuelle de la production ne peut se faire que très insensible- 
ment, et cette difficulté d'équilibre écononnque grandit de jour 
en jour proportionnellement à l'extension du commerce. C'est 
pourquoi la sage direction d'une grande fabrique d'objets d'ex-, 
portation est une œuvre bien autrement importante que la di- 
rection d'un ministère. Bismarck, autorité compétente en cette 
matière, a reconnu lui-même qu'il suffisait de bien peu d'intelli- 
gence et de raison pour conduire le monde politique. Dans le 
monde économique, c'est l'incapacité, le manque de talent qui fait 
impitoyablement banqueroute ; et les courtisans, Kélas ! par trop 
nombreux du prolétariat, peuvent seuls lui persuader qu'il est 
déjà aujourd'hui capable de diriger le monde économique. La 



NIETZSCHE LT SON TEMP« 2(X» 

conquête de la puissance économique est pour la classe ouvrière 
une tâche longue et laborieuse, comme l'a du reste été celle de 
la Bourgeoisie autrefois. 

En réalité, fonder la démocratie économique, c'est bien éta- 
blir l'aristocratie de la masse. Rien ne fait tant sortir les per- 
sonnalités de la masse où elles se confondaient que les res- 
ponsabilités économiques qu'elles endossent. Sur cette base seu- 
lement le développement moral et intellectuel de l'individualité 
est possible. Et ce développement n'est cependant que l'idéal de 
l'humanité. Le réveil du sentiment de la personnalité a toujours 
été en histoire un signe de printemps. 

« Vous ne devez pas seulement vous multiplier, mais vous 
levez aussi voul perfectionner ! Que le mariage vous aide à 
atteindre ce but. »> Cette parole, la plus belle de Nietzsche et en 
même temps la plus belle qu'on ait dite depuis le Christ sur le 
mariage, renferme plus que toute autre les aspirations intimes 
du socialisme. Le mariage vrai implique la condition de tout 
progrès. Les courtisans mêmes du prolétariat osent rarement 
dire que le mariage de l'ouvrier soit l'idéal du mariage. Les me- 
neurs socialistes montrent avec complaisance comme modèle leur 
mariage bourgeois, leur vie de famille bourgeoise. Le mouvement 
ouvrier tend à donner à la femme de l'ouvrier plus de temps 
pour le mariage, pour la famille, pour la maternité et l'éduca- 
tion. Tant que le socialisme ne visait que le nombre, il lui 
suffisait de mettre au monde le plus d'enfants possible. Dans sa 
progéniture, le prolétaire avait entre les mains l'arme la plus 
lourde pour atteindre son but. Mais sur cette question que d'o- 
pinions, que de contradictions. Même les écrivains socialistes 
enseignent que la bonne éducation des enfants suppose un nom- 
bre limité d'enfants. N'approfondissons pas si la théorie est 
bonne, mentionnons-la seulement comme symptôme. On ne 
croit plus si aveuglément que l'idéal du mariage soit celui qu'une 
heure de passion et d'oubli a rendu obligatoire ; on s'aperçoit 
enfin que le mariage est cependaiit quelque chose de plus que 
»« le pitoyable plaisir qu'on éprouve à deux », selon le mot de 
Nietz.sche. Une éducation eii avant et en haut, comme le con- 
çoit Nietzsche, ne peut se réaliser que dans le mariage vrai. Et 
tout dans le socialisme montre que telles sont ses véritables as- 
pirations: diminution des heures du travail, recherche de plai- 
sirs plus nobles, lutte contre l'alcoolisme, etc.. Tout cela con- 
■iribyera un jour à l'honneur et au but du mariage. Or personne 



204 LK MOUVKMFN I SOCIALISTE 

plus que Nietzsche n'a estimé et préconisé si haut le but du 
mariage. 

Une chose encore peut-être le rattache au socialisme, l^c 
mépris de toute sentimentalité, l'horreur des piteuses rengai- 
nes que soufflent dans leur cornemuse les prétendus amis de la 
paix. Tous deux, le socialiste et Nietzsche, se bouchent* le nez 
devant ces cuisines doit se dégage l'odeur de ces soupes que 
l'on prépare pour les mendiants, et de ces brouets doucereux de 
paix et d'harmonie. 

Dans la lutte seulement, peut grandir la personnalité. [Snc 
seule grève éveille plus d'individualités que tout un livre plein 
de boursouflures sur VEpuisement des forces vitales ou autres 
sujets. C'est cependant un bien que les apôtres du pacifisme s'é- 
lèvent contre Nietzsche, c'est une preuve évidente qu'il ne le 
comprennent ni lui, ni son temps, ni le nôtre. 

« On paye cher pour arriver à la puissance. La puissance 
abrutit ». Mais la lutte pour la puissance est l'élément vital de 
tout grand mouvement. Et c'est bien assez si de cette lutte sor- 
tent de grandes personnalités, s'élevant toujours plus nombreu- 
ses et de plus en plus haut. Autrefois le socialisme était un 
dogme, comme tout grand mouvement à son apparition. Le dog- 
me s'écroule, mais le sentiment et la vie individuelle demeurent, 
gros.sissent et coulent des flots toujours plus abondants. La lutte 
ne languit pas, comme le prétendent avec dédain les incorrigibles ; 
elle ne fait que changer de forme, elle se propose d'autres buts, 
elle se porte dans des sphères nouvelles. Elle devient plus variée 
et plus significative. Le terrain se couvre de combattants et non 
plus de programmes. Des milliers se réveillent qui s'étaient en- 
dormis sur des promesses... 

Nietzsche était des nôtres. Ce n'était pas !e pliilosophe du 
Romantisme des corporations, lui à qui il en a tant coijté de sc 
séparer de Wagner, l'artiste de ce Romantisme. Il ne fut pas le 
philosophe du capitalisme, qui croyait avoir atteint le plus haut 
point de la perfection humaine dans le libre jeu des forces. 11 
croyait aux grands hommes du pas.sé, et, ce qui fait tout le mer- 
veilleux et le divin de ce génie, il croyait à la grande humanité 
future. Il croyait en un pays d'enfants, en un en haut, en un 
en avant- Il haïssait le socialisme comme un enlaidissement de 
l'Europe. Il ne le comprit pas, ou du moins il ne connut qu'une 
forme inférieure du socialisme. Personne d'nilleurs ne (Ic^ii.-^.iuk- 



NIETZSCHE ET SON TliMPS 205 

au prophète de penser comme l'historien. Où l'on parlait de la 
dictature de la masse, il ne pouvait pas pressentir la différencia- 
tion de la personnalité! 

Malgré tout, nous le connaissons et nous avons sur lui cet 
avantage que nous nous connaissons nous-mêmes. Il a été notre 
prophète sans le savoir. Il a annoncé d'avance ce que nous de- 
vions trouver à force de travail et de recherche, à savoir que la 
valeur de l'humanité est dans l'homme même et que tout effort 
ru haut a un sens aristocratique. Cette idée est éternelle, c'est 
une puissance qui ne peut ni périr ni abrutir. 

E. Gystrôw. 



Hq Grand Conflit Social 

(Suite) (i). 



Les travailleurs du délainage se divisent en trois catégories : 
ceux qui n'ont que leur salaire pour vivre, ceux qui ont une mai- 
son et un petit lopin de terre, et ceux qui ont un petit capital en 
terre ou en argent. La deuxième catégorie parait être la plus 
nombreuse. On comprendra que nous ne puissions indiquer en 
détail la source du lopin de terre ou du petit capital. Bornons- 
nous à dire que les ouvriers sont extrêmement sobres, simples de 
goûts et qu'ils mènent une existence exempte de tout excès. 

Ceux qui ont parcouru le Midi de la France savent que la 
coutume la plus répandue est dans l'élevage du cochon dit 
«( familial. » Pendant l'été et l'hiver, le porc acheté tout petit, est 
lentement élevé, nourri, engraissé. En février ou mars, la bête 
est tuée et ses différentes parties sont préparées en salaisons; 
du lard on fait de la graisse, qui, enfermée dans des pots en terre, 
servira pour l'année à faire la cuisine ; les jambes et les cuisses 
mises au sel pendant un mois ou quarante jours, seront pendues 
dans la cheminée pour hâter le séchage ; puis serviront à la nour- 
riture de la famille, après avoir subi ou non des apprêts: c'est 
le jambon; la viande de porc mise au sel sera enfermée avec la 
graisse dans les pots et elle sera une excellente nourriture, dont 
le Méridional est friand : c'est le salé ; d'autres parties serviront 
à faire le boudin, le saucisson. Voilà notre famille munie pour 
l'année. Mais qu'on ne croie pas que tout est bénéfice. Il faut 
pour élever la bête, lui fournir de la repasse de froment, des 
pommes de terre, du maïs, et tout cela se vend parfois très cher. 

L'ouvrier qui, en février ou mars, a tué un cochon, a devant 
lui une « avance » de provisions : moyennant qu'on lui fournisse 
le pain, il pourra lutter. 

Parmi les ouvriers délaineurs, ils étaient nombreux ceux, qui 
au moment de la déclaration de grève, avaient un porc à tuer et 



(!) Voir les numéros 211, 212 et S13 du Mouvement SocialUte. 



ÏJ< GRÈVE DE MAZAUKT 207 

quelques-uns n'avaient pas épuisé leurs provisions précédentes. 
Ceux-là ne tiraient du syndicat que le pain. 

Il nous souvient d'être entré dans plusieurs demeures de délai- 
neurs. Le seuil de la porte franchie, nous regardions au plafond, 
et sur les étagères: là étaient les saucissons, le jambon, les pots 
de salé, et le maître du logis nous disait: « Nous avons du bon 
jambon, du bon saucisson ; nous attendrons que les patrons vien- 
nent nous chercher ! « Et il ajoutait : « On luttera un an, s'il le 
faut, et nous laisserons pour les nécessiteux, les subsides reçus 
par le Syndicat, et cela jusqu'à la fin! » Ainsi le Syndicat n'avait 
à sa charge entière que le quart des grévistes, et la totalité que 
pour le pain. 

Nous l'avons dit, le syndicat catholique était le plus nombreux ; 
il n'était rattaché à aucun organisme central ; l'autre, moins im- 
portant, adhérait à la fédération nationale du Textile. Que pou- 
vait faire cette fédération, avec sa cotisation fédérale de cinq 
centimes par membre et par mois? Peu de chose. La caisse du 
syndicat catholique fit face aux premiers frais trop élevés et 
qu'il fallait réduire. On institua les soupes communistes. Ces sou- 
pes fonctionnèrent comme elles fonctionnent ailleurs, les cama- 
rades se mirent rapidement au courant des besoins qu'elles en- 
traînent; nous pûmes nous en rendre compte durant notre sé- 
jour, puisque nous mangions à la table des grévistes. 

Le premier mois de lutte se passa sans que rien ne vint du 
dehors, ni en argent, ni en militants. Ce fut le camarade Du- 
breuil, de Castres qui se rendit le premier à l'invitation du syndi- 
cat. C'est lui qui fit l'installation des soupes. Il nous raconta le 
peu d'empressement manifesté par les grévistes pour venir aux 
soupes; leur timidité était telle qu'il fallut, pour la surmonter, 
que des camarades, moins besogneux, mais plus hardis, s'instal- 
lassent devant les tables, donnant ainsi l'exemple. La crainte di.=;- 
parut peu à peu et chacun s'accoutuma à la vie en commun, pour 
y puiser réconfort et confiance (i). 

Cet isolement du premier mois réjouissait fort les patrons. 
Ils disaient aux ouvriers: « Vous ne pourrez lutter longtemps, 
puisque vous êtes seuls; personne ne vous vient en aide parce 



(i) Des journaux ont écrit que le député avait versé à la caisse 
de grève une somme de 12.000 francs. Il n'en est rien. M. Reille n'a 
rien donné, ni en argent ni en nature. Il en est de même de l'évê- 
que d'Albi qui n'intervint à aucun moment. Les journaux se sont 
livrés, à l'égard du député et de l'évêque, à des fantaisies de repor- 
ters à la recherche de copie sensationnelle. 



208 LE MOL'VEMENT SOCtAl.lSTK 

que vous n'êtes pas attachés à la C. G. T. ! » Langage curieux, 
et qui bientôt allait être démenti. 

Les soupes installées, on songea aux exodes d'enfants. De Cas- 
tres, d'AJbi, de Cette, de Toulouse, on demanda des gamins. Le 
plus difficile était de les obtenir, les parents ne voulant pas s'en 
séparer. Ils étaient en cela encouragés par les prêtres, qui, avec 
juste raison, voyaient d'un mauvais œil, l'envoi de ces enfants 
dans des familles détachées de tout esprit religieux. Cependant 
on réunit pour le premier exode, un certain nombre d'enfants. 
Le départ s'effectua au milieu de préparatifs nombreux qui en 
faisaient une manifestation. Comme pour les soupes, il fallut que 
les militants moins besogneux, prêchassent d'exemple, en inscri- 
vant leurs enfants les premiers. 

A partir du deuxième tnois, les concours vont se produire. Le 
Midi Socialiste, journal quotidien de Toulouse, va s'occuper de 
la grève et faire appel aux souscriptions. Peu après, le syndicat 
va être mis en rapport avec la fédération des Cuirs et Peaux, qui 
délégua un de ses secrétaires, Voirin. Celui-ci y fit deux séjours, 
l'un d'une semaine, l'autre de trois. Entre temps, les secours 
affluèrent et continuèrent à venir jusqu'à la fin de la grève. 

XI 

La presse a parlé, au jour le jour, des incidents qui ont mar- 
qué la grève. Nous n'avons pas, ici, à les relever; nous ne rela- 
terons que les grandes phase? de la lutte. Afin de vaincre la 
résistance ouvrière, et pour ne pas opposer tout refus catégo- 
rique aux demandes de pourparlers, les patrons jetèrent dans la 
discussion, dans le but de compliquer et d'obscurcir la situation, 
des offres d'un caractères particulier : caisses de garantie, de chô- 
mage, alimentées pour une part par eux ; toutes institutions qui 
n'avaient pour but que de se prémunir contre le chômage ou grè- 
ve, résultant du fait des ouvriers. Ces propositions rejetées, à me- 
sure qu'étaient dévoilées les intentions patronales, aboutirent à 
une ofrre à laquelle le patronat resta attaché, celle du paiement 
différé. Les fabricants acceptaient de donner 1 5 à 20 centimes de 
prime payables au terme de l'année commerciale, fin juin. Cette 
prime n'était payable que si le travail n'avait pas été suspendu 
par les ouvriers. 

Dans cette offre se retrouvait le même souci qui avait fait 
proposer les caisses indiquées plus haut. Aussi Aes ouvriers refu- 
saient l'offre parce qu'insuffisante et aléatoire. Ils voulaient une 



LA GRÈVE DE MAZAMET 209 

augmentât ion s'incorporant au salaire. Les pourparlers, pénible- 
ment engagés, furent rompus plusieurs heures avant notre ar- 
rivée, le 6 avril. La discussion entre les deux commissions fut 
très vive et prit un caractère violent à diverses reprises. Les 
rapports entre elles paraissaient, dès ce jour, impossibles à re- 
nouveler; les esprits étaient aigris, irrités de part et d'autre; 
les ouvriers exaspérés en présence du parti-pris manifesté avec 
tant d'arrogance par les patrons, ces derniers, rendus furieux par 
la fermeté dont faisaient preuve les grévistes. 

Le 6 avril, la situation devenait insoluWe ; le troisième mois 
allait prendre un et les partis restaient sur leurs positions; les 
deux commissions n'allaient plus être à même de discuter. Il 
fallait donc attendre et profiter du temps disponible pour aller 
dans la région, donner des réunions à l'effet d'intéresser les mi- 
lieux ouvriers au conflit des délaineurs. C'est dans ce but que 
nous nous rendîmes à Toulouse, à Graulhet, à Castres. Pendant 
une absence — nous étions parti pour ces deux dernières villes 
— le comité de grève décida de consulter les grévistes par un 
vote à bulfetin secret. Ce vote eut lieu à dessein, en dehors de 
nous, afin que nul ne pût dire que le résultat était dû à notre pres- 
sion personnelle. 

Voici les chiffres (|i!e donna le vote : 

Sabreurs: 143 votants; 137 pour la grève, 6 pour la reprise du 
travail ; 

Peleurs : 153 votants; 153 pour la grève; 

Peleuse.s: 194 votants; 193 pour la grève, i pour la reprise; 

Marragos: 329 votants; 325 pour la grève, 4 pour la reprise; 

Femmes Marragos: 85 votants; 84 pour la grève, i pour la re- 
prise. 

Soit 904 votants, cK^nt 892 pour la continuation de la grève 
et 12 pour la reprise du travail. 

Ce vote ewt lieu le 16 avril, c'est-à-dire dans le commencement 
du quatrième mois du conflit. Il fut une réponse et un démenti : 
une réponse à l'attitude provocante des patrons, qui éclata si vio- 
lemment le 6 avril ; un démenti aux bruits circulant et qui ten- 
daient à faire croire que les grévistes subissaient des influences 
et que parmi eux beaucoup désiraient travailler. 

A notre retour de Castres, en apprenant le résultat, nous fû- 
mes profondément étonné; car, malgré la bonne impression 
qu'un séjour d'une semaine avait formée en nous, nous n'es- 
comptions pas une pareille consultation. Ceux qui ont suivi de 



mO LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

près des conflits ouvriers et patronaux, penseront coiTune nous, 
ils estimeront qu'une population qui donne un semblable exem- 
ple de ténacité, est capable de faire de grandes choses. 

Mais la partie la plus intéressante de la consultation, se trouve 
dans le vote des sabreurs et des femmes marragos et peleuses. 

Six sabreurs, sur 143 consultés, votèrent la reprise et cepen- 
dant la grève ne les intéressait pas directement, puisqu'ils n'a- 
vaient formulé aucune revendication ; ils luttaient par solidarité ; 
deux femmes sur 279, votèrent également la reprise du travail : 
c'était peu. bien peu. Ces deux votes étaient réconfortants. Aussi 
ce fut avec satisfaction qu'à la réunion qui suivit la consultation, 
nous commentâmes ce vote en soulignant la belle attitude des 
.■^breurs et des femmes. Les peleurs, qui tous avaient voté la 
grève, les marragos qui au nombre de 325 n'avaient compté que 
quatre irrésolus, comprirent notre intention et notre devoir, ils 
applaudirent, en nous approuvant, la conduite des sabreurs et 
des femmes. Ces dernières, en particulier, méritaient bien cette 
approbation publique ; durant toute la grève, elles furent admi- 
rables et notre plaisir était sans égal, lorsque passant à côté 
d'elles, nous les entendions exprimer leur colère dans leur pa- 
tois tour à tour rude et harmonieux. Car il fallait connaître leur 
patois pour être à même de saisir et de comprendre ces prolé- 
taires. Le français ne leur est aucunement familier, ils ont une 
grande appréhension à l'égard de cette langue qu'ils ne con- 
naissent qu'imparfaitement et ils préfèrent converser dans leur 
patois, au chant duquel ils ont été bercés. Mais si ces travailleurs 
n'aiment pas s'exprimer en français, tous du moins le compren- 
nent. Nous pouvions donc, pour notre part, discourir en français, 
tandis que les grévistes traduisaient tous leurs pensées en patois. 
Quelques-uns, parmi eux, arrivaient à une véritable éloquence 
toute naturelle, tellement ils donnaient à leur physionomie et à 
leur parole, une expression entraînante et convaincante. Il nous 
arrivait parfois de nous mêler aux grévistes, au milieu ou au 
fond de la salle, pendant qu'un camarade parlait en patois, afin 
de mieux saisir l'eiïet que produisait les paroles lancées. Les 
réflexions que nous entendions étaient pleines d'intérêt, et c'est 
par elles que nous notions le travail qui s'opérait dans leur cer- 
veau. 

Nous nous souvenons, que le matin du « Jeudi-Saint », alors 
que se faisait l'appel des grévistes, placé au fond de la salle, 
nous écoutions l'appel monotone fait par un membre du bureau. 
Cet appel était coupé de mots: « présent », ou « travaille » 



LA GRÈVii: DB MA7.AMET 211 

aux champs, quelquefois, rarement, il était interrompu par ces 
paroles : « est à la messe » ; mais ces mots étaient dits sur un 
ton qui disait beaucoup de choses et que nous traduisions ainsi : 
u II voudrait mieux qu'il fût ici qu'à la messe ! La réunion passe 
avant! » Et nous nous disions: voilà des gens qui par la force 
des choses sont amenés à placer la religion après leur intérêt, 
opérant ainsi en eux un changement que le raisonnement n'aurait 
pu provoquer. 

Le lendemain, « Vendredi Saint », le repas fut composé de 
morue et de pommes de terre. Nous avions été tous d'accord 
pour respecter les sentiments religieux des grévistes : il impor- 
tait peu pour la cause syndicale de donner de la morue ou du 
saucisson, A l'heure du repas, nous fîmes, comme à l'ordinaire, 
le tour des tables, disant un mot par ci, par là, recherchant des 
réflexions. Parvenu devant une femme d'un certain âge, nous 
lui dîmes : « Est-elle bonne la morue ?» La réponse ne se fit pas 
attendre: « Oh oui! mais nous aurions mangé de la viande. 
Quand on est en grève on n'a pas le temps de songer à tout çà ! » 
Nous nous gardâmes d'insister, estimant que le fruit mûrit 
plus sûrement sous l'action du soleil qu'à la chaleur d'une serre. 
Ces impressions ressenties nous incitaient à rester fidèles à 
la ligne de conduite, qu'en nous-même, dès notre arrivée, nous 
nous étions tracée, et qui consistait à laisser hors du conflit 
toute question d'ordre politique ou religieux. A aucun moment, 
ni en public, ni en particulier nous ne nous permîmes la moindre 
réflexion touchant les convictions politiques et religieuses de 
chacun des camarades. Une insinuation mai comprise eût pu 
arrêter ou gêner le travail s'opérant dans les cerveaux, sous 
l'influence de la vie et de l'action. 

L'échec des pourparlers du 6 avril vint à point pour redon- 
ner aux manœuvres politiciennes un regain d'activité. Comme 
on constatait que la forme de la rupture interdisait à chacune 
des partis de faire une ofïre qui eût été considérée comme une 
marque de faiblesse, tous les partis firent étalage de bonne vo- 
Vjnté à l'efiFet de faciliter la solution. Chacun s'empressa au- 
près du Comité de grève à l'effet d'obtenir ou de faire donner 
à X... le mandat d'aplanir le différend. 

Du côté du préfet, ce fut une proposition d'arbitrage, qui 
ne fut f)as acceptée; nous considérions tous, que la solution ne 
devait intervenir qu'après discussion et accord entre les man- 
dataires dcA deux parties. Du côté de M. Reille, ce fut l'offre 
d'ur.e intervention afin d'établir les intentions de chaque partie 



212 LK MOUVEMENT SOCIALISTE 

et, ces intentions connues, de greffer sur elles Taccord néces- 
saire. 

Le député verrait les patrons d'un côté pour savoir la limite 
de leurs concessions, les ouvriers de l'autre pour connaître le 
maximum de leurs exigences. Puis il confondrait limite et 
maximum dans une solution acceptable. Le tout était présenté 
habilement, très habilement. Le Comité de grève répohdait: 
« Vous voulez intervenir! Nous n'y voyons aucun inconvé- 
nient ! Préparez une entrevue entre les commissions, qui exami- 
neront d'abord : l'augmentation et son taux, ensuite sa moda- 
lité ou mode de perception. » Et personnellement nous ajou- 
tions : « Nous resterons en dehors des pourparlers, pour ne 
pas donner prétexte à un refus ou à un entêtement. » Le député 
objectait: les patrons ne veulent pas discuter la modalité, ils 
entendent que les ouvriers l'acceptent avant toute discussion, le 
taux en sera fixé en commission. Ainsi les patrons parlaient: 
prime ou paiement différé, les ouvriers parlaient: augmenta- 
tion. M. Reille, en présence de cette opposition, ne continua 
pas ses démarches et quitta Mazamet. 

Quelques jours après, ce fut au tour du sous-préfet et du 
maire de tenter une intervention. Ils offrirent, s'appuyant sur 
la rupture du 6 avril, de faire désigner deux personnalités 
étrangères à Mazamet, dont l'une désignée par les ouvriers, 
serait Jaurès, député du Tarn, l'autre désignée par les patrons, 
serait Vieu, sénateur du Tarn. Ces deux hommes politiques 
eussent en cas de désaccord, choisi une troisième personne. La 
manœuvre était grossière et naïve ; on voulait que la solution du 
conflit fût due au parti républicain, afin d'en tirer parti a -x 
élections prochaines. Si l'offre était acceptée, les amis de ÎM. 
Reille la feraient échouer. C'était pour les ouvriers jouer le rôie 
de dupes en se prêtant à des combinaisons d'oij l'intérêt ouvrier 
était exclu. Il fut répondu par un refus à cette offre. Mais en 
même temps que la proposition était faite au Comité de grève, 
le sénateur Vieu était informé. Celui-ci, à son tour, informait 
le député Jaurès qui, lui, avant d'accepter le rôle d'arbitre, sol- 
licitait par une lettre, l'avis du Syndicat. A cette lettre, le Syn- 
dicat ne répondit pas. 

Comme on le voit, le Syndicat était saisi par des tiers, d'une 
proposition d'arbitrage; ces tiers fixaient les deux arbitres 
et sans attendre l'acceptation des intéressés, ils informaient les 
deux arbitres! Dans cette affaire, que devenaient les ouvriers? 
quel souci prenait-on de leur libre arbitre, de leur autonomie. 



LA GRÈVE DE MAZAMET 213 

de leur droit? Le Comité de grève décidr de refuser une telle 
proposition et nous fûmes, en délégation, porter la réponse. Al 
ITiôtel-de-ViUe nous apprîmes que le sénateur Vieu était à Ma- 
zamet. Déjà!... Sur notre acceptation, il fut convenu que îe sé- 
nateur \'ieu viendrait à la Bourse du Travail parler au Comité 
île grève. 

La visite eut lieu. M. Vieu exprima les regrets que lui inspi- 
rait ce refus ; il invoqua la pureté de ses intentions. Nous 
répondîmes : « Nous ne voulons pas d'arbitrage ! Mais si vous 
jugez bon, comme l'a fait M. Reille, de tenter une reprise de 
^wurparlers entre les commissions, en préparant une entrevue 
qui portera sur l'augmentation, son taux et sa modalité, nous 
acceptons votre intervention, ainsi limitée et ainsi comprise ». M. 
Vieu acquiesça; il fit des démarches et, le lendemain. 27 avril, 
les commissions se réunirent sous la présidence du juge de paix. 

La discussion se prolongea deux jours; elle n'aboutit pas. 
Pourquoi? La raison en est dans l'objet même poursuivi par 
}e parti républicain. Il fallait que la solution fût due au député, 
non pas parce qu'il était sympathique, non pas parce qu'il était 
plus apte, mais parce qu'il fallait que le député gardât son auto- 
rité et son prestige : le changement du titulaire de la fonction 
législative pourrait contribuer à créer une situation nouvelle dans 
}es rapports entre les délaineurs et les fabricants ! 

En effet, les patrons imprévoyants et malhabiles n'avaient pas 
su prévoir les conséquences qui s'attachent en général aux grè- 
ves; ils ne croyaient pas, il est vrai, leurs ouvriers capables de 
produit un effort et de le soutenir plusieurs mois ; ils espéraient 
que le conflit, en se prolongeant, entraînerait une division, et 
qu'ainsi les délaineurs reprendraient le chemin de l'usine sans 
avoir obtenu satisfaction. Pour parler plus exactement, disons 
que les patrons, n'obéissant qu'à leur orgueil et à leur fatuité, se 
lancèrent dans la résistance sans avoir songé aux conséquences 
possibles. 

Aussi, au bout de trois mois de grève, y a-t-il un désarroi 
allant en s'accentuant chez les patrons. Ils veulent céder, mais 
ils ne veulent pas être battus. C'est leur amour-propre qui est en 
j,€U. Comment le sauver? Ils l'ignorent. Et leur trouble s'ac- 
croît lorsque leur cerveau leur permet de noter l'évolution qui 
5'opère dans l'esprit des ouvriers; ils parviennent enfin à cons-. 
:ater que le délaineur d'avril n'est plus celui de l'année précé- 
d^te ; ils se rendent compte qu'un tel changement fait entre- 



214 Kl-; MOL\'i:MKXT SOCIALISTE 

voir «les difficultés résultant des exigences croissantes qui se 
feront jour parmi leur personnel. 

Mais comment arrêter cette évolution, ce changement? Pour 
cela, ne vaut-il pas mieux conserver ce qui est? En le conser- 
vant, OM maintient des prestiges qui jusqu'à ce jour ont été une 
garantie. A cet efïet, il est donc nécessaire, pensent quelque^ 
patrons, que M. Reille ne voie pas réduire son influence e't son 
autorité sur la population ouvrière, qui a toujours fait la for- 
tune politique de la famille; il a chance de les garder intactes, 
si la fin de la grève est due à son intervention. Il en sera ainsi. 

Le 29 avril, c'est la rupture des pourparlers engagés par 
l'intermédiaire de M. Vieu. Ces pourparlers ont lieu à l'Hôtel- 
de-Ville; en attendant leur issue, il y a foule sur la place; l'at- 
tente l'énervé. Et quand la rupture est connue, ce sont des cris 
d'indignation!... Les colères s'exaspèrent... Les membres de la 
commission patronale, n'osant sortir, se cachent ; ils veulent être- 
protégés ; ils réclament du sous-préfet la troupe qui leur fera 
escorte. L'agent clémenciste n'a rien à refuser aux patrons; il 
donne ses ordres; plus de 500 cavaliers sont dirigés sur la 
place, qu'ils font évacuer avec beaucoup de difficultés, les gré- 
vistes opposant de la résistance. La place, les rues déblayées, 
les patrons sortent de la mairie, encadrés par la troupe; il's 
s'éloignent, la tête basse, honteux et craintifs. 

Il y eut ce jour-là, une minute qui eût pu être tragique. Pen- 
dant que les cavaliers repoussaient la foule, celle-ci entonna Vln- 
ternationale ; le chant s'élevait incertain, très peu de grévistes 
connaissant l'hymne révolutionnaire. Mais n'était-il pas symp- 
tomatique, ce chant entonné par des hommes considérés comme 
des réactionnaires et accoutumés aux chants religieux? 

Le surlendemain, jour du premier mai, une imposante manifes- 
tation se déroula à travers la ville au chant de Vlnternationaî-c 
et de la Carma^wle. Près de 4.000 personnes y prenaient part ;. 
les magasins étaient fermés, ainsi que les ateliers. L'arrêt du 
travail fut complet. Les garçons de café, fait exceptionnel en 
France, assistèrent à la réunion et prirent part à la manifesta- 
tion qui suivit. 

Le 2 mai, des patrons téléphonèrent à M. Reille, qui se trou- 
vait à Toulouse et le prièrent de venir, dans le but de faciliter 
de noirveaux pourparlers. Le député répondit qu'il ne se déran- 
gerait que si les patrons étaient décidés à rechercher une sohi- 
tion. Le lendemain, M. Reille vse rencontra avec le comité de 
grève, qui fit «ne déclaration identique à celle qui fut faite à M. 



LA «RÊVE DE MAZAMET 215 

Vicu. Les patrons acceptaient de désigner une nouvelle com- 
mission et laissaient les ouvriers libres de conserver la leur ou 
de la modifier ; ils acceptèrent de placer la discussion sur le ter- 
rain fixé par le Syndicat. Le 4, eut lieu la première entrevue 
entre les trois délégués patronaux, qui furent pris en dehors 
de ia commission première, et les trois ouvriers : Isidore Barthès, 
Roucayrolle, Sagnes. Les pourparlers se poursuivirent le 5 et 
le 6. L'accord se fit, les patrons cédèrent. De 15 à 20 centimes 
qu'ils avaient offerts, ils allaient à 40 centimes ; du paiement 
à l'année ils allaient au paiement à la ([uinzaine d'une partie de 
l'augmentation, qui de la sorte s'incorporait au salaire, et â 
la fin du semestre pour l'autre partie. 

Pour sauvegarder l'amour-propre patronal, il fut conveiui 
que le contrat serait signé par la commission patronale, prési- 
dée par M. Nègre, et par le Comité de grève. Les ouvriers se 
gardèrent bien de refuser une telle « concession » à l'orgueil 
patronal. 

Cette précipitation après la rupture du 29 avril et le retrait 
de la commission patronale nous suggérèrent bien des réflexions 
dont nous avons indiqué les principales plus haut. 

XII 

Le but recherché par les patrons et qu'ils firent apparaître 
en faisant succéder à l'obstination du 29 avril l'empressement 
du 4 mai, sera-t-il atteint? Pour notre part, nous dirons qu'il 
nous est indifférent que M. Reille soit réélu ou battu, l'an 
prochain. L'essentiel e.st que les délaineurs se laissent guider 
par leur .seul intérêt, qu'ils s'organi.sent plus fortement, réso- 
lus à conquérir, grâce à leur action, une plus grande somme 
de bien-être et de liberté. 

Tout semble indiquer que telle est leur intention. Les événe- 
ments qui se sont produits depuis la fin de la grève en té- 
moignent. 

Le nombre des ouvriers et ouvrières qui s'étaient refusés à 
faire grève n'atteignaient pas le chiffre de cent. Mais, malgré 
leur petit nombre, ils avaient soulevé bien des colères parmi 
les grévistes. Ceux-ci n'attendaient que le moment d'exercer 
leurs justes ressentiments. La reprise du travail leur en doïma 
l'occasion. 

Dans chaqu» usine, les ouvriers ayant fait grève, refusèrerit 
de travailler si les non-grévistes ne versaient pas à la cais.^ 



216 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

syndicale une somme de cent francs chacun, et si les non-gré- 
vistes femmes ne versaient pas une somme de vingt-cinq francs. 
En présence de cette exigence, il y eut des refus entraînant 
des suspensions de travail d'un jour ou de deux jours. Finale- 
ment, les patrons, effrayés de la force qu'avait prise l'organi- 
sation, intimidés par l'attitude résolue de leurs ouvriers, payè- 
rent pour leurs salariés non-grévistes la somme exigée. îl est 
rentré ainsi dans la caisse du syndicat une somme de 3.000 
francs environ. 

Un autre fait est caractéristique du nouvel état d'esprit des 
ouvriers. Dans le deuxième mois de la grève, sous certaines 
influences, les grévistes acceptèrent de nommer une déléga- 
tion, qui se rendrait auprès du chef du gouvernement pour sol- 
liciter une intervention et des secours. M. Clemenceau fit ap- 
peler une délégation patronale qui, avant de se rendre à l'in- 
vitation, laissa s'écouler quelques jours dans le but de gagner 
du temps. Au bout d'une semaine, la délégation ouvrière, lasse 
d'attendre et se rendant compte du rôie rid<icule qu'on lui fai- 
sait jouer, reprit le train pour Mazamet. Au moment du dé- 
part, on vint lui annoncer l'heure de l'entrevue qui devait avoir 
tien entre les deux délégations au Ministère de l'Intérieur. Elle 
était fixée au lendemain. Etait-ce la menace du départ qui avait 
hâté la fixation de l'entrevue? Peut-être. Toujours est-il que 
la délégation ne recula pas son départ. 

Les secours demandés avaient été promis par M. Clemen- 
ceau, et leur versement ne serait opéré qu'après la grève, au 
moment où l'argent jouerait un moins grand rôle. 

En agissant de la .sorte, le gouvernement travaillait au pro- 
fit de nos idées; il montrait le chemin que les travailleurs de- 
vaient suivre, le jour où ils seraient débarrassés de leurs pré- 
jugés et de leurs craintes à l'égard du Syndicalisme antipa- 
tronal et antigouvernemental 

Après la fin de la grève, le préfet fut chargé par M. Cle- 
menceau de se rendre auprès du syndicat pour lui annoncer 
le versement de 8.000 francs, moyennant certaines conditions. 
Le syndicat, saisi de l'objet de la démarche, a adopté l'ordre du 
jour qui suit : 

Les ouvriers de l'exploitation de la peau de mouton réunis en 
assemblée générale, le 13 juin 1909. refusent d'accepter les 8.000 
francs que le Président du Conseil a alloués pour les familles né- 
cessiteuses à la suite de la grève : 



l.A QRÈVK DE M\7.AMET 217 

I" Vu que M. le Préfet déposerait cette somme au bureau de 
bienfaisance ; 

2" Vu que M. le Préfet voulait interdire aux grévistes de faire 
grève tant que durerait la distribution des 8.000 francs; 

3" Reconnaissent que le gouvernement voulait porter atteinte aux 
principes syndicalistes en leur imposant de marcher comme bon 
semblerait à M. le Préfet du Tarn ; 

Refusent, à l'unanimité, les 8.000 francs offerts par le Président 
du Conseil et s'engagent à poursuivre du mieux possible la tacti- 
que syndicaliste, à seule fin de faire respecter les intérêts de la 
classe ouvrière. 

A côté de cette significative résolution, plaçons un extrait du 
rapport de la Chambre de commerce de Mazamet (année 1907) : 
« La proportion des impayés et retours à la masse des présen- 
tations à l'escompte est à peine d'un pour mille, ce qui démon- 
tre, une fois de plus, la solvabilité de la place et la qualité ex- 
ce ptioiinellc de son papier. » 

La résolution affirme donc le souci d'une action autonome, 
exercée par le syndicat en dehors de toute influence et de toute 
contrainte ; elle laisse entrevoir de nouvelles luttes engagées 
contre un patronat puissant, dans la pleine force industrielle. 
Oue seront ces luttes? L'avenir le dira. 



XIII 

La grève des délaineurs de Mazamet a exercé, en dehors de 
îa région même, des effets qu'il convient de souligner. Elle a 
sauvé de la ruine de nombreuses maisons industrielles, en sorte 
qu'elle aura été salutaire pour une catégorie de patrons. 

Graulhet est un centre très important de la mégisserie ; on y 
travaille la peau de mouton, en lui faisant subir des apprêts, des 
transformations qui la rendent apte à la fabrication de la chaus- 
sure et de certains autres objets. Une vingtaine de maisons y 
occupent un millier d'ouvriers environ. Toutes ces maisons, 
sauf une — la plus importante — s'approvisionnent de peaux 
chez les délaineurs de Mazamet. 

Au moment où éclata la grève, il existait dans la mégisserie 
de mouton une grande crise ; les stocks étaient considérables ; 
cependant les patrons mégis.siers étaient obligés d'occuper leur 
pcrsorwiel, qu'ils ne pouvaient en totalité congédier. D'où aug- 
iTientation du stock devant entraîner, la reprise des affaires 
n'étajit pas proche, la faillite pour la plupart des patrons. 



2i8 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

La grève vint à point arrêter l'achat du cuir et ainsi les mé- 
gissiers manquant de matière eurent l'occasion inespérée d'opé- 
rer la fermeture momentanée des usines. Pendant la grève, 
les stocks s'écoulèrent et la situation commerciale de Graulhet 
se consolida. 

Mais si les patrons mégissiers ont été favorisés par la grève, 
il n'en est pas de même des ouvriers. Ces derniers durent subir 
un long et pénible chômage. Pour y pallier, le syndicat installa 
des soupes. Chaque chômeur avait droit à l'aide de l'organi- 
sation qui prenait dans la caisse l'argent nécessaire. Ajoutons 
que le syndicat des moutonniers de Graulhet est un des plus 
importants de ceux qui font partie de la Fédération des cuirs 
et peaux. Il a un secrétaire entièrement payé à ses frais et qui 
s'adonne exclusivement au fonctionnement de l'organisation. 

Dès la signature du contrat, le travail commença ; chaque ou- 
vrier payé aux pièces put se lancer dans une production active. 
Il fut poussé par le patron qui voulait, dans le court délai qui 
séparait le jour de la reprise du travail du terme annuel, délai- 
ner les balles de peaux en magasin. Le fabricant avait un grand 
intérêt à ce qu'il en soit ainsi, car pendant les mois de juillet, 
d'août et de septembre, — mois de grande chaleur — le délai- 
nage est arrêté faute d'eau et pour excès de chaleur. Il voulait 
aussi profiter de l'énorme hausse qui était de un franc par kilo 
environ. 

Aujourd'hui, Mazamet a repris son aspect ordinaire ; la ville 
est calme; les rues parcourues naguère par les grévistes sont 
désertes ; la vie locale est revenue à son allure d'hier ; la cité 
apparaît teUe qu'il y a un an, à l'œil du voyageur. Après l'alerte 
de quatre mois, le repos est survenu. 

En apparence, rien n'a changé. En fait, il y a des salarié- 
fiers d'avoir lutté et qui désormais savent lever la tête. Si vous 
en doutez, allez vous renseigner auprès des fabricants déîai- 
neurs. 

Victor GniPFUBLHEs. 



LES ORGANISATIONS SOCIALISTES 
Le Coagrès Socialiste allemand de Leipzig 



'A cliaque congrès annuel, le socialisme allemand s'éloigne un 
peu plus de ses principes révolutionnaires traditionnels. Le 
récent congrès tenu à Leipzig, du 12 au 19 septembre, vient d'en 
donner une preuve nouvelle. C'est là une évolution curieuse, doift 
nous aurons à nous demander les causes- Examinons, tout d'a- 
bord, les débats du congrès de Leipzig. 

Le Mouvement Socialiste ayant publié, dans s<^)n dernier nu- 
méro, ks renseignements essentiels sur les forces numériques t-t 
la situation actuelle de la social-démocratie allemande, nous n'in- 
sisterons pas sur l'analyse des rapports du Comité Directeur. 
Leur discussion seule nous retiendra. 

I. La Jeunesse Socialiste- — L'organisation de la jeunesse, que 
le rapport donnait comme déjà satisfaisante, ne paraît pas à 
Karl Liebknecht aussi soutenue qu'il le faudrait par le parti. 
Liebknecht réclame de plus grands sacrifices et demande que les 
organes destinés à la jeunesse lui soient fournis presque gra- 
tuitement. Après une longue controverse, à laquelle premient 
part de nombreux orateurs, le congrès vote la résolution sui- 
vante : 

Le journal La jeunesse ouvrière i)araîtra tous les mois à raison 
de 5 pfennigs le numéro. 

Le comité Directeur examinera la possibilité de supporter les 
frais du journal. 

Le congrès engage les camarades à travailler avec énergie au 
développement de l'organisation de la jeunesse. 

Un congrès spécial des organisations de la jeunesse sera con- 
voqué. Le comité d'enseignement préparera des cours ambulants 
et des conférences méthodiques s'appliquant aux «divers domai- 
nes de la science. 

Il est à remarquer que l'on a à peine parlé de la propagande 
antimilitariste à faire parmi la jeunesse. Des délégués n'oat 
pas^ manqué de le faire remarquer à Karl Liebkneclrt qui, !es 



220 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

amiées précédentes, s'était fait, comme on le sait, le champion 
afflent de l'antimilitarisme. 

2. Le boycottage de l'alcool. — On n'a pas oublié les impôts 
de consommation récemment votés en Allemagne, et qui établis- 
sent 80 millions de droits nouveaux sur les boissons alcooliques. 
Plusieurs résolutions sont déposées, proposant le boycottage des 
Kqueurs spiritueuses, en manière de représailles. Le délégué 
Lobe, de Breslau, dépose cette motion, au milieu des acclama- 
tions de l'assistance. Il qualifie le procédé qu'il préconise: une 
mction directe contre les agrarieus affameurs. 

Cette motion, que le congrès adopte à l'unanimité, est ainsi 
conçue : 

L'augmentation de l'impôt sur l'alcool, décidée par la majorité 
agrarienne et réactionnaire, a pour but de rejeter la plus grande 
partie du fardeau de dépenses occasionnées par ia politique in- 
sensée des armements sur le prolétariat ; 

En même temps cette politique financière doit assurer aux 
grands propriétaires fonciers, aux dépens des consommateurs, un 
profit annuel de plus de 50 millions; 

Pour répondre à cette criminelle manœuvre d'usure, le con- 
grès demande à tous les ouvriers de cesser de boire de l'alcool 
et invite l'organisation centrale du parti à veiller à l'exécution 
de cette motion. 

3. L'Impôt sur les Si4>ccessioiis. — L'attitude du groupe par- 
lementaire au sujet du" vote de l'impôt sur les successions en 
ligne directe proposé par le prince de Bi'tlow, donna lieu au 
grand débat politique du Congrès. 

C'est Ledebour, député de Berlin, qui expose la politique de 
la fraction parlementaire- Son rapport porte sur les deux points 
principaux: la réforme financière et l'opposition socialiste à la 
politique protectionniste des conservateurs. Il défend la fraction 
du reproche de ne pas pratiquer une politique positive- La cri- 
tique socialiste des projets du gouvernement a même ému à ce 
point la masse populaire, déclare-t-il, que chacune des élections 
qui a suivi le vote de la réforme financière a marqué une vic- 
toire de la social-démocratie. 

Qu'a prouvé le vote de la réforme financière, .se demande 
Ledebour? Il a prouvé que l'Allemagne, loin d'êt*re une nation 
parlementaire, n'est qu'uiie succursale de la Prusse bureaucrati- 
que et réactionnaire. Ledebour poursuit : 



LB CONGRÈS SOCIALISTE Al.l.KMAND DE LEIP/JG 25^ 

Le « Bundesrath » (conseil fé<léral), n'est plus qu'une survi- 
vance décorative des anciens Etats confédérés de l'Allemagne. 
Il a absorbé la Bavière au profit de la Prusse. Cette situation a 
assuré la prédominance des éléments conservateurs. L'ancien Blov 
des Hottentoîs (bloc libéral-conservateur), n'avait d'aatre but 
que de faire soutenir les conservateurs par les libéraux, de même 
que le Bloc du Schnic (coalition clérico-conservatrice), n'a pour but 
que de faire soutenir les conservateurs par le parti du centre. 

Notre intérêt politique n'est pas de dégager le parti libéral de 
cette tutelle où s'affirme avec tant d'éclat l'esprit de classe. 

Le Reichstag a voté 470 millions d'impôts nouveaux. La caracté- 
ristique de l'impôt de consommation est qu'il constitue un impôt pro- 
gressif avec cette différence que le rouage progressif descend vers 
les classes les plus pauvres. La seconde caractéristique est sa dissi- 
mulation; il n'a pas la brutale sincérité de l'impôt direct. Sa troi- 
sième caractéristique est son instabilité. Son rendement dépend 
de la prospérité économique du peuple. Quand il y a crise, le ren- 
dement de l'impôt se resserre, tout naturellement et dès lors, l'Etat 
qui lance son régime fiscal sur l'impôt indirect, se voit alors obligé 
de frapper de nouveaux impôts de consommation. L'impôt de con- 
sommation est donc un im{>ôt progressif et croissant sur la misère 
du peuple. 

Ce qui aggrave cette situation, c'est que l'impôt de consomma- 
tion échappe au vote annuel du budget. Il subsiste aussi longtemps 
qu'il n'y a pas accord entre le Bumlesrath et le Reichstag, pour le 
supprimer. 

La conception de la réforme financière a été marquée par une ma- 
noeuvre politique étrange; ses auteurs avaient rêvé de la faire adop- 
ter par des majorités flottantes, en s'appuyant sur les socialistes 
pour accroître les droits de succession, en s'appuyant sur les partis, 
bourgeois pour accroître les impôts de consommation. 

Le rejet des droits de succession a motlifié la majorité politique; 
après que le parti conservateur eut réussi à jeter le parti libéral hors 
du bloc, la coalition clérico-conservatrice devait surgir naturellement. 

Le parti libéral a reproché au parti conservateur d'avoir immolé 
M. von Bûlow' et j'ai entendu, avec regret, des, organes du parti, 
chanter la même chanson. Pour ma part, je me réjouis de la chute 
de cet adversaire né de la social-démocratie. 

Ce n'est pas volontairement que le parti libéral a mené la lutte 
contre les impôts de consommation. Il n'a pas quitté la maison du 
bloc. Il a été jeté dehors. 

Quelle attitude la constitution de la nouvelle majorité clérico- 
conservatrice nous crée-t-elle? Au Parlement, notre situation est 
bien simple; nous votons les projets libéraux, quand ils nous sem- 
blent favorables à l'intérêt du peuple, de même que nous voterions 
<Je5,propositions cléricales ou conservatrices. 



222 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Devant le corps électoral, notre attitude ne changera pas. Le parti 
libéra! veut-il devenir un parti d'opposition? Qu'il le prouve par des 
actes, mais jusqu'à présent, il s'est contenté de faire bloc avec la 
Vjurgeoisie réactionnaire pour nous combattre, non seulement au 
premier tour, mais aussi aux ballottages. Les dernières élections par- 
tielles n'ont pas modifié cet état de choses et le parti libéral a été 
battu comme il ne l'avait jamais été. 

Le succès nous revient parce que nous sommes entrés en opposi- 
tion irréductible avec tous les autres partis bourgeois, parce que nos 
principes sont séparés par un abîme que nous ne franchirons pas 
des principes de tous les autres partis bourgeois. C'est le secret de la 
confiance que le prolétariat accorde à la démocratie socialiste. 

C'est sur le rapport de Ledebour que le débat s'engage. On 
sent qu'il va être animé. La présence de Bcbcl, qui vient d'ar- 
river au Congrès, malgré son mauvais état de santé, lui donne 
une gravité particulière. Les socialistes de l'étranger savent 
l'autorité souveraine du a chef » authentique de la social-dé- 
mocratie. N'est-il pas le Kaiser Bebel? » 

Graénaucr, député de Saxe, prend le premier la parole. La 
situation politique que Lebedour a dépeinte, dit-il, résulte 
de la répartition frauduleuse des circonscriptions électorales. 
Avec deux millions de voix, le Centre obtient loo sièges, alors 
que les socialistes n'ent ont que 47 avec 3 millions 200.000 voix ! 
Il faut décider que dans les ballotages, les socialistes ne sou- 
tiendront que les candidats s'engageant à demander l'égalisation 
des circonscriptions. 

Scheenbert, de Spandau, approuve Ledebour de n'avoir pas 
répondu longuement au reproche adressé à la fraction parle- 
mentaire de ne pas avoir fait de politique pratique. Ce repro- 
che vient toujours des mêmes réformistes, dont l'unique rêve 
est de faire des compromissions avec les partis bourgeois. C'est 
une autre critique qu'il faut, selon Scheenbert, adresser à la 
fraction. Pourquoi n'a-t-elle pas pratiqué une obstruction aussi 
énergique que celle de 1903? Elle eût profondément remué les 
masses populaires. Le parti libéral a eu une telle attitude dans 
la question fiscale, qu'i n'y aurait aucune excuse de notre part 
à accepter des compromissions avec lui. Que ceux-là qui veu- 
knt s'allier au parti libéral, quittent la social-démocratie: ils 
sont incapables de comprendre les aspirations révolutionnaires 
du prolétariat. 

Schneider, de Hanovre, ne croit pas à l'efficacité de l'obs- 
truction parlementaire. Mais il ne cache pas son étonnement. 



LE OONGnÈS SOCIAUSTi; ALl.KMAND DE LEIPZIG 223 

lorsqu'il a appris les divergences de la traction à propos du vote 
des droits de succession- 

Wagner, de Brunswich, estime que la fraction eiît commis 
une faute énorme si elle avait, comme c'était son intention pre- 
mière, sauvé le chancelier Biilow, en votant le même impôt sur 
les successions, qui devait démagogiquement faire oublier la 
rapine de 400 millions pratiquée au détriment des masses. 

Le réformiste Sudekum vient défendre avec passion le vote 
en faveur des droits sur les héritages. Le député de Nurem- 
berg s'exprime ainsi : 

Quel était notre devoir? Tout d'abord briser le bloc qui avait été 
constitué contre nous. Puis essayer, dans la mesure de nos moyens, 
de faire en sorte que les nouveaux impôts frappent le moins lour- 
dement le peuple. Enfin, nous devions tirer profit de la situation pour 
essayer de faire prévaloir quelques-unes de nos revendications. 

Le premier résultat a été atteint. Bùlovv est par terre et le bloc 
effrité. 

En ce qui concerne notre deuxième attitude, nous avons réussi 
à faire disparaître les dispositions fiscales qui devaient frapper les 
moyens de communication. 

Il faut bien le dire, puisque c'est la vérité, qu'au début de la 
discussion, l'attention que prêtait le peuple à l'attentat qui était 
dirigé contre lui était plutôt médiocre. C'est l'attitude énergique de 
la fraction parlementaire qui a éveillé les niasses et lui a fait saisir 
le danger. 

Devions-nous voter contre les droits de succession ? ils ont été re- 
poussés et remplacés par une autre série de droits sur les traites, 
les effets de commerce, les prêts, c'est-à-dire par des charges nou- 
velles pesant sur les petits. Ne valait-il pas mieux faire prévaloir 
les droits sur les héritages? Nous n'avons pas voulu nous compro- 
mettre avec les pires réactionnaires en repoussant les droits sur les 
héritages. Et nous croyons avoir bien fait. (Longs appl.). 

Après Sudekum, Hoch fait, du ix)int de vue des révolution- 
naires, l'historique de l'attitude de la fraction. Il est incontes- 
table, dit-il, que la fraction a modifié son attitude. Par 18 voix 
contre 16, elle avait d'abord décidé de ne pas voter les droits 
successoraux. Pourquoi a-t-elle changé? La vérité, c'est qu'elle 
est profondément divisée entre des tendances opposées. 

En réalité, continue-t-il, il y avait chez nous une divergence fon- 
damentale de tactique. Devons-nous obtenir quelque chose par de» 
manœuvres diplomatiques avec les autres partis, ou bien en faisant 
appel à la protestation populaire? La question n'était pas de savoir 



224 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

s'il fallait voter un impôt sur les successions, mais bien s'il fallait 
voter 400 millions d'impôts nouveaux. En tirant sur les successions, 
nous devions dégager le char gouvernemental qui s'était embourbé. 
Siidekum s'est vanté d'avoir détruit le bloc. En suppoeant que ce 
soit vrai, cela ne pouvait guère nous intéresser. Un autre bloc clé- 
rico-conservateur lui a succédé. Nous n'y avons rien gagné. 

Sùdekum se trompe aussi quand il dit que nous avons fait échouer 
les impôts les plus dangereux; ceux qui frappaient la circulation! 
Je prétends que ceux-là frappent bien plus la classe possédante, alors 
que les droits de 400 millions frappent uniquement le peuple. La vé- 
rité est que l'agitation populaire a été énervée et paralysée à cause 
de l'attitude imprécise et non décidée de la fraction. 

Loewe^ de Breslau, et David, de Mayence, tous deux réfor- 
mistes, protestent contre les paroles de Hoch. 

Le congrès semble particulièrement goûter les attaques 
de David contre ses adversaires de l'extrême-gauche. David ex- 
pose qu'en fait la fraction a voulu réserver son attitude jus- 
qu'au troisième vote. 

A en croire Kautsky, poursuit-il, le parti devait garder, dans cette 
question, une attitude purement négative. Eii bien, je demande à 
Kautsky de formuler cette opinion dans un ordre du jour disant: 
« les mandataires socialistes ont pour devoir primordial de voter 
contre les points de leur programme! » (Rires et applaudissements). 

Je lui demande d'aller proclamer avec fierté, dans la campagne 
électorale: m Honneur aux socialistes; ils ont fait alliance avec les 
agrariens et les hobereaux pour repousser l'impôt sur les succes- 
sions ! ! » 

Geyer, de Leipzig, et Maurcr, de Munich, affirment que si 
les socialistes avaient repoussé l'impôt sur les successions, ils 
auraient marché vers l'impopularité certaine. Les libéraux au- 
raient profité de cette fausse manœuvre, tandis que les socialistes 
doivent leurs succès récents à l'attitude de la fraction. 

Eisner, rédacteur du journal socialiste de Nuremberg, va plus 
loin. Il demande que la fraction parlementaire prépare un pro- ' 
gramme d'action législative, comportant toutes les revendica- 
tions immédiatement réalisables : révision démocratique de la 
Constitution, réforme militaire, réforme financière, création d'un 
système d'assurances ouvrières, réforme scolaire, droit pénal. 

Je ne me fais pas d'illusions, conclut Eisnar, sur le sort réservé à 
ma proposition. Mais le chemin de nos congrès est pavé de résolu- 
tions repoussées d'abord et admises dans la suite. Elle a le mérite 



LE CONGRÈS SOCIALISTE ALLEMAND DE LEIPZIG 225 

d'être loyale, puisqu'elle tend à revendiquer pour notre initiative des 
propositions de réformes, qui, si nous ne les faisons pas les pre- 
miers, seront faites par le gouvernement ou les partis bourgeois, et 
auxquelles finalement notre fraction devra se rallier. On appellera 
cela de la compromission. Ce sera faux. C'est au contraire, la radi- 
calisation de l'action parlementaire, devenue positive, agissante et 
créatrice. 

Emmcl combat la proposition d'Eisner. Il invo(]ue d'abord 
les traditions du parti, qui interdisent de fournir, d'une façon 
quelconque, des ressources à l'Etat bourgeois. Puis il dénonce 
la politique des compensations. Il invoque l'exemple du parti 
libéral, qui, de concessions en concessions, est allé jusqu'au 
suicide. « Jamais, s'écrie-t-il, on ne nous fera admettre que 
nous respectons le programme en votant des droits successoraux 
pour doter l'Allemagne de nouveaux cuirassés! » 

L'attitude de la fraction, dit Notebau, a été approuvée par 
toutes les circonscriptions de la Westphalic et des provinces 
rhénanes- 

Les explications de R. Schmidt, de Berlin, tendent à expli- 
quer les deux attitudes successives de la fraction : 

Quand le sous-secrétaire des finances déclara en commission que 
la réforme fiscale ne se ferait pas, si l'on ne votait pas les droits 
sur les successions, nous étions unanimes à repousser cet impôt, car 
nous ne voulions pas, pour réaliser un point de notre programme , 
assurer le vote de 400 millions d'impôts indirects. 

Mais quand il fut démontré que cette déclaration n'était qu'un 
leurre, nous avons été obligés de faire la part du feu, de faire eu 
sorte que 50 de ces 400 millions 11e soient pas payés par la classe 
ouvrière. 

Cette opinion s'est confirmée quand nous avons vu le chef des 
agrariens déclarer que principalement son groupe ne pourrait ja- 
mais voter l'impôt sur les successions. Et nous aurions fait bande 
commune avec ces agrariens pour voter contre notre programme? 
Que dit notre programme? Adoption immédiate du droit de succes- 
sion. 

Certains des nôtres nous disent que cette réforme ne doit pas 
s'accomplir en régime capitaliste. Quand donc doit-elle alors se réa- 
liser? En régime socialiste, il n'y aura plus d'héritages et par con- 
séquent plus d'impôts sur les successions! 

Les classes dirigeantes veulent des canons et des navires de guer- 
re. Qu'ils les paient de leurs deniers ! C'est le sens de notre vote. 
Quand la bourgeoisie portera la charge de ses dépenses militaires, 
soQ_ enthousiasme se rafraîchira bien vite. 



226 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Singer déclare, lui aussi que la fraction a voté conformément 
au programme de la social-démocratie. 

Cependant, ajoute-t-il, je dois déclarer que, dans le projet d'en- 
semble, en troisième lecture, j'aurais voté contre l'impôt sur les 
successions. Nous ne fK)uvons pas voter tous les impôts proposés 
parce qu'ils sont des impôts directs. Il faut voter pour les impôts di- 
rects quand il y a à choisir entre les imj)ôts directs et les ini^wts in- 
directs, mais non pas quand il s'agit d'ajouter des impôts directs à 
des impôts indirects. 

Quel est le secret de notre force? Notre lutte principielle contre 
toutes les forces de la société bourgeoise. Ne lions pas les destinées 
de notre parti en déclarant que, dans l'avenir, . nous voterons tous 
les impôts directs. Il faut laisser à vos mandataires le soin et la li- 
berté de trouver la meilleure tactique, favorable à la réalisation de 
nos idées. 

On nous a aussi reproché de ne pas avoir pratiqué de l'obstruc- 
tion. Si ceux qui nous font ce reproche siégeaient au Reichstag, ils 
auraient bien vite renoncé à cette idée, un peu ridicule. 

« Ne soyons pas trop radicaux », explique Ulrich, d'Offen- 
bach, en succédant à la tribune à Singer. « Quand je vais au 
parlement, c'est pour y chercher quelque chose pour la classe 
ouvrière, et ce cadeau ne sera jamais un accroissement de char- 
ges ». 

Molkenburh regrette que de pareilles discussions puissent se 
produire au sein de la fraction. « Comment se posait la ques- 
tion, dit-il ? Non pas : va-t-on voter 500 millions pour le mili- 
tarisme. Mais: Qui va. payer ces impôts? Dès lors, nous avons 
essayé de sauver le plus possible du patrimoine ouvrier ». 

Wurm défend la tactique intransigeante: 

Si nous avions voté contre le droit de succession, nous auricr'S 
suivi l'exemple de ce que nous avons fait jadis quand nous avo; 3 
refusé des lois ouvrières insuffisantes. Si pareils votes doivent nous 
rendre impopulaires, nous n'avons pas à nous occuper de l'opinion 
de masses ignorantes. Non, nous n'avons pas le droit de voter à 
l'Etat bourgeois des ressources qui doivent consolider sa puissance 
militaire. 

(à suivre) H. Ii'tjller 



REVUE DES REVUES 



 travers les Revues 



Le récent contrat dans l'industrie du Bâtiment, par Paul 

Leroy-Beaulieu (Economiste français du 18 sept. 1909). Com- 
«lentaire de travail qui a mis fin à la récente grève du bâtiment. 
et dont le Mouvement socialiste parlera dans un prochain numé- 
ro. L'auteur déplore la disparition du tâcheronnat. Opinion com- 
préhensible de sa part. 

Le Contrat Collectif, par Pacl Beauregard (Monde Econo- 
mique du, 4 sept. 1909). Toujours à propos du contrat intervenu 
dans l'industrie du bâtiment. L'auteur voit dans le contrat de tra- 
vail, à condition qu'il soit soumis à certaines règles, le meilleur 
moyen d'organiser l'entente entre le capital et le travail. 

Le régime et la division de la Propriété dans le pays de 
Caux, par A. Siecfrikd (Musée Social, mémoire n" 9, sept. 1909). 
Monographie rurale. L'auteur décrit d'abord la situation géogra- 
phique, puis examine la répartition de la petite, de la grande et de 
la moyenne propriété. 

La désertion des Campagnes, par Hubert- Valleroux (Econo- 
miste français du 4 sept. 1909). Le développement de l'instruction 
et le service militaire poussent les jeunes gens vers les villes, selon 
l'auteur Tl n'indique pas les vraies causes économiques de l'exode 
rural. 11 voit le remède au mal dans l'extension des i)etites indus- 
tries à la campagne. 

L'Abandon des Campagnes, (Réforme Sociale des 1" et 16 
moût 1909). Eecueil de conférences sur ce sujet, par MM. Lavol- 
îée, Hittier, de Boissieu, Rendu, Decker, de Villebois-Mareuil. — 
Conclusions de l'Ecole de Le Play. 

La grève des Inscrits Maritimes, par E. Estrangin. (Le Mou- 
vement Social, octobre 1909). Mjonographie de cette récente grère, 
dans le sens de la paix sociale. 



228 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

La Crise da Parti Radical, par T. Steeg. (L'Action Nationale, 
octobre 1909). L'auteur croit bienfaisante la crise actuelle du 
parti radical. Ce dernier se trouvera ainsi forcé à élargir tous 
les jours davantage son action, à renouveler ses formules et ses 
chefs. 

L'Evolution du Parti Radical, par Albert Livet. (Pages Li- 
ires réunies à la Grande Bévue, 25 octobre 1909). Désormais, dit 
l'auteur, le problème social tiendra la première place dans les 
préoccupations du parti radical, jusqu'ici absorbé par le problème 
laïque. 

La Révision douanière à la Chambre des. Députés, par J. 

DoiDiERGUE. (La Réforme Economique, 22 octobre 1909). Article 
protectionniste. <( Si nos barrières douanières sont moins hautes 
que celles des autres pays, le marché français, expose l'auteur, de- 
viendra fatalement le déversoir de la surproduction du monde 
entier ». 

Le Mouvement en faveur du vote des femmes, par K. Broda. 
(Les Documents du Progrès, juillet 1909). L'auteur, partisan dé- 
cidé du vote des femmes, expose les avantages que son introduction 
doit apporter. — Ce numéro des Documents du Progrès est d'ail- 
leurs spécialement consacré au vote des femmes: Mlle Paersinen 
étudie le suffrage des femmes en Finlande; Kat. Pritchard exa- 
mine le Mouvement féministe en Australie; M. Fernand Mazadc 
parle du Féminisme rural, etc. 

Les Grèves Générales de Buenos=Ayre8, par M. Ph. Millet. 
(Revue politique et parlementaire, 10 septembre 1909). L'auteui', 
adversaire du syndicalisme argentin, fait l'historique des grèves 
de Buenos-Ayres du point de vue hostile aux mouvements de grè- 
ve générale. 

L'avenir agricole de l'Espagne, par G. de Contenson. (Revue 
Politique et Parlementaire, 10 septembre 1909). M. de Contenson, 
qui est agent consulaire français en Espagne, indique les modifi- 
cations qui, selon lui, permettront le développement agricole de 
ce pays. 

L'avenir économique de la Turquie, par Is. Polako. (Les Docu- 
ments du Progrès, septembre 1909). La Turquie, féconde en ri- 
chesses naturelles, deviendra riche et prospère du jour où son. 
régime politique et administratif sera renouvelé de fond en comble. 
L'auteur estime surtout que de tous les facteurs qui peuvent con- 
courir au développement économique de la Turquie, le principal 
est rinfitruction. 



A TRAVERS LES REVUES 2'À9 

Proudhon, père de l'Anarchie, par Maurice Lair. (Annales des 
Sciences Politiques, 15 septembre 1909). Etude générale sur I'oeïu- 
Tre de Proudhon, dont l'auteur signale les aspects contradictoires. 
!£. Lair n'a pas cherché à justifier le titre de ce travail : il est 
équivoque tout au moins, s'il n'est pas radicalement faux. Nul 
ne fut plus éloigné que Proudhon de la plupart des idées défendues 
par l'anarchisme actuel. 

L'Etat Socialiste, par Paul Bonnaud. (Journal des Economis- 
tes, septembre 1909). Vieil article, sur un vieux sujet, dans uu 
vieux journal, par un vieil esprit. L'auteur ignore les conceptions 
anti-étatiques du syndicalisme ouvrier et du Socialisme syndica- 
liste. 

Le Congrès des Trade=Unions {Labour Gazette, septembre 
1909). Compte-rendu du 42* congrès des trade-unions tenu à 
Ipswich, du 6 au 11 septembre 1909. 

Le Congrès Suisse pour la protection du travail à domicile, 

par D"" Gygax. Soziale Praxis, 2 septembre 1909). Examen des 
principaux rapports présentés au Congrès. 

Les Rédacteurs, 



REVUE DES LIVRES 



Théorie et Pratique de la Grèv>e gfénérale dans le mou- 
vement ouvrier moderne, par Hlisabeth GEORGJ. 



(Tlicoric iiud Praxis des Generalstrciks in dcr moderne 
Arbeiterhczifcgung. — lena). 



L'écrit d'Elisabeth Georgi, quoique de provenance allemande, ne 
nous vient pas de la social-démocratie. Les tendances de ce livre, 
qui se meut dans le milieu des principes de la « paix sociale », (l'au- 
teur est l'élève d'Herkner) peuvent s'apercevoir dans la conclusion : 
(( La grève de classe, y est-il dit, est en toute circonstance une arme 
dangereuse.il faut l'éviter autant dans l'intérêt des ouvriers que dans 
l'intérêt de la collectivité. Mais s'opposer par la violence à une 
grève de classe qui a déjà éclaté, ce n'est pas un remède, parce que 
la simple explosion d'une grève de classe porte déjà de soi-même 
une grave atteinte au bien-être social. Le devoir de la société est 
plutôt « d'empêcher » la déclaration d'une grève de classe, de 
rendre difficile l'éclosion d'une grève. On pourrait réaliser ce but, 
en violant le droit d'association, ce qui pourra'it se justifier au 
nom du « bien putlic... » Mais les dispositions législatives offrent 
tout au plus un léger obstacle, pas plus grand assurément que ce- 
lui que les injonctions de la police, ou les préceptes de la morale 
n'oppo.sent à la grève de classe. Un moyen indirect, mais certai- 
nement plus efficace de combattre la grève de classe consiste dans 
la diminution des causes qui peuvent provoquer une grève gé- 
nérale. C'est ainsi seulement qu'on peut réparer le mal. Qu'on 
accepte les justes exigences des ouvriers; qu'on leur donne l'occa-- 
sion de participer à la vie publique et syndicale ; qu'on réveille 
leur intérêt au développement pacifique de cette société, dont ils 
font partie: qu'on fortifie en eux la foi à la parole antique, par 
laquelle Menenius Agrippa décida les plébéiens grévistes à retour- 
ner à Rome ; de même que les membres sont nécessaires à l'estomac, 
l'estomac est indispensable aux membres. » (pages 131-136). 

La social-démocratie allemande pourvoie à sa culture d'une 
manière assez bizarre. Elle a établi à Berlin une sorte d'Ecole su- 
périeure pour la propagande; et pour subvenir à la curiosité scien- 
tifique qu'éveille cette école, le socialisme allemand réimprime de 
vieux opuscules de soixante ou soixante-dix ans, parce qu'ils nous 



THÉORIE ET PKATIQUK DE LA GRÈVE GÉNÉRALE 231 

viennent des mêmes personnes que la social-démocratie d'Allema- 
gne a admises dans son propre Wahlalla. Les meilleurs écrits des 
M fabiens » anglais, quelques-uns vraiment intéressants et d'une 
grande originalité de vues, abstraction faite de leur tendance pra- 
tique, sont, ou ignorés du public socialiste allemand, ou publiés 
par des éditeurs bourgeois. Depuis peu de temps, le professeur 
Georges Adler a pris l'initiative d'un recueil d'écrits des socia- 
listes et des écrivains de politique sociale. (Hauptzverke des Socia- 
lismus und dcr Sozialpolik, éditeur Herschfeld à Leipzig), des- 
tiné à faire connaître les écrits du socialisme, sur lesquels la social- 
démocratie allemande a prononcé « tabou ». Quant à la librairie 
du parti, elle réimprime les petits écrits militaires dlEngels, où on 
fait du nationalisme teutonique anti-italien ; et on se décide à faire 
connaître aux ouvriers socialistes VArbciterfragc de Lange, qui 
représente peut-être, l'écrit le plus sympathique de toute la litté- 
rature socialiste allemande et dont les éditeurs... bourgeois ont pu- 
blié déjà, au moins, cinquante éditions, dont deux populaires ! 
Ouant aux écrits syndicalistes de la nouvelle école Italienne et 
française, horreur des horreurs ! Les ouvriers allemands n'en doi- 
vent rien savoir. Les inaccessibles revues du parti fournissent am- 
plement aux discussions sur la grève générale; plus larges sont les 
revues « revisionistes » où, du moins pour le combattre, le syndi- 
calisme est examiné. La Neue Zcit continue avec dédain à ignorer 
ie syndicalisme. Un si grand seigneur ne peut pas descendre si 
bas ! Elle, fidèle à ses immuables traditions, elle ne manque pas de 
publier l'article habituel sur la défense du matérialisme historique, 
l'habituelle démonstration de l'inévitable catastrophe du capitalis- 
me, les découvertes philosophiques de Lafargue et les habituelles 
sottises de Plekhanofï. Tout change dans ce monde, même l'Eglise 
romaine ! Mais la Nette Zeit continue d'avoir une couvertur verte 
avec un bel ornement de chocolat Suchard autour, et Kautsky per- 
siste à y dispenser un savoir universel à ses fidèles et dociles lec- 
teurs. Allez donc, maintenant essayer de persuader ces têtes carrées 
qu'autour d'eux il y a des gens qui pensent ! 

Ce qu'on pense, c'est ce qu'on fait. La social-démocratie allc- 
j«ande enrôle des électeurs et choisit des députés. Et c'est toii*^ 
Mais les Belges font des essais de grève générale. Ici, il y a mi'^ 
combinaison de lutte démocratique et de lutte syndicale, au service 
d'une tendance politique déterminée. Les Autrichiens, les Norwé- 
giens, les imitent. Mais en Espagne et dans les Pays-Bas surgissent 
des grèves générales de nature purement syndicale. Cette fois, il ne 
s'agit plus d'une action mise au service d'une situation parlemen- 
taire, mais d'une action indépendante du parlementarisme. Dans 
ces derniers temps, l'Italie fait des grèves générales, non seule- 
ment extra-parlementaires, mais antiparlementaires. Que penser de 
tdHt cela? Auer — l'un des pontifes de la sorial-démocratie alleman- 



232 Ly. ^lOUA EMliNT SOCIALISTE 

de — avait trouvé la formule: « Generalsireïlk, Gencralnnsiun! Grè- 
ve générale, idiotie générale! » Ce digne galant homme accommodait 
l'histoire à sa manière. Qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire 
qu'autour de lui, les grèves générales s'accrussent et se multi- 
pliassent? Des idioties! Comme si ce qui existe et vit pourrait 
arriver sans raison ! Mais c'est ainsi qu'on pense dans le monde 
social-démocrate ! Legien vantait l'esprit des syndicats allemands. 
« doués de l'immunité au bacille de la grève générale ». .Enfin, 
le congrès d'Iéna (1905) de la social-démocratie, accueillait une 
motion Bebel, par laquelle la grève générale était considérée dans 
des cas déterminés, comme un instrument possible de défensive 
et d'ofïensive. 

La grève générale a déjà fait l'objet d'une dissertation de la 
citoyenne Roland-Holst. que le Mouvement Socialiste a analvsée en 
son temps. Le présent écrit d'Elisabeth Georgi n'ajoute pas grand' 
chose. Il veut nous donner une conception scientifique « de la grève 
générale (page 3). en la séparant de tous les phénomènes et acci- 
dents qui s'y mêlent )>. Ce fait est digne de remarque, que le livre a 
été écrit sur le conseil du professeur Herkner, le célèbre auteur de 
VArheiterfrage, signe que l'Université se secoue un peu et com- 
prend qu'elle doit tenir compte d'un nouvel ordre de faits. La grève 
générale est née en dehors des cadres des partis constitués, et 
comme un instrument de lutte différent de ceux qu'a légués l'hi.s- 
toire de la démocratie. Le lecteur donnera peu d'importance et 
considérera comme une bizarrerie la tentative de l'auteur de re- 
chercher la genèse de la grève générale au temps des Pharaons, 
dans la retraite en masse des Juifs en Egypte (p. 30). ou dans des 
faits analogues. Il faut pardonner quelque chose aux traditions 
crudités de la science allemande. Il n'est pas permis à tout le monde 
de tourner résolument le dos aux méthodes universitaires. 

Aille Elisabeth Georgi définit très vaguement la grève générale. 
« une démonstration des masses pour la défense des intérêts de 
classe du prolétariat » (page 5). mais par contre, elle met suffisam- 
!?nent en évidence le caractère de classe et le caractère moral du 
mouvement. « Le but de la grève générale consiste surtout dans 
l'effet qu'elle produit sur les ouvriers » (page 17). L'abandon du 
travail en cas de grève générale ne consiste pas dans un moyen 
ordinaire de nature économique, qui se propose de tirer profit d'une 
situation du marché. Même, les conditions morales de l'abandon 
du travail sont différentes dans le cas de la grève purement écono- 
mique ordinaire et dans le cas de la grève générale. Dans le ca.< 
d'une grève purement économique, il s'agit de s'assurer l'avantage 
d'un changement de situation du marché, en exploitant particuliè- 
rement la concurrence que se font entre eux les entrepreneurs, 
eux-mêmes. Dans le cas d'une grève générale, au contraire.- on 
sait que cette concurrence n'existe plus et si elle exi.stait. c'est la 



THÉORIE ET PRATIQUE DE LA GRÈVE GÉNÉRALE 23^'^ 

grève générale qui la supprimerait, créant une égalité absolue lie 
conditions entre tous les capitalistes. On voit ainsi que l'abandou 
du travail n'a rien de commun dans les deux cas. L'instrument 
est le même, mais substantiellement différent est le but, et par con- 
séquent différents aussi, les deux phénomènes. Il ne s'agit pas d'une 
différence de quantité, mais d'une différence de qualité. 

Il ne faut pas se faire illusion. A propos de la Commune de 
Paris, Marx remarque que les hommes de la vieille société réussis- 
sent difficilement à comprendre les créations spontanées du prolé- 
tariat. Les intellectuels sont le produit le plus complet de la vieille 
société existante. Comme membres de la division du travail, qui a 
séparé le travail intellectuel de l'activité pratique, ils représentent 
sous sa forme la plus complète la vieille société des classes, de 
l'exploitation et du préjugé; et dans cet horizon mental, ils sont 
fatalement contraints à tournoyer, à moins qu'une poussée brusque 
ne les fasse sauter, de la petite table où ils exhibent leurs petites 
oisivetés et leurs grandes vanités, dans le champ de la lutte so- 
ciale. Dans les conditions normales, l'intellectuel peut aussi réussir à 
s'apercevoir d'un fait nouveau, mais s'il se produit dans des condi- 
tions qui offensent sa conscience instinctive de membre d'une divi- 
sion du travail, il est sûr que la substance du fait lui échappera. 
C'est la même chose pour le social-démocrate, homme de parti, 
écrivain d'un parti, contraint à la manière d'un avocat d'accom- 
moder les faits dans un sens favorable à ses thèses favorites. Elisa- 
beth Georgi, écrivant d'une façon universitaire, rappelle les excur- 
sions de Georges Atta Trol Plekhanoff, autour du syndicalisme. 
Le parti et l'Université, nés au service de la vieille société, font 
rage pour entendre le fait nouveau du syndicalisme, mais ils réus- 
sissent tous les deux de la même manière, c'est-à-dire à n'y com- 
prendre rien du tout. 

Elisabeth Georgi distingue « la Generalstrcick » de la (( politischer 
Massenstreick », la grève générale vraie et authentique de la grève 
politique de masses. Mais elle sort extrêmement embrouillée de la 
distinction de ces deux genres. On comprend que la politischer 
Massenstreick, c'est la grève générale mise au service d'une re- 
vendication politique et mise sous le patronage d'un parti quelcon- 
que ; mais on ne comprend pas bien ce que l'auteur croit que soit la 
grève générale non politique, c'est-à-dire non dirigée par un parti 
politique. « La grève générale, écrit-elle, incline pour la plupart, 
non sans exceptions, (Friedeberg, Briand) vers les formes vio- 
lentes ; il faut lui enlever tout contenu légal ; selon l'opinion des 
syndicalistes révolutionnaires, elle ne doit plus servir à sauvegar- 
der un droit, mais comme type d'un fait révolutionnaire... Elle se 
propose des fins de classe particulièrement économiques, anti- 
parlementaires, anarcho-révolutionnaires » (p. 17). Il y a beau- 
coup de mots, mais l'idée n'est pas claire. Enfin, qu'est-ce que c'e^st 



2134 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

que cette grève générale, qui n'est pas une démonstration politique 
izitc pour le compte d'un parti politique et dirigée par un parti 
politique ? 

Avant tout, Elisabeth Georgi éveille une idée fausse quand, 
opposant la grève générale syndicaliste à la grève générale 
démocratique, elle affirme que le caractère de la première 
consiste à se proposer principalement a des fins économiques ». 
Nous avons déjà vu que le but économique d'une grève ne peut 
consister que dans l'exploitation d'nno situation du marché. Quand, 
par exemple, les prix des produits se sont élevés, les ouvriers s'a- 
perçoivent de la concurrence existante entre les capitalistes, pour 
retirer eux aussi un avantage des prix élevés. Mais la grève 
générale mettant tous les capitalistes dans la même position en 
face des ouvriers, elle ne peut pas se proposer, évidem.nicnt, un tel 
but. La nature écono:nique des buts qui peuvent être inclus dans 
la grève générale ne dérive pas de la sphère de l'échange, mais de 
la sphère de la production. Je ne m'étends pas plus, parce que j'en 
ai déjà assez dit dans ma polémique contre Plekhanoff. Mais à 
part cette circonstance, il y aura certainement un.e inclination vers 
des formes violentes ou l'absence de tout critérium légalitaire qui 
marquera la différence entre la grève générale syndicaliste et la 
grève générale politique. Ce sont des particularités .sans intérêt 
pratique et en grande partie contradictoires, étant effectivement 
arrivé (en Russie), qu? des grèves générales démocratiques sont mar- 
quées par l'absence de tout esprit légalitaire, et que des grèves gé- 
nérales syndicalistes (la grève italienne de 1904) n'ont pas re- 
cours à l'emploi de moyens violents. Elisabeth Georgi ne connaît 
pas les études de Sorel sur la violence; la lecture superficielle 
de ces études lui aurait été profitable. Je ne sais même pas si 
Elisabeth Georgi aurait eu la préparation nécessaire pour les com- 
prendre. Il commence à arriver à Sorel ce qui est arrivé à Marx 
pendant de longues années ; les écrivains bourgeois font évidem- 
ment un plus grand effort pour ne pas le comprendre que pour le 
comprendre. L'insuffisante cotmaissance que Elisabeth Georgi doit 
avoir des études de Sorel donne la clef de son grand embarras, 
la grande difficulté qu'elle éprouve dans l'entendement de la na-. 
ture de la grève générale syndicaliste. 

11 faudrait, en tout cas, mettre en évidence que la grève gé- 
nérale démocratique elle-même, c'est-à-dire la grève dirigée par un 
parti politique et mise au service d'une situation parlementaire, 
ne recueille pas les vives sympathies des partis démocratiques. En 
général, la défendent, mais pas avec une grande ferveur, les seuls 
partis socialistes des pays où des grèves générales n'ont pas en- 
core eu Heu, (Allemagne, France, etc.). Ailleurs, l'expérience est 
faite et je crois que le parti socialiste, c'est-à-dire ses hommes les 
plus en vue (parce que le parti n'est au fond qu'une organisation 



THÉORIE BT PRATIQUE DE LA GRÈVE GÉNÉFiALE 235 

électorale au service de sept ou huit personnes), s'il devait in- 
terroger sa propre conscience, n'y arriveniit jamais. Cela s'expli- 
que parce que les grèves générales démocratiques, elles aussi, con- 
tiennent in nucc. un élément antidémocratique, qui consiste dans le 
fait que les masses agissent pour leur propre compte. Turati n'a 
pas encore réussi à se laver <le l'accusation de démagogue lancée 
par // Corricrc dclla Sera, au sujet de la grève de Milan de l'hiver 
de 1907. Tout cela fait que si les hommes même les plus avancés des 
partis démocratiques avaient l'histoire dans la poche, ils renonce- 
raient plutôt à la démocratie et à leur propre succès, que de recou- 
rir à la grève générale. Dans les pays où il n'y a jamais eu de 
grèves générales, de n'importe quel genre, les partis démocratiques 
croient toujours qu'ils pourront les diriger et par conséquent ils se 
réservent d'agiter la menace extrême de la grève générale ; mais 
on peut prévoir que quand la France et l'Allemagne feront quelque 
modeste expérience en cette matière, le bavardage, le caquetagc 
des partis socialistes de ces deux pays sur la grève générale cessera 
aussitôt. Jaurès et Bebel s'apercevront que la grève générale n'est 
pas une « idée démocratique » et qu'elle contient toujours une 
menace à l'hégémonie du parti. 

Aussi, la distinction entre les grèves générales démocratiques et 
les grèves générales syndicalistes, est, au moins dans un certain 
sens, artificielle. Il vaut mieux comprendre cet artifice et com- 
prendre la nature de la grève générale que d'écrire une monogra- 
phie sur cette question. Elisabeth Georgi ne s'en est pas aperçue. 
<( Cependant la valeur logique et historique de la grève générale 
consi.ste à voir de quelle faqon elle rompt le cadre des partis et de 
l'Etat. >» Elisabeth Georgi, comme tous les écrivains bourgeois, 
social-démocrates y compris, mesure la valeur de la grève générale 
d'après ses résultats, ce qui est une grande erreur, a Les expé- 
riences actuelles, écrit-elle, ne donnent pas un bilan favorable à la 
grève générale. En certaines circonstances, on peut théoriquement 
admettre la possibilité d'une victoire, grâce à la grève générale. 
Par conséquent, a priori, on ne peut pas exclure la grève générale. 
Mais, dans les circonstances présentes, les probabilités d'une vic- 
toire sont si minces, qu'on ne peut assigner à la grève de classe 
qu'une valeur minime. » (p. 131). 

C'est justement le point de vue mercantile et boutiquier que les 
socialistes parlementaires mettent toujours en avant. Il est inutile 
^'ajouter qu'il ne vaut rien du tout. Et en tout cas, c'est une sin- 
gulière coïncidence que celle qu'il y a entre le jugement des uni- 
versitaires et celui des socialistes parlementaires. On voit qu'ils 
rentrent dans une catégorie commune : la catégorie des opinions 
Iwurgeoises. 

L'erreur consiste dans le fait de voir dans la grève générale 
l'équivalent ou le substitut de l'insurrection ; naturellement com- 
me l'insurrection est toujours un fait qui se juge selon les proba- 



23<) LE MOUVEMENT S(X:iALlSTE 

bilités plus grandes ou plus petites de. succès qu'elle peut avoir, on 
veut juger la grève générale de la même manière. Qu'il y ait aussi 
dans le syndicalisme une tendance ou un courant de paix sociale 
et de légalitarisme, c'est évident ; par conséquent, il n'est pas éton- 
nant que les syndicalistes parlent de la grève générale comme d'une 
espèce de révolte apprivoisée, d'une révolte, non sanglante, pour 
ainsi dire. Pelloutier même s'est exprimé dans ce sens plus d'une 
fois. La vérité est, au contraire, qu'entre grève générale et insur- 
rection, il n'y a pas de relation ; aucune d'elles ne peut se substi- 
tuer à l'autre. Et puis, nous avons derrière nous des siècles et des 
siècles d'histoire. Ceux qui se placent à ce point de vue que la grève 
générale et l'insurrection agissent sur deux plans différents, com- 
prennent qu'on ne juge pas la grève générale en considérant si elle 
a donné ou n'a pas donné, si elle peut donner ou ne pas donner, dans 
tel ou tel cas, la victoire aux grévistes. La question se pose d'un 
point de vue tout différent. 

« La grève générale est le résultat naturel de l'action directe » : 
c'est précisément ainsi que la définirent, dans leur ordre du jour, 
les ouvriers de Parme, lorsqu'ils cessèrent leur grève générale. 
Quand les ouvriers iie font plus de « politique » par la médiation 
des députés et des partis, mais agissent directement, pour leur 
compte, sans intermédiaires d'aucun genre, ils sont toujours en 
puissance devant la possibilité d'une grève générale. La politique 
« indirecte » trouve son refuge dans les interpellations des députés, 
dans les votes de la Chambre, dans les mouvements de l'opinion pu- 
blique, dans les démonstrations politiques, mises sous l'égide des 
partis, et suppose toujours l'emploi de l'Etat. La politique « di- 
recte », au contraire, consiste dans l'action immédiate de la classe 
ouvrière, en dehors du cadre des assemblées politiques de l'Etat. 
Je ne veux point dire l'insurrection. Elle n'a rien de commun avec 
cette idée qui suppose toujours la conquête du pouvoir, c'est-à-dire 
une notion étrangère à la politique directe, mais elle se résoud dans 
l'exercice de la volonté directe des ouvriers, dans tous les cas où 
elle doit prendre des formes collectives et non convergentes avec la 
volonté présente de l'Etat. 

On remarque que cette circonstance de la non convergence avec 
la volonté des organes de l'Etat, est essentielle à la notion de la 
grève générale. La grève générale e.st un « acte collectif » des ou- 
vriers qui s'oppose à l'autre « action collective. » Si au lieu d'a- 
voir en face toute la classe bourgeoise, représentée par l'Etat, nous 
avions en face quelques groupes non appuyés par les autres, parce 
que le conflit n'implique pas une question de classe, la solution de 
la grève générale serait absurde. Quand il s'agit de réaliser un 
avantage résultant d'un changement de l'équilibre du marché, nous 
nous trouvons dans le cas normal de la concurrence économique, 
par laquelle on suppose génér;>lcmcnt. (juc les capitalistes ne sont 
pas solidaires entre eux. 



THÉORIE ET PRATIQUE DE LA (JRÈVE GÉNÉRALE !237 

Il peut aussi arriver que, par suite de l'obstination et de l'aveit- 
glement de la classe dirigeante (comme dans la grève hollandaise de 
janvier 1903), on parvienne à un abandon général du travail, mais, 
à moins que l'Etat ne transforme la question particulière en une 
question de classe, intervenant en faveur des patrons, cette « grève 
généralisée » n'est pas une grève générale. Ainsi pour la grève de 
Parme l'observateur peut se demander vraiment si on est arrivé 
à la grève générale de propos délibéré, ou si on n'a pas cédé à l'im- 
pétuosité passionnelle. Dans ce cas particulier, malgré la férocité 
et la pusillanimité de petits exécuteurs, le gouvernement n'arriva 
pas où il aurait voulu, à entraîner l'élément local et la classe bour- 
geoise de la région de Parme et tout ce qui pouvait assurer la 
solidarité des classes bourgeoises des autres parties d'Italie. 

Or. si la grève générale est le moyen de la politique directe, 
c'est une question secondaire de savoir si elle donne ou non la 
victoire. Les socialistes parlementaires nous promettent la révolu- 
tion au moyen de la moitié plus un des députés convertis au collec- 
tivisme, dans les assemblées électives; mais la chose est lointaine. 
Cependant, personne ne dit qu'il faut abolir le parlement, parce 
qu'il « n'a pas donné ses fruits ». En Allemagne, avec le suffrage 
universel depuis presque un demi-siècle, les socialistes n'ont pas 
réussi à faire cesser le régime personnel. Et quel régime person- 
nel ! Le régime des Eulenbourg, Moltke, Krupp et Guillaume IL 
Et cependant il serait puéril de proposer l'abolition du parlement. 
Oui se place au point de vue de la politique indirecte parlemen- 
taire, ne peut pas se préoccuper du succès plus ou moins immédiat 
du système parlementaire. Et qui se place au point de vue de la 
politique directe (syndicaliste) ne peut pas renoncer à la grève gé- 
nérale, parce que, dans un cas ou dans l'autre, elle n'a pas donné 
ses fruits. D'ailleurs, on y peut renoncer si peu que, s'il y a un évé- 
nement non préparé d'avance et qui se produit presque par explo- 
sion naturelle, c'est bien la grève générale. 

Grotesque est donc la position de ceux, qui croyant à l'utilité 
de la politique indirecte (parlementaire), y mêlent un peu de 
grève générale et veulent un système parlementaire renforcé de 
temps en temps d'un peu de révolution domptée. Or, si le parti est 
le moyen de la conquête de l'Etat, et la conquête de l'Etat le but 
de l'action, comment se servir d'un moyen qui suppose la capacité 
de l'organisme économique à se substituer à l'Etat, et qui supplante 
immédiatement partis, opinion publique et parlement, les trois de- 
grés de l'action démocratique? Les partisans de l'action indirecte 
peuvent arriver à l'insurrection, mais ils ne peuvent pas s'arrêter 
à la grève générale ! II est vrai pourtant qu'ils ne manquent pas de 
se montrer raisonnables, toutes les fois qu'ils réussissent à faire 
l'expérience de ce que vaut la grève générale, qui est semblable 
aux démons évoqués par le sorcier de la ballade de Schiller: on 
fitut la provoquer mais on ne réussit jamais à la faire rentrer dans 



238 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

l'ombre. Une raison pour laquelle, dans les pays où la démocratie 
s'est brûlée les ailes, on peut être sûr qu'elle n'y retombera plus. 
Voir, pour y croire, le cas des socialistes italiens. 

Comme le partisan de l'action indirecte ne juge pas le parlemen- 
tarisme d'après ses résultats concrets, mais considère toujours ce 
système comme sain en tant qu'il en attend un contrôle sur le pou- 
voir exécutif, le partisan de l'action directe, juge la grève générale, 
non par ses résultats, mais « comme l'exercice de la capacité, politi- 
que du syndicat ». Le système parlementaire fonctionne dans la 
démocratie comme expression du citoyen-individu. Ce système peut 
être aussi très condamnable, corrompu, lourd comme mécanisme, 
illusoire dans ses résultats; mais il est aussi le seul qui permette de 
conserver la fiction de l'électeur (citoyen) souverain. La grève 
générale, au contraire, est l'instrument spécifique de la politique 
syndicale directe ; le moyen par lequel le syndicat fonctionne 
comme un organisme collectif de souveraineté, c'est-à-dire comme 
une force qui place la fiction démocratique du citoyen souverain 
et y substitue la notion de l'organisation des intérêts prolétaires 
agissant comme corps souverain. 

Voilà le point que ni Elisabeth Georgi, ni Roland-Holst, ni les 
sycophantes de la social-démocratie n'ont jamais aperçu. La grève 
générale suppose une philosophie sociale, et c'est le mérite de la 
« nouvelle école syndicaliste » de la recherche. Ce que suppose 
la grève générale, c'est la capacité du Syndicat de se suffire à soi- 
même et par conséquent de pouvoir accomplir tous les actes poli- 
tiques que la démocratie développe au moyen des partis et des dis- 
putes parlementaires. Naturellement cette poHtique action de 
classe à classe) selon la définition du Manifeste Communiste, sup- 
pose le Syndicat arrivé a la pleine conscience de sa mission histo- 
rique et par conséquent un degré de conscience très développée 
dans les travailleurs, si développée qu'il peut supprimer toute mé- 
diation : il ne peut pas, par quelque analogie générique, se confon- 
dre avec les mouvements désordonnés et confus d'un prolétariat 
inculte, qui fait ses premières expériences collectives; bien qu'un 
syndicaliste ne soit jamais si hypocrite de s'élever avec dédain 
contre les erreurs d'un mouvement initial, qui justement, par cela 
même, donne les meilleures espérances. Là, où le Syndicat a atteint 
ce sommet, l'action démocratique est éteinte, l'individu-travailleur 
n'agit plus comme citoyen, mais comme membre du Syndicat, par 
conséquent comme unité économique politique, le Syndicat re- 
présente la totalité des travailleurs et en annule l'action individuelle. 
Il pose et poursuit ses fins avec ses moyens propres, qui est une 
organisation économique, et par conséquent il emploie les moyens 
typiques de l'action économique, dont le culminant est la grève. 
Qui veut comprendre la fonction de la grève générale dans le inou- 
vement ouvrier moderne, doit se placer au point de vue de cette 



THÉORIE ET PRATIQUE DE LA GRÈVE GÉNÉRALE 239 

prétention qu'a le Syndicat de représenter la totalité de la vie et 
des fins du peuple ouvrier. Cataloguer comme Elisabeth Georgi, le» 
cas où elle réussit et ceux où elle ne réusssit pas, pour se former 
une opinion définitive sur ce phénomène, est faux. La grève géné- 
rale ne se comprend pas par soi-même, mais en relation au nouvel 
office que, consciemment ou inconsciemment, le Syndicat est par- 
venu à assurer. C'est par conséquent un exercice absurde de l'exal- 
ter ou le condamner selon son humeur. L'essentiel n'est pas, en 
cfïet, la grève générale — qui suppose toujours une crise de la vie 
sociale et est d'autant moins facile que l'Etat est moins irritable et 
inquiet — mais « la tendance interne » du Syndicat. Qui juge ce 
phénomène, ne doit pas se perdre dans les généralités sur les périls 
de la grève générale ou même sur la beauté « révolutionnaire » de 
ce moyen, mais s'attacher à l'étude des conditions qui rendent aujour- 
d'hui nécessaire le passage de la politique indirecte à la politique 
directe. Ces conditions existent-elles, oui ou non ? Voilà la ques- 
tion : le reste est matière à littérature; mais sans avoir l'air de 
traiter incidemment une question très délicate de science politi- 
que, je veux relever que ce n'est pas une signification profonde que 
l'action de la grève générale soit en concomitance avec le mou- 
vement qui fait parler de la « crise du parlementarisme » et qui 
vient directement des écrivains et des partis bourgeois. 

Pour terminer, je veux dire que la grève générale doit se con- 
cevoir comme un acte de maturité politique du Syndicat, non 
comme un succédané de l'impuissance parlementaire, à côté de 
laquelle elle se poserait en gendarme. Il me semble que des der- 
nières grèves générales, seule celle de 1904, sutout à Milan et dans 
la région dominée par l'influence milanaise, eut ce caractère de 
maturité syndicale, parce qu'elle fut un cas typique, dans lequel 
les syndicats agirent comme corps politique supplantant tous les 
degrés de la démocratie. Les incidents que provoquèrent la réaction 
des réformistes et des autres partis bourgeois, la continuation 
de la grève générale au-delà du terme qui aurait trouvé grâce dans 
les partis alliés, la substitution à toute la presse d'un simple bulle- 
tin syndical, l'organisation de la police ouvrière par la retraite plus 
ou moins spontanée de la police officielle, furent comme autant 
de symboles de cette capacité du Syndicat à se substituer au parti 
et au pouvoir délégués. Après, il y a eu des exagérations, des mani- 
festations de mépris échangées par nécessité politique, des ostenta- 
tions injustifiées d'une méthode spéciale utilisée souvent hors de 
propos. Ce .sont là des circonstances qui semblent exiger un peu 
plus de discipline morale entre les organisations syndicalistes. A 
peine de discrédit, il faut maîtriser cette tendance à faire appel à 
tout moment à la panacée grève générale. 

Le» Riîdactburs. 



Index Bibliographique 



ÎL\xime-Leroy. — Syndicats et Services Pnhlics (A. Colin, Paris; 

1 vol. in-18; 3,50). 
Jean Ckuppi. — Pour l'expansion économique de h» France {P. V. 

Stock. Paris; 1 vol. in-18; 3.50). 
J.-L. Breton. — Contre la Proportionnelle (K. Cornély, Paris; 

1 vol. iu-16; 2.50). 
Jean Grave. — Réformes, Révolution (P. V. Sfoch-, Paris;, 1 vol. 

in-18; 3.50). 
A. Conan-Doyle. — Nouveaux Mystères ri Avenlures {P. V. 

Stock, Paris; 1 vol. in-18; 3.50). 
Rudyard Kipling. — Sous les Déodars {P. V. Stock. Paris; 1 vol. 

in-18; 3.50) 
Gaston Sciama. — Les Retraites Ouvrières {E. Cornély, Paris; 

1 broch. in-8; 0.60). 
J.-F. Herbart. — Comment élever nos ciifants (Schleiker, Paris; 

1 vol. in-8; 2 fr.). 

E. Vandervelde. — Les Derniers Jours de l'Etal dit Congo (So- 
ciété Nouvelle, Mons; 1 vol. iu-8; 3 fr.). 

A. DuNOls, — Le Mouvement Bûcheron {Cahiers Nivernais, Ne'- 
vers; 1 fr.). 

M. Deshumbert. — Morale de la Nature (/>. Nutt. Londres). 

James Guillaume. — Etudes Révolutionnaires (P. V. Stock, Pan^; 

2 vol. in-18; 3.50 le volume). 

J, Longuet et G. Silber. — Terroristes et Policiers (F. Juven, 

Taris; 3.50). 
Charles Verecque. — La Conquête Socialiste du Pourvoir (F. 

Giard et E. Brière, Paris; 3.50). 
Albert Thomas. — Histoire Anecdotique du Travail {Bibliothè- 
que d'Education, Paris; 1 vol. in-16; 1.80). 
Pierre Lièvre. — Le Roman Sournois (P. F. Stock, Paris; 1 fr.). 
Georges Valois. — La Monarchie et la Classe Ouvrière (Librairie 

Nationale, Pa^is; 1 vol. iu-18; 3.50). 
Giuseppe Prezzoline. — La Teoria Sindacalista (Fr. PereJla, 

' Napoli; 3 1.). 
Jules Noël. — Un Philosophe belge: Colins (Société Nouvelle, 

Mons; 1 vol. in-16; 1 fr.), 
A. DE Pietri-Tonelli. — Marx ed il Marxismn (La Pace, Genova; 

1 vol. in-16; 1 1.). 
Giskla Michels-Lindner. — Geschichte der Modemen Gemcinde- 

ietriebe in Italien (Dunkcr und Humbloi, Leipzig; 

5 marks 80). 

Le Gérant : G. Séverac. 

-; ^ ie^^^ 

Aurillac, Impr. Moderne, 6, rue Guy-de-Veyre. fe$ï| 



ÉTUDES & CRITIQUES 

Les Origines du Syndicalisme en France 



Les origines du syndicalisme en France sont liées aux ori- 
gines du socialisme parlementaire (i). Ce sont les mêmes cau- 
ses historiques qui les ont engendrés l'un et l'autre. Lorsque 
les militants des syndicats ouvriers constatèrent l'évolution par- 
lementaire du socialisme politique, ils se retirèrent peu à peu 
dans leurs organisations respectives et de là menèrent la lutte 
avec leurs moyens propres (2). 

(i) Voir nos deux précédents articles. — Les Origines du Socia- 
lisme parlementaire en France (numéros 213 et 214 du Mouvement So- 
cialiste). 

(2) Voici comment Pelloutier s'exprime à ce sujet, dans son His- 
toire des Bourses du Travail (p. 66) : « Une cause plus sérieuse que la 
rivalité des fractions socialistes porta au parlementarisme socialiste le 
coup mortel. Convaincues depuis dix ans qu'elles n'obtiendraient des 
employeurs le respect volontaire de leurs droits et de leurs intérêts, 
devenues sceptiques quant à la réalisation de leur programme écono- 
mique par le Parlement, les associations ouvrières, touchant au der- 
nier terme de leur évolution, cherchaient sans trêve un moyen d'ac- 
tion qui, pourvu d'un caractère nettement économique, mît surtout en 
œuvre l'énergie ouvrière. A peu près guéries des politiciens, réconfor- 
tées par d'importantes institutions dues à leur initiative, elles aspi- 
raient à devenir les propres agents de leur émancipation. Or, le moyen 
qu'elles cherchaient avec opiniâtreté se trouva inopinément soumis, en 
septembre 1892, au congrès tenu par la Fédération des Syndicats à Mar- 
seille. (Ce fut la grève générale). Quelques jours auparavant, les Bour- 
ses du travail de Saint-Nazaire et de Nantes avaient déjà fait adopter 
par un congrès socialiste tenu à Tours, une résolution, proclamant la 
nécessité, comme moyen révolutionnaire, de la grève générale, c'est-à- 
dire la suspension du travail du plus grand nombre d'industries possi- 
ble, et surtout des industries essentielles à la vie sociale. Moyen d'or- 
dre purement économique, excluant la collaboration des socialistes par- 
lementaires pour n'emprunter que l'effort syndical, la grève générale 
devait nécessairement répondre au secret désir des groupes corpora- 
tifs ». 



242 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

La Fédération des Bourses du Travail, créée en 1892, fut le 
centre du mouvement nouveau. Elle devint le point de rencon- 
tre des travailleurs de toute nuance qui voulaient libérer l'ac- 
tion ouvrière de toute tutelle politique. Elle jette vraiment les 
bases du syndicalisme actuel. Son histoire est celle des origines 
du syndicalisme. 

I. 
Du Congrès de St=Etienne (1892) au Congrès de 

Nantes (1894) et au Congrès de Londres (1896) 

A vrai dire, la formation de la Fédération des Bourses du 
Travail ne fut pas exempte de toute influence de parti. Nous 
sommes encore à une période d'immaturité du mouvement ou- 
vrier et les formes diverses d'action se trouvent plus ou moins 
confondues : le nombre des militants est si restreint que les 
mêmes hommes se retrouvent forcément dans des organisations 
voisines. Les « allemanistes » avaient, dès le début, été intime- 
ment mêlés au mouvement syndical, dont ils avaient fait la 
base de leur action politique. Dans la lutte sans répit qu'ils 
avaient menée contre le parlementarisme croissant des collec- 
tivistes, ils avaient trouvé un refuge naturel dans les Bourses 
du Travail. Celles-ci avaient pris, en efïet, une extension d'au- 
tant plus rapide qu'elle avait été favorisée par les pouvoirs pu- 
blics. C'est la tradition des hommes d'Etat républicains fran- 
çais de faire des concessions aux masses ouvrières, au fur et à 
mesure de leur développement. La loi organique de 1884 sur 
les syndicats n'avait pas eu d'autre origine. M. Waldeck-Rous- 
seau, son initiateur, avait voulu à la fois attacher les masres 
ouvrières au gouvernement de la République et canaliser lei.r 
activité dans des cadres légalitaires. Le même esprit guida le 
pouvoir lorsque les Bourses du Travail eurent pris quelque am- 
pleur et furent devenues un ioyer de vie ouvrière. Des sub- 
ventions en argent et des locaux furent offerts aux unions I0-. 
cales de syndicats, pour perfectionner leur organisation générale, 
étendre les cours professionnels, améliorer leurs services de 
placement et de secours. Leur force d'attraction grandissait 
chaque jour et l'idée de les unir devait surgir tôt ou tard. 
« Elle vint, raconte Pelloutier, à quelques membres de la 
« Bourse de Paris, qui, adhérents à des groupes socialistes ri- 
« vaux du Parti Ouvrier Français, et mécontents de ce que la 
« Fédération des Syndicats fût entre les mains de ce parti, sou- 
« haitaient la création d'une association concurrente, dont le 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANCE 243 

« siège pût être fixé à Paris et qui devînt ainsi leur chose. La 
« Bourse de Paris patronna l'idée, la soumit au Congrès tenu 
« à St-Etienne, le 7 février 1892, et obtint la création de la Fé- 
« dération des Bourses du Travail de France ». (i) 

L'indépendance des Bourses du Travail à l'égard des partis 
politiques socialistes ne signifiait pas la neutralité à l'égard de 
l'action socialiste. Si la Fédération des Bourses dit Travail pré- 
conisait l'organisation autonome de la classe ouvrière sur le 
terrain économique, ce n'était pas pour une fin exclusivement 
professionnelle, mais pour une fin socialiste. Elle entendait me- 
ner la lutte de classe et non la lutte corporative. 

On comprend aisément que les premiers actes de la Fédéra- 
tion des Bourses furent des actes d'hostilité contre la Fédéra^ 
iion des Syndicats, qui réservait la lutte de classe pour le parti 
socialiste et réléguait les syndicats à la pure lutte corporative. 
C'est ainsi que ses premiers congrès : Toulouse (1893), 
Lyon (1894), Nîmes (1895) attaquèrent sans merci le collec- 
tivisme parlementaire, en lui opposant l'action directe des syn- 
dicats ouvriers. 

Un moment, on put croire à l'entente des deux organismes, 
mais ce ne fut que pour mieux aboutir à la rupture définitive. 
C'était en 1893, lorsque le ministère Dupuy ferma brutalement 
la Bourse du Travail de Paris, pour inobservation par les syn- 
dicats de la loi de 1884. La gravité exceptionnelle des événe- 
ments suggéra aux militants ouvriers la tenue immédiate d'un 
congrès général de tous les syndicats de France. Sous le coup de 
l'émotion, les membres du congrès avaient voté le principe de 
la grève générale et l'on avait vu une affiche adressée aux ou- 
vriers parisiens, en vue de la cessation simultanée du travail, 
porter même les signatures de représentants authentiques du 
Parti Ouvrier Français. De plus, le congrès, sur la proposition 
de la Fédération des Bourses, avait décidé la tenue annuelle 
d'un congrès ouvrier unique, afin d'unifier rapidement les for- 
ces syndicales. Le congrès devait être commun ; c'est de là que 
vint la scission. 

Plus prudent qu'au congrès de Marseille de 1892, le Parti 
Ouvrier Français avait tenu son congrès politique avant le con- 
grès syndical. Ses délégués venaient donc dûment préparés à 
combattre la Fédération des Bourses et les idées grève-généra- 
listes qu'elle défendait. De fait, la lutte éclata, dès les premiè- 

•40 Pelloutier, Histoire des Bourses du Travail, p. 64. 



244 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

res séances, sur la question de la grève générale. Les princi- 
paux militants de la Fédération des Syndicats, Lavigne, Gou- 
let, Pedron, etc., évoquèrent en vain les avantages de la con- 
quête des pouvoirs publics. La majorité du congrès, en réalité 
allemaniste et anti-parlementaire, adopta le principe de la grè- 
ve générale, par 67 voix contre 37 et 9 abstentions. La Fédéra- 
tion des Syndicats, battue, se retira avec bruit et alla tenir plus 
loin « son » congrès. Elle venait de signer son arrêt de* mort ; 
désormais, le socialisme ouvrier et le socialisme parlementaire 
se trouveront irréductiblement aux prises. 

L'importance du congrès de Nantes est primordiale, dans 
cette histoire du pré-syndicalisme français. La classe ouvrière 
organisée renouvelle avec éclat son refus d'utiliser l'Etat pour 
opérer sa libération et la transformation de la société. Les pro- 
ducteurs proclament à nouveau leur désir de rester sur le ter- 
rain de la production et de procéder eux-mêmes à la nouvelle 
organisation de l'économie. Que l'on songe à l'antique confiance 
des masses ouvrières dans la toute-puissance de l'Etat! Nulle 
part plus qu'en France l'Etat, si fortement centralisé et repré- 
sentant un pouvoir de coercition absolu, n'est apparu aux clas- 
ses opprimées comme une Providence tutélaire, capable d'allé- 
ger tous les maux. Or, voici que la partie militante du proléta- 
riat retire sa confiance aux institutions politiques et adminis- 
tratives de la démocratie. Les temps commencent à changer. 

Sans doute, ce n'est encore là qu'une affirmation instinctive 
et il ne faut pas exagérer la portée de ce sentiment. Les alle- 
manistes mêlent l'idée de la grève générale à l'idée contraire 
de la conquête des pouvoirs publics (i). Or, ce sont eux qui 

(i) La prépondérance des allemanistes, au congrès de Nantes, com- 
me d'ailleurs dans laFcdération des Bourses du .Travail, se manifesta, 
non seulement par la présence des principaux militants du Parti Ouvrier 
Socialiste Révolutionnaire et par le caractère des motions adoptées, 
mais, en quelque sorte officiellement, par la communication suivante que 
■jit, au nom de l'Union Fédcrative du Centre, son secrétaire Lavaud: 
« Le Congrès national tenu à Dijon, du 14 au 2 juillet 1894, a voté le ■ 
« principe de la Grève générale. Comme moyen de propagande, après 
« avoir continué sa confiance du Comité de la Grève Générale issu du 
« Congrès corporatif tenu à Paris en 1893, il ^ décidé que l'organe 
« que fait paraître cette commission devait continuer à paraître men- 
« suellement. Pour l'alimenter, 10 0/0 seront prélevés sur les quêtes 
« en faveur des grèves partielles qui souvent éclatent 'provoquées par 
« le patronat. — Le Congrès, considérant que cette question de Grève 
« générale a un caractère international ou tout au moins produirait de 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANCE 245 

donnent manifestement la note au congrès de Nantes. Il est 
vrai que leur congrès de Dijon, tenu peu de temps avant le con- 
grès corporatif de Nantes, avait renforcé le côté grève-géné- 
raliste de l'action du parti ; mais ce n'en est pas moins un parti 
politique qui la préconise. D'autres délégués, à côté d'eux, con- 
çoivent la grève-générale comme un mouvement pacifique et lé- 
galitaire, prenant sa source dans l'usage du droit de grève : Pel- 
loutier, qui allait jouer le principal rôle dans la Fédération des 
Bourses, n'a pas encore abandonné cette conception. Enfin, ce 
ne sont pas toujours des ouvriers qui en ont été, tant à ce con- 
grès de Nantes qu'à celui de Marseille, de 1892, les prota- 
gonistes essentiels: c'est un avocat (i), Briand, qui s'en est 
fait le défenseur attitré. 

Briand fut incontestablement le triomphateur du congrès de 
Nantes. Son discours donne un aperçu exact des idées que l'on 
pouvait englober alors sous le nom de grève générale. Il op- 
pose d'abord la grève généralisée à la grève partielle. « Par le 
« principe de la grève générale, dit-il, on a détruit l'égoïsme 

^ meilleurs résultats, surtout avec le concours des travailleurs des na- 
« tiens européennes, a décidé : « Le secrétariat du Parti Ouvrier So- 
« cialisie Révolutionnaire proposera au Congrès de Nantes de provo- 
« quer la tenue d'un Congrès international à Paris, en 1895, avec cette 
« question unique : de la grève générale. Le Parti s'engage à ne pas 
« tenir un Congrès national en 1895, et cela pour ne pas entraver celui 
« de la Grève générale ». {Compte-rendu du Congrès, p. 124). 

C'est contre cette influence du parti allemaniste sur le Congrès que 
protestaient les collectivistes du P. O. F. On lit, par exemple, p. yy du 
Compte-rendu, la relation de l'incident suivant: « Le citoyen Farjat (du 
« P. O. F.) dit que ce qui a amené la division du Congrès, ce sont les 
« accusations de politiciens que l'on se lançait, mutuellement à la tête, 
« On reprochait à ceux qui sont partis de prendre leur mot d'ordre dans 
« telle salle ou dans telle ville. Or le citoyen Capjuzan vient de soute- 
« nir l'organisation de la grève en disant : Il faut faire cela, parce que 
« le Congrès politique de Dijon l'a voté ainsi ». 

(i) Devant le congrès, Briand s'en était expliqué en ces termes : « On 
a éprouvé le malin besoin de dire que j'étais ici comme avocat. Comment, 
lorsque vous faisiez, un instant auparavant, appel aux intellectuels, pou- 
>ez-vous me reprocher cela? J'ai été avocat, mais j'ai donné ma démis- 
sion. Je suis aujourd'hui un simple employé, gagnant péniblement ma 
TJe. On m'a engagé à reprendre ma profession, pouvant rendre des 
services. Je ne le puis, n'ayant pas d'argent pour me payer des meu- 
bles, et vous me reprochez d'être avocat! » (Compte-Rena'u du Congrès 
ém Nantes, p. 11). 



246 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

« chez l'ouvrier; on voit les camarades se dévouer pour les au- 
« très. On ne considère plus la grève comme une lutte contre 
« le patron, mais comme une arme sociale... Quelques esprits 
« qui suivent la politique croient qu'ils arriveront au problème 
« social par des réformes. Tant mieux pour eux. Mais s'ils 
« croient qu'ils arriveront à détruire le régime de la pièce de 
« cent sous pour le remplacer par le travail, sans secousses, ;ls 
« se trompent. » Il ne répudie pas le bulletin de vote, mais il 
offre la grève générale comme une arme toujours prête : « La 
« grève générale est une formule, un drapeau qui ne porte au- 
« cun ombrage : c'est un fusil. Vous en avez un, dites-vous ; 
« mais s'il rate, ayez-en un autre tout prêt. » Et il conclut: 
« Dans six ans, on va faire l'Exposition universelle: suppo- 
« sez que quatre mois auparavant vous mettiez le gouverne- 
« ment en demeure de voter des lois sur les trois 8, la caisse 
« des retraites, etc. ; vous le forceriez par la grève générale, car 
« il serait bien embarrassé pour faire son Exposition. » 

Sa réplique est encore plus décisive que son discours : « La 
« grève générale, expose-t-il. existe depuis longtemps dans les 
« esprits; il y a lo ans environ, et elle a fait, depuis, d'énormes 
« progrès, tandis que le bulletin de vote qui existe depuis 50 ans, 
« ne nous a presque rien apporté. Vous avez préconisé la Révo- 
« lution, vous, marxistes, et alors pourquoi combattez-vous au- 
« jourd'hui la grève générale, qui est un puissant moyen pour y 
« arriver? Quand vous vous serez définitivement emparés des 
« pouvoirs publics, vous ne pourrez qu'accorder une bribe de 
« satisfaction aux travailleurs. Pensez-vous que vous pourrez 
« décréter l'expropriation politique et économique de la classe 
« bourgeoise sans secousse? Allons donc! Nous vous disons: 
« Préparez les cerveaux à la grève générale, car c'est une arme 
« puissante pour vous. De cette façon si l'une des deux armes 
« vous échappe, vous aurez au moins l'autre ». 

La résolution votée par le congrès, et rédigée par « le rappor- 
teur de la Commission de l'organisation de la grève générale »,. 
est non moins caractéristique. La grève générale est conçue un 
peu à la façon d'une opération électorale. On en prépare 1' « or- 
ganisation » par Comités et sous-comités. Qu'on en juge par les 
passages les plus saillants de la résolution: « i' Il est nommé un 
« Comité de lu Grève Générale, qui sera composé de 11 mem- 
« bres... 4° Aussitôt entré en fonctions, il devfa inviter les 
({ Bourses du Travail et les Fédérations locales ou régionales à 
« constituer dans leur ressort un ou plusieurs sons-comités qui 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANCE 247 

« correspondront avec lui, suivant les circonstances et les be- 
« soins de la situation ; — 5* Le Comité de la grcz'c générale a 
« la charge de prendre toutes les mesures pour faire aboutir la 
« grève générale ; — 6° Les secrétaires inviteront le.s députés et 
« les conseillers municipaux socialistes à assister à chacune des 
« réunions générales, pour se concerter avec lui, en vue de 
« faire une propagande incessante dans toutes les réunions où 
« ils seront appelés à prendre la parole... — 12° Les sous- 
« comités devront faire tous leurs eflforts pour obtenir des can- 
« didats aux élections générales, départementales et municipa- 
« les, l'engagement de propager l'organisation de la grève gé- 
« nérale... » 

Il y a loin, on le voit, de cette conception jacobine, politicien- 
ne, parlementaire de la grève générale à la notion qu'en a aujour- 
d'hui le syndicalisme. La grève générale n'apparaît plus actuel- 
lement au prolétariat comme une pure transposition sur le ter- 
rain économique des procédés des révolutions politiques. On ne 
croit plus qu'elle puisse surgir du jour au lendemain, sous la 
seule condition d'une organisation préalable de comités et sous- 
comités, donnant le mot d'ordre ou le transmettant, (i). El- 
le est conçue comme le couronnement d'une longue série 
d'efforts du prolétariat, se groupant peu à peu et agissant 
dans ses institutions de classe ; elle se présente à l'esprit ouvrier 
comme le terme ultime, imprévisible et indescriptible, d'une in- 
finité de mouvements et d'agitations, — quelque chose comme 
la rupture définitive qui se produira spontanément, sous la pous- 

(i) Cette conception se fait également sentir dans la résolution 
qui clôturait le rapport de la Chambre syndicale des Journalistes socia- 
listes, présenté au Congrès par Pelloutier: « Le VP Congrès National 
« des Syndicats ouvriers de France décide : il y a lieu de procéder im- 
« médiatement à l'organisation de la grève générale ; Les Conseils 
« Nationaux des Fédérations de Métiers et le Comité Fédéral des Bour- 
« S€S du Travail de France sont invités à élire une Comité Central 
« des organisations ouvrières composé de... membres par fédérations et 
« devant provoquer la formation de sous-comités régionaux et locaux. 
« — Ce comité aura pouvoir: 1° de consulter les membres du plus pro- 
« chain congrès corporatif international sur la possibilité d'organiser 
« une grève internationale; 2° au cas où cette organisation paraîtrait 
« impraticable, de préparer une grève nationale et de la décréter si 
<f les pouvoirs publics osent s'attaquer aux organisations corporati- 
«<»ves ». (Compte-Rendu, p. 49). 



248 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

sée des circonstances et dans la pleine maturité de la classe ou- 
vrière. Mais avant d'en arriver à cette notion propre à elle, la 
classe ouvrière, insuffisamment maîtresse de sa pensée, imite en- 
core inconsciemment les méthodes du monde démocratique, dont 
elle entend précisément se séparer : elle met un contenu proléta- 
rien dans le vieux cadre politique. Et ce n'est que le jour où 
elle aura pris la totale conscience d'elle-même que, s'apercevant 
de son erreur, elle trouvera entin pour son action la forme ap- 
propriée. 

Quoiqu'il en soit, l'adhésion du congrès de Nantes à l'idée 
de la grève générale précipitait la rupture du mouvement ou- 
vrier et du socialisme parlementaire. Les incidents qui se pro- 
duisirent deux ans plus tard, en 1896, au Congrès Socialiste 
international de Londres, achevèrent de consommer la scission. 

On sait que le congrès socialiste international de Zurich, te- 
nu en 1893, avait pris, afin d'écarter les anarchistes, une ré- 
solution tendant à déterminer strictement les conditions d'adhé- 
sion. Il était dit expressément: « Toutes les Chambres syndi- 
u cales ouvrières seront admises au congrès, et aussi les partis 
« et organisations socialistes qui reconnaissent la nécessité de 
« l'organisation des travailleurs, et de l'action politique. » Dès 
la première réunion du Congrès de Londres, la question se posa 
de savoir si les syndicats devaient, eux aussi, pour pouvoir se 
faire représenter, adhérer à l'action politique. De la réponse dé- 
pendait la participation au congrès de la plupart des délégués 
syndicaux français, en majorité allemanistes, possibilistes ou 
même anarchistes. La discussion porta sur l'interprétation d'une 
« virgule ». Jamais on ne vit controverse plus byzantine. Ga- 
briel Deville soutint que la virgule qui, dans la résolution de 
ZiJrich, séparait la proposition visant les syndicats de la phrase 
concernant les groupes socialistes, n'était là que par erreur et 
qu'elle ne pouvait avoir un sens distinctif : syndicats et groupes 
étaient soumis aux mêmes lois. Cette première tentative conti-e 
les syndicaux français n'aboutit pas. Les guesdistes et les ré- 
formistes revinrent aussitôt à la charge et reposèrent la ques- 
tion au sein de la section française : à une voix, ils échouèrent 
à nouveau, et, ne pouvant supporter leur défaite, ils se retirè- 
rent, pour former une section rivale. La délégation de la France 
était ainsi coupée en deux : d'une part, Guesde et son parti, sou- 
tenu par Millerand, Viviani, Jaurès, etc. ; d'autre- part, les syn- 
dicaux, révolutionnaires ou modérés, avec les allemanistes,. aux- 
quels étaient venus se joindre les blanquistes avec Vaillant. 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANCE 249 

Cette scission eut, dans le monde ouvrier et socialiste fran- 
çais, un retentissement inoui. L'attitude provocante des anti- 
syndicaux produisit une véritable exaspération contre eux. Ju- 
les Guesde, niant la valeur des syndicats représentés, s'était 
écrié: « Avec une feuille de papier et un timbre de 25 sous, on 
fait un syndicat ! » Son discours avait été une charge à foiid 
de train contre l'action syndicale, qu'il réduisait, selon son ha- 
bitude, à la simple action corporative (i). De plus, les socia- 
listes indépendants, les leaders du socialisme parlementaire, 
Millerand, Jaurès, Viviani, Gérault-Richard, poussant à ses ex- 
trêmes limites leur conception électorale de l'action socialiste, 
avaient émis la prétention de siéger sans mandat spécial, au 
simple titre de députa, « car leurs électeurs leur ont donné un 
mandat supérieur à tous les autres ». Dans la Revue Socialis- 
te, Georges Renard traduisait ainsi leur pensée: « Ces quatre 
« députés, quoique ayant sur eux des mandats parfaitement 
« réguliers, voulurent faire trancher par la section française 
« cette question de principe : Une circonscription électorale, qui 
« a nommé un député socialiste, ne peut-elle être considérée 
« comme équivalente à un groupe politique ou à un syndicat, 
<( qui peut compter parfois quelques personnes seulement, et 
« le mandat qu'elle donne à son élu ne comporte-t-il pas le 
« droit et même le devoir de la représenter dans un congrès 
« international? ». Sans doute ces prétentions ne furent pas 
admises. Il n'en est pas moins vrai que ces diverses manifes- 
tations du socialisme électoral et parlementaire amenèrent une 
recrudescence d'hostilité du prolétariat syndicaliste à son égard. 



(i) « Il ne s'agit pas, <Jit-il, d'un congrès corporatif, mais bien d'un 
Congrès socialiste. L'action corporative se cantonne sur le terrain bour- 
geois, elle n'est pas forcément socialiste, et elle existait avant que le 
socialisme fût organisé. La classe ouvrière ne peut pas se désintéres- 
ser du gouvernement. C'est au gouvernement, c'est-à-dire au cœur 
qu'il faut frapper. Dans ce congrès, il n'y a pas place pour les enne- 
mis de l'action politique. Ce n'est pas de l'action corporative qu'il 
faut attendre la prise de possession des grands moyens de produc- 
tion. Il faut d'abord prendre le gouvernement qui monte la garde 
autour de la classe capitaliste. .A.illeurs, il n'y a que mystification ; 
il y a plus, il y a trahison. Des camarades s'imposeraient à nous, 
au nom de la liberté, pour aliéner la nôtre? Ceux qui rêvent une 
a^^tre action n'ont qu'à tenir im autre Congrès ». 



250 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

n. 

La Confédération Générale du Travail (1895) 

Si la Fédération des Bourses du Travail était devenue en 
quelque sorte l'organe officiel des syndicats révolutionnaires 
(i), elle allait bientôt se trouver en concurrence avec une ri- 
vale nouvelle, née en 1895, au congrès ouvrier de Limoges: !a 
Confédération générale du Travail. 

C'est pour substituer une organisation centrale afficace à 
la Fédération des Syndicats frappée à mort au Congrès de Nan- 
tes, que la Confédération Générale du Travail fut constituée. 
Elle avait pour but de grouper en dehors de tout parti politi- 
que les fédérations nationales de syndicats et les unions locales 
ou bourses du travail. 

Une cause occasionnelle avait fourni la raison même de sa 
création. En 1891, au Congrès socialiste international de Bru- 
xelles, il avait été décidé qu'un Secrétariat du Travail serait 
créé dans chaque pays. Il devait se composer de délégués des 
organisations ouvrières et des partis socialistes, et avoir pour 
fonction de centraliser les efforts du prolétariat dans les diver- 
ses nations. Plus que partout ailleurs, en France, ce projet de- 
vait rester sur le papier. En proie aux luttes des fractions so- 
cialistes, le mouvement ouvrier français se trouvait livré aux 
pires divisions. Chacune des tendances rivales tentait de s'an- 
nexer les syndicats ouvriers, ainsi qu'on le sait. Les 
blanquistes seuls étaient restés à l'écart de cette chasse aux syn- 
dicats. Ils soutenaient l'idée de l'organisation économique auto- 
nome de la classe ouvrière, en dehors de toute tutelle politi- 
que. Ils n'eurent pas de peine, en essayant d'utiliser la déci- 
sion du congrès de Bruxelles, de faire comprendre aux mili- 
tants ouvriers qui étaient sous leur influence, la nécessité de 
créer un vaste organisme central, qui réunirait en un seul fais- 
ceau toutes les associations fédérales ou locales de syndicats. 

Contre la Fédération des Syndicats, la jeune Confédération 
Générale du Travail eut peu à lutter. Elle la trouvait à son 

(i) On conçoit qu'elle ait mis dès lors à sa tête, comme garantie 
de neutralité à l'égard des fractions socialistes, non pas un aile- 
maniste, mais un anarchiste passé par le guesdisme : Fernand Pellou- 
tier. L'anarchisme de Pelloutier n'avait rien de l'idéologie libertaire; 
c'était un fédéralisme économique extrêmement clairvoyant. Pelloutier 
allait exercer la plus profonde influence sur l'évolution des idées syn- 
dicalistes en France. 



LES ORIGINBS DU SYNDICALISME EN FRANCE 251 

agonie. Il n'en devait pas être de même avec la Fédération des 
Bourses du Travail. La difficulté allait venir ici de ce que l'une 
et l'autre se plaçaient sur le même terrain : non-affiliation des 
syndicats aux fractions socialistes et coordination de l'action 
ouvrière. L'article i des Statuts de la « C. G. T. » portait que 
« les éléments constituant la Confédération devront se tenir en 
« dehors des écoles politiques » et l'article 2 spécifiait que le 
but poursuivi était « d'unir sur le terrain économique et dans 
« des liens d'étroite solidarité, les travailleurs en lutte pour 
« leur émancipation intégrale ». 

L'antagonisme, à la vérité, aurait pris des formes plus atté- 
nuées si l'article 3 n'avait fourni l'occasion d'une guerre con- 
tinue. Cet article 3 indiquait comme rentrant nécessairement 
dans le groupement confédéral : les syndicats isolés, les fédéra- 
tions de syndicats, les bourses du travail, les fédérations de 
bourses, etc.... La Confédération devait donc englober la Fé- 
dération des Bourses, qui, d'organisme autonome, deviendrait 
ainsi un simple rouage d'une institiition plus vaste. En fait, il 
y avait une telle disproportion de forces entre les deux institu- 
tions, que la Fédération des Bourses ne tint pas compte des dé- 
cisions de la Confédération. Dans la pratique, en effet, la Fé- 
dêration des Bourses avait pris pour elle, non seulement la tâ- 
che d'organisation locale qui lui revenait naturellement, mais 
aussi la besogne de la propagande générale. 

C'est ce qui explique que la Confédération, dont les appels 
étaient condamnés à demeurer vains, ne vécut guère que théori- 
quement, pendant les premières années de son existence. La Fé- 
dération des Bourses fut vraiment la tête et le cœur du mou- 
vement syndical. Elle eut soin de tenir ses congrès dans les mê- 
mes villes que ceux de la Confédération, dont elle inspirait na- 
turellement les décisions. Si bien qu'elle conçut, à son tour, le 
plan de réorganiser la Confédération, en la composant des deux 
comités centraux de la Fédération des Bourses et de la Fédé- 
ration des unions nationales de syndicats. La Confédération 
n'aurait eu comme objet que d'arrêter la tactique à suivre sur 
les faits d'ordre général, la réalisation en étant laissée aux fé- 
dérations adhérentes. Ce projet, présenté au congrès de Tours 
en 1896, ne devait pas aboutir: mais il sera repris plus tard, 
et, à peu de différences près, c'est celui qui fonctionne actuelle- 
ment. 
"Il serait fastidieux de suivre dans le détail cette rivalité des 



252 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

deux organisations, que nous ne mentionnons ici que parce 
qu'elle est une caractéristique de la difficulté des débuts du 
mouvement syndicaliste. Je signalerai simplement qu'en 1897, 
aux deux congrès ouvriers de Toulouse, l'unification fut vo- 
tée, mais en 1898, ?'ax congrès de Renne, l'impossibilité de 
sa mise en œuvre fut si manifeste qu'on y renonça. Le mouve- 
ment syndical n'était pas prêt pour passer de la diversité à l'uni- 
té. Le prolétariat français, qui ne connaissait la liberté d'asso- 
ciation que depuis 1884, n'avait pas encore fait suffisamment 
l'apprentissage du groupement. L'individualisme traditionnel, 
qui caractérise le tempérament national, n'avait pas été contre- 
balancé par des habitudes nouvelles d'action collective. Enfin, 
le développement économique de la France manquait de cette 
fièvre qui imprime de grandes secousses aux masses ouvrières 
et aide si puissamment à leur organisation. 

III. 

Les Idées syndicalistes et les Congrès des Bourses 

Mais, en attendant une marche plus régulière du mouvement 
syndical, nous trouvons déjà nettement indiquée, par la théorie 
et la pratique de la Fédération des Bourses, la voie qu'il sui- 
vra plus tard. Cette période prépare et annonce le syndica- 
lisme qui suivra les années 1901 et 1902, aussi faut-il exa- 
miner de près l'œuvre de la Fédération des Bourses. 

Dans le livre posthume qu'il a consacré à VHistoire des Bourses 
du Travail, Pelloutier a fait de l'action de la Fédération des 
Bourses, un tableau sans doute fort exagéré, mais néanmoins 
significatif: « Quand, écrit-il, dans la période comprise entre 
« 1894 et 1896, les Bourses du Travail eurent considérablement 
« augmenté leurs services ; lorsque chacune d'elles eut solidè- 
« ment organisé son bureau de placement, ses secours aux ou- 
« vriers de passage, ses secours contre le chômage, la maladie et 
« les accidents, sa caisse de grève ; qu'elle posséda un enseigne- 
« ment technique complet et une bibliothèque scientifique bien 
« pourvue; que ses commissions d'étude eurent ouvert aux 
« yeux des syndicats des horizons jusqu'alors insoupçonnés, 
« les Bourses du Travail, au lieu de continuer à 'opérer au ha- 
« sard et de ne devoir qu'aux circonstances telle ou telle in- 
« novation. songèrent à systématiser leur propagande. Elles 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANGE 253 

« aperçurent maintenant entre toutes leurs entreprises un lien 
« mystérieux; elles constataient que leur initiative s'était, à 
'« leur insu même, étendue à la plus grande partie des mani- 
« festations de la vie sociale, et que partout, à des degrés di- 
« vers, cette initiative avait exercé, non seulement une influen- 
ce ce morale sur la direction du mouvement socialiste, et plus 
« généralement sur l'ensemble des classes sociales, mais en- 
<( core une influence matérielle sur les conditions du travail; 
« elles se sentirent donc de demarquables facultés d'adaptation 
« à un ordre social supérieur; elles comprirent qu'elles pou- 
« valent élaborer des à présent les éléments d'une société nou- 
« velle, et à l'idée déjà ancienne dans leur esprit, que la trans- 
« formation économique doit être l'œuvre des exploités eux- 
« mêmes, s'ajouta l'ambition de constituer dans l'Etat bour- 
« geois un véritable Etat socialiste, d'éliminer progressivement 
« les formes d'association, de production et de consommation 
<( par des formes correspondantes communistes (i). » 

C'est assurément le chemin à parcourir et non le chemin 
parcouru qui est ainsi tracé. Mais la conception est neuve. Nous 
la trouvons encore exposée dans les rapports présentés au 5^ 
congrès de la Fédération des Bourses, tenu à Tours en 1896, 
sur le « rôle des Bourses du travail dans la société future » 
(2). Le titre étonne par son aspect utopique. Mais le contenu 
nous renseigne avec précision sur la mentalité des auteurs. Il 
s'agit d'indiquer à quelles conditions est possible une société 
fondée sur Va association volontaire et libre des producteurs ». 
Ce seront les groupements ouvriers actuels, les Bourses du tra- 
vail d'aujourd'hui qui deviendront les centres de la vie écono- 
mique et sociale future. L'Etat, ou du moins les organes parasi- 
taires et artificiels de l'Etat, ne disparaîtront que dans la mesure 
où lui seront substitués les organes « utiles », économiques et 
sociaux, créés par le mouvement ouvrier. C'est, dit le rapport, 
ce qu'ont compris les Bourses du Travail et les syndicats. Dès 
maintenant ils tendent à enlever à l'Etat, pour les prendre dans 
leurs mains, toutes les fonctions qui ont trait au monde de la 
production. Par l'extension progressive de leurs services, par 

. (i) Fernand Pelloutier: Histoire des Bourses du Travail, p. 159. 
(Paris, Schleicher, édit. ») 

(2) Compte-rendu du V^' Congrès de la Fédération Nationale des 
Bourses du Travail, tenu à Tours du g au 12 septembre 1896 (Tours, 
Dçbenay-Lafond imprimeur, 1896, pages 104 et suivantes). 



254 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

la dilatation continue de leur volume, ils arriveront ainsi à 
constituer un Etat dans l'Etat et à préparer l'avenir. 

Au sein de ces institutions qui lui sont propres, la classe ou- 
vrière accroît chaque jour sa capacité. En organisant elle-même 
ses services : mutualité, enseignement, propagande, résistance, 
elle prend conscience des responsabilités qui lui incombent tt 
étend de plus en plus sa compétence. Les Bourses du Travail 
sont donc ainsi les organes spéciaux de l'éducation et de l'éman- 
cipation ouvrières. Tandis que le socialisme parlementaire, dans 
ses fractions révolutionnaires comme dans ses fractions réfor- 
mistes, n'attend la transformation sociale que de la conquête 
de l'Etat par des hommes politiques, les premiers syndicalistes 
subordonnent déjà la libération du prolétariat à la création d'un 
ensemble d'institutions de formation purement ouvrière. 

Si la description ne correspond pas à la réalité, il faut re- 
connaître cependant que les Bourses du Travail commencent à 
occuper une place importante dans la vie locale française. De 
tous les liens qui unissent les hommes entre eux, les liens lo- 
caux sont parmi les plus forts. La vie dans un même lieu dé- 
termine entre les habitants une communauté réelle d'aspira- 
tions. Les ouvriers d'une même ville, appartenant à des métiers 
différents, ont plus de points communs que les ouvriers d'un 
même métier dispersés à travers plusieurs villes. Les modes 
semblables d'existence, les relations de famille, les camarade- 
ries de jeunesse, la participation aux mêmes oeuvres d'assis- 
tance ou d'amusement, créent entre eux une unité vivante (i). 
Les Bourses du Travail trouvent là un support solide à leur 
activité. 

Les congrès suivants de la Fédération des Bourses montrent 
son désir de donner une forme pratique à ses conceptions. A 
son sixième congrès, tenu à Toulouse, en 1897, elle s'occupe, 
non seulement de grouper les ouvriers des champs et les ou- 
vriers de la mer (ce qui donna lieu à des rapports très com- 
plets), mais surtout d'organiser les secours de voyage ou a via- 
ticum », destinés à permettre aux ouvriers sans travail de se 
rendre de ville en ville pour trouver de l'ouvrage. L'avantage 
des secours de route est de premier ordre. Si les Bourses du 
Travail, se disaient les premiers militants syndicalistes, deve- 
naient capables de constituer un service de régularisation du 

* 

(i) V. G. Sorel. — Préface à l'Histoire des Bourses du Travail de 
Femand Pelloutier, p. 27. 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANCE 255 

marché du travail, de faire du placement à distance, de facili- 
ter le voyage des ouvriers disponibles, elles seraient des ins- 
titutions réellement indispensables pour les travailleurs. Mais au 
problème du placement se trouve lié le problème du chômage, 
puisqu'il s'agit de secourir des inoccupés. Le congrès de Tou- 
louse décida qu'une enquête serait ouverte par la Fédération 
des Bourses pour connaître l'efïectif de chacun des syndicats 
fédérés, la durée moyenne du chômage, le nombre moyen des 
chômeurs par année dans chacun des syndicats. 

Le septième congrès, tenu à Rennes en 1898, revint sur l'or- 
ganisation du viaticum et présenta un nouveau projet (i). Mais 
les Bourses ne purent se prononcer sans examen préalable et 
l'étude en fut renvoyée aux syndicats intéressés. Sur la ques- 
tion du chômage, le congrès alla plus loin : il décida que le co- 
mité central de la Fédération des Bourses dresserait, chaque 
semaine, le tableau du marché du travail dans les principales 
villes où se trouvaient les Bourses. Mais cette décision, tant 
les difficultés pratiques étaient grandes, ne fut réalisée que par 
le huitième congrès de la Fédération des Bourses, qui fut tenu 
à Paris en 1900. La constitution d'un Office National de Pla- 
cement et de Statistique y fut définitivement élaborée. Ce ser- 
vice aura d'ailleurs une histoire pleine d'enseignements. 

Le congrès tenu à Paris en 1900 fut le plus important qu'ait 
tenu la Fédération des Bourses. De ses débats et de ses résolu- 
tions se dégage l'ensemble d'indications le plus complet sur 
l'esprit théorique et pratique de l'institution. 

IV. 
Le Congrès de Paris (1900) 

Le congrès commença par rappeler la neutralité statutaire 
de la Fédération à l'égard des partis socialistes. Les souvenirs 
du congrès de Londres avaient porté leurs fruits. Depuis, d'ail- 
leurs, des faits nouveaux s'étaient produits. En 1899, les diver- 
ses fractions socialistes avaient tenté de réaliser l'unité : il sem- 
blait qu'une des causes de la non-adhésion des syndicats au parti 
socialiste ait ainsi disparu. Des avances furent faites aux orga- 
nisations ouvrières ; des controverses très vives s'élevèrent dans 
les milieux socialistes politiques; les syndicats s'émurent. Leur 

(i) Compte-rendu dans L'Ouvrier des Deux-Mondes, 1" octo- 
bre 1808. 



256 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

réponse confirma leur attitude précédente : « Considérant, dit 
(( la résolution votée par le congrès de Paris, que toute immix- 
« tion de la Fédération des Bourses dans le domaine de la po- 
« litique serait un sujet de division et détournerait les orga- 
« nisations syndicales du seul but qu'elles doivent poursuivre : 
« l'émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mê- 
« mes, le Congrès décide qu'en aucun cas la Fédâratipn des 
{( Bourses ne devra adhérer à aucun groupement politique. » 

Il faut dire encore une fois — ainsi que cela ressort sura- 
bondamment de tout ce qui précède, — que les divisions socia- 
listes n'étaient pas la seule raison, ni la raison profonde, de 
l'opposition du socialisme ouvrier et du socialisme parlemen- 
taire. J'ai signalé les différences fondamentales de conception 
qui séparaient les deux mouvements, et la participation de 
Millerand au pouvoir ne pouvait que les accentuer. On a vu 
la marche rapide du socialisme français vers la parlementa- 
risation, et on a compris sans peine la réaction qu'elle avait 
provoquée dans les milieux ouvriers. Aussi l'accession d'un 
député socialiste au pouvoir n'était, pour la plupart des mi- 
litants conscients, que la conclusion conséquente du développe- 
ment normal du parti socialiste. Et cette constatation n'était 
pas de nature à modifier la position de la Fédération des 
Bourses du Travail. 

Le congrès de Paris aborda ensuite la question de « l'orga- 
nisation de l'enseignement professionnel par les Bourses du 
Travail ». Des rapports, nombreux et inégaux, qui furent dépo- 
sés, il résulte un souci manifeste des Bourses de maintenir 
la bonne qualité du producteur. Logique avec les conceptions 
générales qui guidaient l'action anti-étatique de la Fédéra- 
tion des Bourses du Trazml, le Congrès posa comme idéal à 
atteindre : de rendre les Bourses assez puissantes pour prendre 
exclusivement dans leurs mains l'organisation de l'enseignement 
professionnel, que l'Etat est impuissant à assurer loin de l'a- 
telier. Mais l'ambition des Bourses en matière d'enseignement 
s'affirma plus haute. Le Congrès décida que le but que devaient 
poursuivre les Bourses, c'était d'arriver à être capables un 
jour d'organiser l'enseignement général pour les enfants des 
syndiqués, afin de les soustraire à l'influence de l'Etat com- 
me à celle de l'Eglise. On conçoit la portée d'une pareille dé- 
cision, au moment de la grande bataille qui se livrait en Fran- 
ce, entre l'Eglise et l'Etat, pour le monopole de l'enseignement 
primaire. C'est une troisième puissance qui se dresse entre 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANCE 257 

ces deux forces rivales, et qui prétend ne dépendre ni de l'une 
ni de l'autre. 

Les raisons qui inspirent le congrès de Paris ne sont pas 
moins graves que la décision elle-même. Ce sont d'abord des 
motifs tirés de l'intérêt de classe. En assurant lui-même 
l'instruction de ses enfants, le prolétariat transférera à la classe 
ouvrière un des services les plus importants de l'Etat et enri- 
chira ainsi d'une fonction primordiale l'organisme prolétarien. 
Par là-même, il arrachera à l'influence de l'idéologie officielle, 
pour les mettre sous l'influence de l'idéologie prolétarienne, les 
enfants des travailleurs: il leur permettra de prendre cons- 
cience de leur rôle social futur. Ce sont ensuite des motifs 
d'ordre technique. L'enseignement populaire traditionnel est 
abstrait et loin de la vie ; il a été organisé sur le modèle des 
études classiques, sans le moindre souci des exigences de la 
production et des usages de l'iatielier. Les jeunes ouvriers]^ 
qui se destinent au rôle difficile de producteurs, ne sont ainsi 
nullement préparés par l'école actuelle à leur tâche future. îl 
n'y a que les organisations ouvrières qui, par levir connaissance 
de la pratique industrielle, puissent mettre un terme à ce divorce 
entre l'école et l'atelier, et faire de la première l'antichambre du 
second. 

Sans doute, le rêve des Bourses du Travail n'est guère, 
de longtemps encore, réalisable. Mais l'intérêt de pareils vœux 
est moins dans leur applicabilité immédiate que dans la con- 
ception générale qu'ils impliquent. Les critiques et les indi- 
cations formulées par les syndicats à propos de l'enseigne- 
ment professionnel et de l'enseignement primaire ont une por- 
tée aujourd'hui incontestée, et, à leur lumière, des progrès 
réels peuvent être accomplis. 

Toujours préoccupé de l'extension des services des Bourses 
du travail, le congrès examina les moyens d'introduire en 
France le label ou marque syndicale ; mais il ne parvint pas 
à une solution précise. Il décida aussi de créer dans chaque 
Bourse un Musée du Travail où serait exposé un échantillon 
des produits spéciaux à la région, avec l'indication du nombre 
d'ouvriers concourant à sa production, des conditions du tra- 
vail, etc. 

Mais c'est dans toute une série de discussions d'ordre ré- 
volutionnaire que le Congrès de Paris accusa les tendances de la 
Fédération des Bourses: il faut signaler en premier lieu la 
résolution antimilitariste sur les relations entre les Bourses 



258 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

du Travail et les ouvriers devenus soldats. L'Affaire Dreyfus 
avait eu pour résultat d'atteindre le prestige de l'armée dans 
les masses prolétariennes : une campagne antimilitariste ardente 
s'en était suivie, qui ne devait aller que grandisant. De plus, l'in- 
tervention régulière de l'armée dans les grèves, soit pour la 
répression soit pour la substitution de soldats aux grévistes, 
avait donné depuis longtemps un aliment permanent aux» senti- 
ments antimilitaristes ouvriers. C'est pourquoi le contact or- 
ganisé entre les syndicats et les anciens syndiqués appelés au 
régiment, en même temps qu'il était un acte de solidarité ouvri- 
ère, semblait à la Fédération des Bourses, le meilleur moyen 
de rappeler constamment aux soldats qu'ils étaient avant tout 
des travailleurs. Le congrès vota la motion suivante : « Pour 
« affirmer les sentiments de solidarité ouvrière et pour évi- 
(( ter aux jeunes soldats la souffrance de l'isolement et l'in- 
« fluence démoralisante du régiment, le Congrès décide: que les 
« jeunes travailleurs qui ont à subir l'encasernement devront 
« être mis en relations avec les secrétaires des Bourses du 
« Travail des villes où ils seront en garnison. Si les relations 
« directes entre les Bourses et les jeunes soldats étaient trop 
<( difficiles, le congrès préconise les relations amicales, celles- 
« ci pouvant avoir lieu au domicile des militants ». On sait 
qu'en vertu de cette décision, beaucoup de syndicats ont créé 
le Sou du Soldat, caisses constituées par des prélèvements 
mensuels sur les cotisations syndicales ou par des versements 
supplémentaires spéciaux. 

Ce qui me paraît plus décisif encore, c'est que, bien plus 
fortement que l'antimilitarisme, l'opposition à la politique 
industrielle du Ministère Waldeck-Rousseau fit éclater les sen- 
timents anti-étatiques de la Fédération des Bourses. Le grand 
fait de la politique française, en 1899-1900, ayant été la parti- 
cipation d'un socialiste au pouvoir et l'avènement d'un gouver- 
nement nettement démocratique, l'entrée de Millerand au mi- 
nistère du commerce avait eu, malgré le syndicalisme révolu-, 
tionnaire plus ou moins confus de la Fédération des Bourses, un 
énorme retentissement dans la classe ouvrière. De grandjCS 
espérances avaient été éveillées et on attendait beaucoup du 
pouvoir nouveau. La vieille croyance en l'action protectrice de 
l'Etat, ébranlée par tes premiers symptômes d'anti-étatisme 
que nous avons rencontrés, reprit une force nouvelle. Pour 
défendre l'Etat démocratique, les syndicats parisiens avaient, en 
1899, officiellement participé, drapeaux rouges librement dé- 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANCK 259 

ployés, à la grande manifestation du « Triomphe de la Républi- 
que ». C'était toujours le même peuple de Paris, prêt à s'en- 
thousiasmer pour les causes démocratiques et à se confondre 
avec la bourgeoisie libérale. Il semblait donc que le syndica- 
lisme naissant de la Fédération des Bourses n'eût été qu'une 
manifestation théorique d'un moment. En fait, ce fut le con- 
traire que proclama le Congrès de Paris. 

Que s'était-il passé? Le réformisme social, qui nac|uit de la 
collaboration de Millerand et de Waldeck-Rousseau, fut sans 
doute un réformisme démocratique, mais par là-même, com- 
me je l'ai démontré, en un sens conservateur. C'est ici sur- 
tout qu'on peut voir à quel degré la démocratie est le « régime 
de la paix sociale ». La politique industrielle du ministère Wal- 
deck-Rousseau-Millerand ne pouvait donc être que pacificatrice, 
et par cela même elle rendit suspecte la démocratie au syndi- 
calisme révolutionnaire. Deux projets de loi, déposés par le 
gouvernement ou préparés par ses amis, avaient dès le début 
caractérisé cette politique de pacification sociale. Le premier avait 
pour but d'étendre la capacité juridique des syndicats. La loi de 
1884 ne peripet à ces derniers que des opérations très limitées, 
ayant trait exclusivement à la défense de leurs intérêts profes- 
sionnels. Le nouveau projet leur donnait la possibilité de faire 
des actes de commerce. Il attribuait en plus la personnalité 
juridique aux unions de syndicats et par suite le droit d'ester 
en justice. La Fédération des Bourses trouva que c'étaient là 
des présents dangereux. Son comité fédéral avait de lui-même 
repoussé ces dons, qualifiés de trompeurs : le congrès l'approuva. 
Il vit dans la commercialisation des syndicats, dans la possibi- 
lité pour eux de faire des actes d'entreprise capitaliste au 
même titre qu'un marchand ou un industriel, la certitude d'une 
désagrégation prochaine. De deux choses l'une, disait le comité 
fédéral : Ou les affaires réussiront, et alors l'esprit de lutte 
disparaîtra devant l'esprit de lucre; le syndicat ne sera mû 
désormais que par la poursuite du profit commercial ou du 
profit industriel. Ou les affaires péricliteront, et alors^ ce sera 
non seulement la ruine matérielle, mais encore la ruine morale. 
De même l'acquisition de la personnalité civile par les unions 
de syndicats ne paraissait pas moins grave à la Fédération des 
Bourses. Si actuellement les unions de syndicats ne peuvent 
pas non plus être poursuivies civilement en dommages et inté- 
rêts, elles échappent par là-même aux attaques des patrons, victi- 
rftes de grèves ou de mises à l'index. 



260 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Une proposition de loi, déposée par l'ancien ministre 
■ Guieysse, portait en outre l'organisation des retraites ouvrières. 
Les ouvriers, les patrons et l'Etat devaient supporter respec- 
tivement le tiers des charges. La Fédération des Bourses, atta- 
qua violemment cette proposition, toujours par l'organe de son 
comité fédéral. Ce dernier déclara que la contribution des ou- 
vriers (pour un tiers) au fonds des retraites n'aurait comme 
résultat qu'une diminution proportionnelle des salaires. Il ob- 
jecta ensuite que le paiement par les patrons du second tiers 
se répercuterait à son tour sur les salaires, les industriels ne 
pouvant admettre une réduction du profit. Le Congrès approuva 
l'attitude du Comité fédéral et, comme lui, invita les ouvriers 
à se défier de pareils projets et à « redou'oler d'énergie pour 
obtenir l'augmentation des salaires et la diminution de la 
journée de travail, moyen beaucoup plus sûr de garantir l'exis- 
tence des travailleurs. » 

La rupture entre l'Etat et le mouvement ouvrier organisé 
est donc fortement accusée. Dans le passé, la classe ouvrière ne 
s'était révoltée que contre l'Etat oppresseur; aujourd'hui, c'est 
contre l'Etat bienfaiteur que le prolétariat se dresse. C'est là 
la caractéristique, du syndicalisme français : il arrache la classe 
ouvrière à la superstition étatique. L'Etat reste le même sous les 
aspects divers qu'il revêt : un mécanisme oppressif et extérieur à 
la vie.Mais la classe ouvrière ne s'en aperçoit clairement que dans 
un régime pleinement démocratique. La dernière incarnation de 
l'Etat est ainsi la mort.de l'Etat: il perd tout prestige, du jour 
où sa vraie nature est enfin révélée au prolétariat désabusé. 

V 
Le déclin de la Fédération et l'Uniité Ouvrière. 

La période ascendante de la Fédération des Bourses prend 
fin avec le Congrès de Paris. Pelloutier disparaît; les diffi- 
cultés de tout ordre augmentent; la Fédération perd peu a 
■peu son rôle prépondérant et cède le pas à la Confédération 
Générale du Travail, que transforme une vie nouvelle. 

Cette dernière période de l'existence autonome de la Fédéra- 
tion des Bourses légitime l'expression de « pré-syndicalisme » 
dont nous nous sommes servis pour caractériser l'œuvre de 
cette institution. Elle montre à la fois les insuffisances et les con- 
tradictions qu'elle portait en elle. En 1901, son congrès de Nice 
s'efïorça de perfectionner ses services, de mettre sur pied le 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANCE 261 

« viaticum », de constituer un « commission juridique » pour 
l'examen des affaires ouvrières en justice, etc.. Mais il eut 
à faire face au plus grave problème qui se posait aux Bourses: 
celui de l'indépendance matérieille. D'une part, les Bourses 
étaient devenues suspectes à beaucoup d'ouvriers, par les se- 
cours que leur octroyaient les pouvoirs publics : on dénonçait 
leur manque d'indépendance. D'autre part, l'allure révolution- 
naire qu'un grand nombre d'entre elles avaient prise, leur avait 
fait perdre subitement tout subside de municipalités peu sou- 
cieuses d'entretenir la rébellion ouvrière. Enfin, il semblait aux 
ouvriers les plus avisés que, pour être vraiment fortes et attein- 
dre leur but, les Bourses devaient se suffire à elles-mêmes et 
trouver dans leurs ressources propres les moyens de vivre 
libres. 

Là apparaît indubitablement l'illogisme de cette première 
.manifestation du syndicalisme français. Si la Fédération des 
Bourses, véritable initiatrice, avait eu la conception originale 
d'un mouvement ouvrier opérant une rupture totale avec le 
monde capitaliste, en fait elle avait poussé l'inconséquence jus- 
qu'à s'incorporer pratiquement à l'Etat qu'elle prétendait com- 
combattre. La scission n'était pas réelle : au fond, le lien le plus 
lourd rattachait les Bourses du Travail au pouvoir, puisque 
l'existence matérielle des organismes propres de la classe ou- 
vrière était subordonnée à la bienveillance des administra-» 
tions publiques. Discrétionnaires, révocables, disparaissant au 
moment où on s'y attend le moins, les subventions sont une 
source de corruption indéniable et une prime à la paresse pécu- 
niaire (i). 

Evidemment, la Fédération des Bourses se trouvait en pré- 
sence d'une situation complexe : les syndicats et les Bourses 
n'étaient pas encore assez forts pour réaliser dans une mesure 
imposante les institutions autonomes qu'ils préconisaient. Il est 
certain que la mise en œuvre de pareilles conceptions suppose 
un degré très avancé de l'évolution du prolétariat. Mais alors 
l'historien a le droit de se demander s'il n'eût pas été plus 
logique de ne créer des Bourses que là où les syndicats étaient 
capables d'en assurer l'existence, et de s'abstenir d'en édifier 
là où les secours du pouvoir devaient être leur unique source 

(i) Ce fut une inconséquence de Pelloutier — c:-.piic.ib!e par Li situation précaire 
des Bourses ■ — d'admettre la subvention comme un moyen nofm.-il de vie. — Voir 
Hi*(£irc des Bourses du Travail, p. 82. 



262 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

de vie. Une qualité supérieure eût été préférable à une quan- 
tité inférieure. 

Cependant, pour apprécier en toute justice cette inconsé- 
quence du premier syndicalisme révolutionnaire français, il faut 
tenir compte des tentations que les factions politiques ont tou- 
jours offertes à la classe ouvrière. Les conseils municipaux, 
radicaux ou socialistes, ont sans doute souvent subi des deman- 
des de subventions ; mais ils les ont plus souvent encore fait 
naître. Ils y ont bien des fois trouvé un excellent moyen de 
gouvernement, c'est-à-dire d'assurer leur réélection et de main- 
tenir sous leur influence le prolétariat (i). 

La Fédération des Bourses sentait si bien la contradiction 
dans laquelle elle se mouvait, que ses deux derniers congrès 
furent en partie occupés à la résoudre. En 1901, son congrès 
de Nice affirma bien la nécessité de s'affranchir de la protection 
des pouvoirs publics, il n'en continua pas moins à accepter les 
subventions. Le nouveau secrétaire de la Fédératon des Bour- 
ses, Yvetot écrivait dans son rapport au congrès : « Nous som- 
« mes partisans de demander tout ce que nous pourrons pour 
« nos Bourses du Travail aux municipalités quelles qu'elles 
« soient... Les Bourses qui ont le bonheur d'avoir une munici- 
« palité qui leur est favorable, doivent en profiter, autant pour 
(( elles que pour celles qui n'ont pas cette chance ». Il est vrai 
qu'immédiatement après, il préconisait la création de coopérati- 
ves de production, destinées à faire vivre de leurs bénéfices les 
Bourses du Travail. Mais ce moyen parut utopique au congrès; 
on déclara que les coopératives de production, vraies entreprises 
capitalistes, ne se maintiennent qu'avec la plus grande peine et 
que l'expérience les a condamnées lorsqu'elles ne sont pas 
liées à des coopératives de consommation. La question ne fut 
point résolue et on se contenta de voter un ordre du jour, qui 
tout en acceptant momentanément le principe des subventions, 
invitait le comité fédéral à rechercher les moyens pratiques 
d'assurer l'indépendance des Bourses. 

(i) Voir: Les Associations Professionnelles en France, publié par 
le ministère du Commerce et de l'Industrie. Tome I. (1899) p. 261: 
« On peut se demander si, en facilitant la création de nombreux syndi- 
cats, ces institutions subventionnées ne les ont pas un peu trop dispen- 
sés de l'habitude de faire des efforts pour leur organisation et leur 
fonctionnement, et l'on a déjà pu constater que la suppression momen- 
tanée de la subvention jette les syndicats affiliés à une Bourse du 
travail dans un véritable désarroi. » 



LES ORIGINES DU SYNDICALISME EN FRANCE 263 

Le congrès de 1902, tenu à Alger, n'apporta pas davantage, 
de solution. C'est toujours la même difficulté à élever les coti- 
sations syndicales qui s'oppose au rejet des subventions. Cepen- 
dant les événements venaient de donner au problème une gra- 
vité nouvelle. Le ministère Waldeck-Rousseau se montrait in- 
quiet des tendances révolutionnaires des Bourses du Travail. 
Une circulaire adressée aux préfets leur enjoignait d'inviter 
les municipalités à mieux surveiller les fonds alloués comme 
subventions aux Bourses et à exiger le détail de leur emploi. 
Beaucoup de Bourses, à la suite de cette circulaire, avaient 
vu leur subvention réduite ou supprimée. Seules, celles qui 
se tenaient strictement dans les limites de la loi de 1884 étaient 
sûres de n'être pas inquiétées. Aussi les délégués au congrès 
d'Alger firent entendre des plaintes violentes. Mais on se 
borna de nouveau à remettre la question entre les mains du 
comité fédéral, pour une étude plus approfondie. 

L'inconséquence de cette solution, qui maintenait la dépen- 
dance des Bourses à l'égard des pouvoirs publics, était d'autant 
plus grande que précisément, à ce congrès de 1902, la Fédé- 
ration des Bourses accentuait son allure révolutionnaire. Elle 
résolut, en premier lieu, la vieille question de l'unité ouvrière, 
c'est-à-dire de sa fusion avec la Confédération Générale du 
Travail. La raison en était dans le désir de la classe ouvrière 
organisée de constituer un bloc capable de résister au pou- 
voir. La Fédération des Bourses sentait que, livrée à elle-même, 
depuis surtout les progrès rapides de la Confédération Géné- 
rale du Travail, elle serait impuissante à mener une vaste ac- 
tion générale, entraînant l'ensemble de la classe ouvrière. Le 
projet d'unité, qui fut voté à son Congrès de Nice, maintenait 
l'autonomie des deux organisations: leur activité seulement 
était liée par un comité fédéral, à attributions administratives 
et sans pouvoir autoritaire. 

Cette attitude révolutionnaire fut encore plus marquée dans 
la discussion et la résolution provoquée par la propagande 
antimilitariste. Le congrès déclara que l'antimilitarisme était un 
des principes essentiels du syndicalisme. L'opposition entre 
l'Etat et le mouvement ouvrier, théoriquement du moins, va 
toujours s'aggravant. D'autant plus que, cette fois, « anti- 
militarisme )) veut dire « antipatriotisme ». Le Congrès décida 
d'éditer une brochure intitulée le Manuel du Soldat, et dirigée 
contre l'armée et contre la patrie. Le secrétaire de la Fédération 
dfs Bourses fut chargé de sa rédaction. 



264 LE MOUVEMENT SOCIAt.ISTb 

La Fédération des Bourses disparut comme organisme auto- 
nome au Congrès d' « unité ouvrière », tenu à Montpellier en 
1902. Elle devenait la Section des Bourses du Travail de la 
nouvelle Confédération Générale du Travail. 

Pour juger sainement l'œuvre de la Fédération des Bourses, 
il faut la considérer bien plus comme un précurseur que com- 
me le créateur du S3mdicalisme actuel. Elle jeta des germes 
qui devaient miirir dans une période d'action ouvrière plus 
favorable, et c'est en ce sens qu'elle rendit possible le ra- 
pide développement des idées syndicalistes. Le progrès du 
mouvement ouvrier sera de s'incorporer sa conception d'un 
anti-étatisme pratique, d'un corps d'institutioiis spécifiquement 
ouvrières, et de rejeter ses derniers emprunts au monde capi- 
taliste, le subventionnisme en tête. 

On a souvent qualifié d'anarchiste l'action de la Fédération 
des Bourses. C'est une erreur. L'anti-parlementarisme des al- 
lemanistes, les vrais inspirateurs de la Fédération, attira évi- 
demment beaucoup d'ouvriers plus ou moins anarchisants, 
mais ceux-ci étaient préoccupés avant tout d'organisation et 
d'action collective. Le secrétaire et l'âme de la Fédération fut 
sans doute un anarchiste, Peîloutier; mais, encore que ce ca- 
ractère n'ait déformé nullement l'action de l'organisation, son 
anarchisme était suspect à l'anarchisme officiel, et les Temps 
Nouveaux le lui firent bien voir (i). 

La place de la Fédération des Bourses du Travail, dans 
l'histoire des idées ouvrières, en France, demeurera culmi- 
nante. 

Hubert L.4gardellh. 



(i) Les anarchistes furent longtemps les adversaires de l'organisation syndicale. 
Lorsqu'une partie d'entre eux se décida à participer au mouvement ouvrier, ce fut d'a- 
bord avec l'espoir de trouver là un milieu particulièrement favorable à la propagande 
anarchiste. 



La Question Agraire en Roumanie 



Si on n'examinait que les chiffres du commerce roumain 
qui, en 1908, (exportation et importation), a atteint à peu près 
un milliard et a mis la Roumanie au septième rang des na- 
tions marcliandes, si l'on n'indiquait que l'étendue de son ré- 
seau de chemins de fer, de ses lignes télégraphiques et télépho- 
niques, si, enfin, on ne prenait en considération que son bud- 
get, on pourrait affirmer que ce pays a fait un progrès im- 
mense et que le peuple roumain doit vivre dans une situation 
matérielle brillante. Mais la Roumanie, précisém.ent, peut ser- 
vir de confirmation à ces paroles, paradoxales en apparence, 
mais profondément vraies de Destut de Tracy: « Les pays 
riches sont ceux où les habitants sont pauvres, et les pays pau- 
vres, ceux où les habitants sont riches. )) 

La Roumanie est le pays des grandes richesses concentrées, 
des grandes propriétés latifundiaires, de la grande production 
agricole et de l'extrême pauvreté de la masse. 

La population la plus misérable et la plus exploitée se trouve 
précisément dans la plaine danubienne,, le riche et fertile gre- 
nier du pays, mais où la grande propriété (par exemple le dé- 
partement d'Olt) occupe 75 0/0 des terres arables et où le 
nombre des illettrés au-dessus de sept ans, atteint le chiffre 
incroyable de 88 0/0 en moyenne. 

Dans les départements montagneux, plus pauvres, prédomi- 
ne la petite propriété et les habitants jouissent d'une meil- 
leure situation matérielle. 

L'impôt sur le revenu n'existant pas en Roumanie, le seul 
indice de la répartition des fortunes nous est fourni par l'en- 
registrement des successions, très instructif sous ce rapport, 
publié par le ministère des Finances pour la période 1900-1903. 

Pendant ces quatre ans, il y a eu, en Roumanie, 15.099 suc- 
cessions ouvertes, soumises à la taxe d'enregistrement et dont 
l'ensemble atteint le chiffre de 333.364.456 francs. Mais, tan- 
dis que le groupe le plus nombreux (12.599 successions de 
5Q0 à 10.000 francs) représente un total de 43 millions, un 



266 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

groupe de 42 favorisés de la fortune, héritent ensemble de 123 
millions. Le deuxième groupe d'héritiers (de 10.000 à 100.000 
francs) comptant 1.958 personnes, hérite d'un total de 5'3 mil- 
lions de francs. Le troisième groupe contient 491 personnes 
ayant hérité de 100.000 francs à un million, soit ensemble une 
somme totale de 113 millions. 

Il faut, en plus, remarquer qu'en Roumanie meurent an- 
nuellement 165.000 personnes, dont 38 0/0 au-dessus de 21 ans, 
ce qui fait pour quatre ans 250.000 hommes et femmes ma- 
jeurs, morts sans rien laisser à leurs héritiers ou en laissant 
une fortune au-dessous de 500 francs, dispensée de la taxe 
d'enregistrement, en face de 43 Crésus laissant, chacun, trois 
millions en moyenne. 

La principale, sinon l'unique source de la richesse en Rou- 
manie, est l'agriculture. La terre se trouve entre les mains 
des grands propriétaires. Ainsi, d'après les chiffres du recen- 
sement de 1905, il y a en Roumanie 4.171 grands propriétaires 
possédant ensemble 3.789.192 hectares de terre de culture, ce 
qui constitue 47,53 0/0 de tout le territoire arable, contre 
T.oi 5.302 petits propriétaires possédant ensemble 3.3I9-950 
hectares ou 41,66 0/0 de toute la terre cultivable. Ainsi donc, 
la moyenne de la grande propriété (au-dessus de 100 hecta- 
res) est de 908 hectares, tandis que celle de la petite (de i à 
10 hectares) est de 3,2 hectares. Enfin, il y a encore 38.699 
propriétaires moyens (de 10 à 100 hectares) possédant ensem- 
ble 860.403 hectares, soit 10,81 0/0 du sol cultivable (i). 

D'autre part, si nous examinons la catégorie de la grande 
propriété, nous trouvons 771 propriétaires possédant de i.ooo 
à 3.000 hectares, soit ensemble 1.236.420 hectares; 112 pro- 
priétaires ayant de 3.000 à 5.000 hectares ou ensemble 434.367 
hectares, et enfin 66 propriétaires ayant chacun au-dessus de 
5.000 hectares ou, ensemble, 520.095 hectares, c'est-à-dire la 
seisième partie du territoire arable de la Roumanie. 

La plupart des grands propriétaires préférant l'oisiveté au 
travail, louent leurs terres à de grands fermiers. Certains de 
ces derniers ont réussi à accaparer de nombreuses propriétés. 
Ainsi prirent naissance les fameuses associations appelées chez 
nous, improprement, des « trusts », où on voit un fermier ou 

(i) 13.134 de ces propriétaires reviennent à la province de la Do- 
broudja, ce qui réduit les propriétaires moyens de la Roumanie pro- 
prement dite au chiffre de 25.566. 



LA QUESTION AGRAIIIK EN ROUMANIE 267 

une association de fermiers affermant des centaines de milliers 
d'hectares. 

Mais comment mettre en valeur ces latifundia? S'il fallait 
recourir au travail libre, il faudrait pour chaque propriété des 
milliers de prolétaires agricoles, difficiles à trouver et encore 
plus difficiles à surveiller de près. Affermer, d'autre part, ces 
terres par petits lots aux paysans, c'est renoncer au profit que 
peut apporter la culture en régie. 

La difficulté a été résolue par la découverte du système des 
contrats agricoles, qui restera l'un des monuments de la plus 
éhontée et de la plus rapace exploitation du travail humain. 

Le contrat agricole, c'est le travail forcé, c'est le servage de 
fait avec toutes les corvées et les prestations du Moyen-Age. 

Le paysan roumain, petit propriétaire, est entièrement à la 
discrétion du grand propriétaire. C'est ce dernier qui lui loue 
de la terre, celle du paysan étant insuffisante pour la culture 
et pour le pâturage, c'est lui qui lui avance de la semence et 
de l'argent. Le grand propriétaire dicte, par ce moyen, aux 
paysans, les conditions qu'il veut. Il l'oblige à exécuter, à la 
première demande, les travaux dont il a besoin pour ses pro- 
priétés. 

Ainsi donc, ce sont les paysans, petits propriétaires, qui 
font tous les travaux dont les grands propriétaires ont besoin. 
Ces derniers sont dispensés de tenir des bestiaux et des instru- 
ments aratoires — sauf les batteuses. — Et comme le paysan 
est obligé de courir avant tout au champ du propriétaire ou 
du fermier, il néglige forcément le sien qui est labouré, semé, 
moissonné, avec du retard. 

C'est pourquoi la productivité des terres des paysans est 
beaucoup inférieure à celle des propriétaires, bien qu'elles 
soient travaillées par les mêmes personnes, avec le même bé- 
tail et les mêmes instruments. 

L'exploitation à laquelle est soumis le paysan roumain par 
les contrats agricoles, est d'autant plus grande qu'il paie le 
plus souvent son fermage en nature : en produits et en tra- 
vail, dont il lui est difficile d'apprécier la valeur. 

Le lecteur pourra se faire une idée de ce que représentent 
ces contrats agricoles, par la copie d'un de ces documents qui 
ne diffèrent pas beaucoup d'un village à l'autre: 



268 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 



Contrat agricole 

de M. F. Corlatcsco, enregistre à la mairie de la commune Dobreni 
Campiirel, concernant la propriété Dobreni, lot A, d'une siipcr- 
cie de 1.400 hectares. Les paysans cultivent 500 hectares pour 
le compte du propriétaire. Ils ne possèdent- pas de pâturages leur 
appartenant. 

« Entre les soussignés, Philippe F. Corlatesco, propriétaire du 
domaine Dobreni Campurel, lot A, arrondissement de Cretzesti, 
département d'Ilfov, et les habitants de la même commune, fut 
conclu le contrat suivant: 

L'administration du domaine s'oblige à donner aux habitants 
soussignés, les terres nécessaires pour la culture du maïs, contre 
paiement d'une dîme (dijma, en roumain) et pour la culture des 
melons, contre un paiement en argent, pour l'année 1905- 1906, 
dans les conditions suivantes : 

1° Nous, les habitants, cultivateurs de maïs, nous nous obligeons 
à donner, comme dîme (dijma) la moitié de notre produit (en 
roumain una si una, c'est-à-dire une partie au propriétaire et une 
partie aux paysans). Nous nous obligeons, en plus, à lui donner un 
boisseau (20 litres) de grains par pogone (1/2 ha.), comme droit 
de garde-champêtre (pandarit) et un boisseau par trois pogones, 
"omme droit de cocarit; 

2° Pour chaque pogone de terre que nous -louons chez le pro- 
priétaire, nous nous obligeons à lui fournir différents travaux 
agricoles, dont l'ensemble s'élèvera à la somme de 10 francs; 

3° En plus de la dîme et des travaux agricoles stipulés ci-dessus 
(n°" I et 2), nous nous obligeons à donner au propriétaire encore 
7 francs en argent par quatre pogones ; 

4° A part cela, nous nous obligeons pour chaque pogone de terre 
que nous louons contre le paiement d'une dîme, à exécuter pour 
le compte du propriétaire, tous les travaux nécessaires à la cul- 
ture d'un quart de pogone de maïs, à savoir : le labourage, l'ense- 
mencement, le hersage, le sarclage, le nettoyage des mauvaises her-' 
bes, la récolte avec le dépouillement des épis et le transport de ces 
derniers au grenier ou à la batteuse du propriétaire : 

5° Ceux, parmi nous, qui louent chez le propriétaire plus de quatre 
pogones de terre de culture, sont obligés de faire, pour leur 
compte, la moisson d'un quart de pogone pour chaque pogone louée, 
en plus des quatre; ' 

6° Les travaux agricoles que nous nous obligeons à exécuter pour le 
compte du propriétaire, en paiement de la somme de 10 francs que 



LA QUESTION AGRAIKE KN ROUMANIE 269 

nous lui devions en plus, par pogone de terre, consisteront en labou- 
rage bon et gospodarcsk (i), évalué à raison de 5 francs le pogone, 
en moisson bonne et gospodaresk, avec le transport des produits à la 
batteuse du propriétaire, au prix de 6 francs le pogone. Seul le trans- 
port dos produits d'un pogone sera payé à raison de 2 francs; la 
journée de travail d'un homme sera payée 3 francs s'il est avec son 
chariot, et i franc, s'il est sans chariot (il s'agit d'une journée de 
travail de 14 à 16 heures, de la levée du soleil à son coucher N.-B.). 
Le transport d'un kila (6 hectolitres) de céréales, jusqu'à la gare 
voisine, sera payé i franc. 

7° Nous ferons tous les travaux stipulés ci-dessus avec la nourri- 
ture fournie par nous et avec nos instruments aratoires, et au pre- 
mier appel de l'intendant du propriétaire ; 

8° Ceux, parmi nous, qui se sont engagés à prendre des terres con- 
tre un paiement en dîme, déclarent se considérer par cela même en- 
gagés à payer pour leurs bestiaux un droit de pâturage de 8 francs 
par tête de bétail et de i fr. 50 par tête de brebis ou de chèvre. La 
jouissance du pâturage ne commence qu'après l'enlèvement de la ré- 
colte du blé. Une paire de boeufs est exempte de tout droit; 

9° Ceux d'entre nous qui prendront des terres pour la culture des 
melons s'obligent à payer: 30 francs le pogone pour les terres si- 
tuées sur les collines, et 45 francs pour celles qui sont dans la plai- 
ne. A part cela, nous nous obligeons à faire encore la moisson d'un 
pogone et son transport pour chaque pogone affermé ; 

10° Nous nous obligeons à nous acquitter de tous nos travaux 
agricoles avant que le maïs soit dîmé. Nous prenons le même enga- 
gement pour toute autre dette contractée envers l'administration de 
la propriété. Il nous est interdit d'enlever notre part de récolte avant 
l'acquittement de toutes les obligations et dettes stipulées, en argent 
ou en nature, dans le contrat actuel. 

Moi, Philippe Corlatesco, j'accepte toutes les clauses stipulées 
plus haut; en foi de quoi, je signe ce contrat légalisé conformément 
à la loi. 

P. propr. P.-F. Corlatesco. 
(Ss.) MoRiTZ Herman. 
Suivent les signatures des habitants. 
Légalisé par le Maire: Ion Betzi. 

On voit par ce document à quels procédés ingénieux ont 
recours les propriétaires roumains pour pressurer davantage 
le travail du paysan. Que reste-t-il à ce dernier, après avoir 

(i) Gospodarcsk. c'est-à-dire comme il convient à des maîtres 
(gospodors). Une confirmation indirecte de ce que nous avons dit 
plus haut, que les paysans sont forcés de négliger leurs propres 
terses, qui sont ainsi mal labourées. 



270 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

exécuté toutes les obligations contractées vis-à-vis du proprié- 
taire ? 

Enumérons les redevances en argent et en nature qu'il leuc 
doit pour les terres destinées à la culture du maïs: la moitié 
du produit total, plus un boisseau de grains par pogone et en- 
core un par trois pogones. A part cette redevance en produits, 
les paysans s'obligent à exécuter des travaux agricoles, dont 
la valeur monte à la somme de lo francs pour chaque pogonet 
loué. Le tarif, d'après lequel seront évalués ces travaux, est 
le suivant: le labourage d'un pogone sera compté à raison de 
5 francs, sa moisson et son transport à 6 francs. Tout ceci 
sera payé pour un pogone de terre loué. 

Mais ce n'est pas encore tout. Les paysans s'obligent à 
payer 7 francs en argent par quatre pogones et à faire la cul- 
ture complète d'un quart de pogone pour le compte du pro- 
priétaire. Ceux des paysans qui prendront plus de quatre po- 
gones sont aussi obligés de faire pour son compte, la moisson 
d'un quart de pogone. Et pour que le propriétaire puisse obli- 
ger les paysans à exécuter tous ces travaux, il possède un 
moyen infaillible : l'interdiction qui leur est faite de rentrer 
leur récolte avant l'acquittement de toutes leurs dettes et obli- 
gations. 

Nous répétons que ce contrat n'est pas une exception, mais 
une règle. Les enquêtes et les débats auxquels donnèrent lieu 
les révoltes, découvrirent des exemples d'une plus grande ex- 
ploitation. Dans la propriété d'un ancien ministre et chef du 
libéralisme roumain, J\L C. Stoicesco, la journée de travail 
d'un homme avec son chariot était de 2 francs. 

Mais, incontestablement, l'exemple le. plus caractéristique 
restera celui d'un certain général Leca, qui payait ses pay- 
sans cinq centimes la journée de travail. Ce fait se passait en 
1888 et les étudiants socialistes roumains de Bruxelles frap- 
pèrent, à cette occasion, une médaille commémorative. 

II 

Nous n'entendons pas entrer ici dans l'histoire de la ques- 
tion agraire en Roumanie. Nous nous contenterons de quel- 
ques indications brèves, relatant les dates et les faits essen- 
tiels. 

Avant tout, quelle est l'origine de la grande propriété fon- 
cière dans notre pays? 



LA QUESTION AGRAIRE EN ROUMANIE 271 

Aujourd'hui, après les nombreux travaux historiques con- 
cernant cette question, on peut répondre : l'usurpation. 

Au début, la terre, comme dans les pays slaves, avec le com- 
munisme agraire, appartenait à la communauté, aux paysans. 
Les futurs propriétaires — les boyards — n'étaient que de 
simples fonctionnaires-juges, nommés par le prince et aux- 
quels les paysans payaient une redevance annuelle dijma (la 
dîme). Les paysans étaient libres. Les terres étaient partagées 
périodiquement entre eux, en petits lots tirés au sort, d'où le 
nom de jcrebi {sort en slave) qui leur était donné. Les judctzi 
(les juges), qui deviendront plus tard les boyards, pouvaient 
obtenir des lots au même titre que les paysans. 

Ce n'est que par la violence et l'usurpation que la classe 
des boyards, formée de l'élite des « juges », arriva, avec le 
temps, à se substituer aux paysans dans la possession du sol 
et à transformer l'immense majorité de ces derniers en serfs. 

« Faire l'histoire de la question agraire dans les pays rou- 
mains — disait, dans un discours du i" avril 1891, le défunt 
ministre Michel Kogalniceanou — c'est faire l'histoire de trois 
siècles de spoliation du peuple roumain. Il faudrait des vo- 
lumes entiers pour décrire comment les princes roumains, ve- 
nus de Transylvanie, pour fonder les Etats roumains, la Mol- 
davie et la Valachie, trouvèrent ici, non pas un pays désert, 
mais des provinces florissantes, habitées par des populations 
vigoureuses, indépendantes et libres, et comment celles-ci, en 
récompense des luttes ininterrompues qu'elles ont soutenues, 
pendant des siècles, pour le maintien et l'agrandissement de 
ce domaine commun qui s'appelle la Patrie, ont été transfor- 
mées en esclaves attachés à la glèbe. » 

L'assujettissement progressif des paysans roumains se pro- 
duisait sous deux formes différentes, aboutissant au même ré- 
sultat. 

Il s'agissait premièrement de réduire au servage les paysans 
libres, en leur enlevant les terres. C'est ici surtout que les 
moyens de fraude et de violence jouèrent un grand rôle. Le 
boyard profitait de tous les prétextes pour arracher au pay- 
san son lot avec sa liberté! Une fois, c'était à l'occasion d'une 
dette, démesurément grossie; un autre jour, c'était un délit ou 
un crime, commis sur le territoire des paysans et que ces der- 
niers, même innocents, étaient contraints de racheter par la 
ce^ion de leurs villages aux boyards. 



272 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

<( Si les actes délivrés par les princes — écrit l'historien M. 
Rosetti — enregistrent des ventes, achats, donations, échan- 
ges, etc., ils sont muets, dans la plupart des cas, sur les moyens 
par lesquels ont été obtenus ces actes de vente, de donation 
ou d'échange. Mais leur histoire a été conservée, de père en 
fils, par la tradition. Ces moyens sont : la fraude, le vol, la me- 
nace et même le crime. » 

De cette façon ont été constitués les vastes latifundia. D'a- 
près une statistique ancienne, de 1.7 13 villages qui existaient 
en 1803, en Aloldavie, 927 appartenaient aux boyards (28 fa- 
milles en possédaient 470), 215 aux couvents, 25 au prince et 
seulement 5'46 aux paysans. 

La seconde préoccupation des boyards, c'était d'augmenter 
le nombre des jours de corvée et la quantité de prestations que 
les paysans s'obligeaient à leur fournir. 

Les seuls défenseurs que ces derniers trouvaient, de temps 
en temps, contre la rapacité des propriétaires, c'étaient les prin- 
ces, la Turquie (Etat suzerain) et aussi le gouvernement rus- 
se, à l'époque où ses armées occupaient le pays. Ils avaient 
tous un intérêt, sans doute relatif, à protéger les paysans pour 
conserver la part qui devait leur revenir sous forme d'im- 
pôts ou de contribution. 

Aussi, il n'est pas rare de trouver des jugements sévères, 
mais justes, portés par eux sur les classes possédantes de Rou- 
manie. 

Voici, par exemple, comment le prince de Moldavie, Michel 
Stourdza, s'exprime sur le compte des boyards roumains : 

« Uniquement éblouis par la vanité et conduits par l'égoïs- 
me. l'intérêt personnel, rappetissant leur esprit, étoufïa dans 
leurs cœurs les sentiments généreux. La pusillanimité succéda 
au courage, la vénalité au désintéressement, l'envie tracassière 
■à l'urbanité et à la droiture. Il leur arrive très souvent, et aux 
plus notables même, de se récrier sans pudeur sur ce qu'ils 
n'ont point obtenu, eux ou leurs enfants, une Kivcrnisseaia,. 
c'est-à-dire le moyen de réaliser un gain illicite, car tous les 
emplois ne sont envisagés que sous le rapport lucratif, licite 
ou illicite. » 

Dans les mêmes termes et à peu près à la même époque, 
parlait le comte de Kisselev, le général russe qui rédigea le rè- 
glement organique de 1833 : « Je suis depuis quinze jours à 
batailler avec les barbus moldaves — écrit-il dans une' lettre 
du 30 octobre 1832, au consul russe à Jassy, Boutenief. — 



LA QUESTION AGRAIRE EN ROUMANIE 273 

Ils sont, assurément, les plus intrigailleurs de tous les hom- 
mes à barbe qui pullulent sous la calotte du ciel. L'Assem- 
blée est formée des boyards qui n'ont fait qu'empiéter sur les 
classes inférieures. Etant constitué juge dans sa propre cause, 
il est tout naturel qu'elle (l'Assemblée) ne cherche qu'à aug- 
menter ses propres privilèges, aux dépens des autres (les pay- 
sans N. B.) qui ne sont représentés, ni défendus par person- 
ne. )) 

La servitude qui pesait sur les paysans roumains, ne se li- 
mitait pas à la capacité des boyards: ils subissaient encore la 
tyrannie d'une administration spoliatrice. 

On sait que les provinces roumaines étaient gouvernées par 
des « princes », désignés à Constantinople, pris dans les fa- 
milles grecques du Phanar ou parmi les boyards roumains. 

Cette haute fonction était mise, en fait, aux enchères et ad- 
jugée au plus offrant. Celui-ci, de son côté, cherchait pendant 
son court passage à la tête des malheureuses provinces, à ren- 
trer dans ses frais et à ramasser une grosse fortune, en sur- 
chargeant le peuple d'impôts. Le principal de ceux-ci était le 
bir ou l'impôt personnel (capitation), qu'on avait divisé, pour 
en faciliter la perception, en quatre quarts, payés au commen- 
cement de chaque trimestre. Mais, bientôt les princes deman- 
dèrent lo, 12, 20 et jusqu'à 50 quarts par an! Ce dernier re- 
cord a été atteint par le prince Constantin Mavrocordate. C'est 
encore lui qui, pour pressurer les habitants, institua, outre les 
impôts existant sur les brebis, les vaches, les vignes, les ruches 
d'abeilles, etc., un impôt sur les sceaux que tout individu jeu- 
ne ou vieux, homme ou femme, était obligé de porter attaché 
à son cou (i). 

La population, spoliée et pressurée par les boyards et les 
princes, émigrait en masse dans les pays voisins : la Pologne, 
la Turquie (la Bulgarie actuelle), la Serbie, la Hongrie, etc. 
Les familles paysannes en Moldavie, de 147.000, chiffre atteint 
en 1741, sont tombées à 70.000 en 1746 et à 35.000 seulement 
en 1757! « Beaucoup d'hommes poussés par la peur et la mi- 
sère, — écrivaient les chroniqueurs Ion Canta et Enache Ko- 
galniceanou — erraient dans les bois, mourant de faim et de 
froid. » 

(i) En Orient, les habitants étant d'habitude illettrés, ont re- 
cours à des sceaux, portant leurs initiales, quand ils ont besoin de 
signer un acte quelconque. 



274 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

La fuite en masse des paysans forçait les princes à pren- 
dre quelques mesures en leur faveur, tandis que les boyards 
cherchaient à faire venir des paysans d'autres pays, en leur 
promettant des franchises pour travailler leurs terres délais- 
sées. 

Ces concessions n'étaient pas de grande importance. Au 
contraire, avec la substitution dans le pays de l'économie^ agri- 
cole à l'économie pastorale, et surtout après le traité d'Andri- 
nople de 1829, qui proclamait la liberté du commerce sur la 
Mer Noire et le Danube, l'exploitation du travail paysan de- 
vint plus intense encore. En 1833, i^ y ^^^^ ^^^ tentatives de ré- 
volte. Le comte Kisseleff, le commissaire général russe qui se 
trouvait en ce moment à la tête de l'administration de deux 
principautés, chercha par le Règlement organique à remédier 
à cet état de choses, tout en ménageant les intérêts des « bar- 
bus » propriétaires, ce qui faisait avorter la ;-éforme. Le ser- 
vage persistait. Mais l'émancipation des paysans devenait une 
nécessité, d'abord au point de vue intérieur, le servage empê- 
chant le développement économique et social du pays, ensuite, 
au point de vue extérieur, les grandes puissances ayant imposé 
à la Conférence de Paris de 1859, « l'abolition de tout privi- 
lège de caste et de classe en Roumanie et la révision de la loi 
qui règle les rapports des propriétaires avec les paysans ». 

C'est seulement en 1864 que le prince Couza, avec le con- 
cours efficace de son ministre Michel Kogalniceanou et malgré 
l'opposition acharnée des libéraux et des conservateurs du Par- 
lement, déclara le seryage aboli et attribua, contre rachat, un 
tiers des propriétés seigneuriales aux paysans. Cette réforme, 
connue en Roumanie sous le nom de Loi rurale de 1864, créa 
467.840 petits propriétaires, possédant 1.766.258 hectares. Les 
lots ainsi constitués furent déclarés inaliénables pour une pé- 
riode de 30 ans, qui fut prolongée encore à l'occasion de la ré- 
vision de la Constitution en 1884. 

La réforme rurale de 1864 — que Couza paya de son trône 
— a été faite dans des conditions désastreuses pour les pay- 
sans qui devaient retomber de nouveau sous le joug des pro- 
priétaires. Sans parler du fait que les paysans, privés de tout 
crédit et — comme d'habitude — de semence et de nourriture, 
devaient forcément s'adresser aux propriétaires, il y avait une 
autre lacune dans la loi de 1864 qui pèsera lourdement sur 
toute la vie paysanne, c'est qu'elle ne leur donnait pas de pâ- 
tnrages communaux. Les petits lots que la loi leur accordait 



LA QUESTION ACRAIRB EN ROUMANIE 275 

étaient destinés à la culture, tandis que, pour la formation des 
pâturages, tellement nécessaires à la vie du paysan, la loi ne 
prévoyait aucune mesure. Et ce n'était pas sans intention. La 
déclaration des terres paysannes comme inaliénables et le re- 
fus des pâturages communaux était une concession maladroite 
que Couza et Kogalniceanou firent pour se réconcilier, sans 
"^ succès, du reste, avec les grands propriétaires. L'inaliénabilité 
des terres attachait les paysans à la campagne. D'autre part, 
l'absence des pâturages les forçait de s'enchaîner de nouveau 
au propriétaire; c'est précisément ce qui arriva. 

Pendant la première année qui suivit l'émancipation des pay- 
sans, ces derniers ne voulurent pas s'engager chez les proprié- 
taires. Mal leur en prit. Privés des moyens de subsistance, pri- 
vés des semences nécessaires, et par-dessus tout, ruinés par 
une mauvaise récolte, les paysans émancipés erraient dans les 
bois, se nourrissant d'écorces, de glands et de racines. Ainsi, 
la « nécessité sociale )) de la grande propriété et le rôle « phi- 
lanthropique )) du grand propriétaire étaient surabondamment 
prouvés, et les terribles contrats agricoles prirent naissance. 
Les paysans s'obligeaient d'avance à travailler chez les pro- 
priétaires à des salaires dérisoires. Le plus souvent, pour une 
petite avance en argent, le paysan devenait avec sa femme et 
ses enfants les esclaves du propriétaire ; les contrats se faisaient 
d'habitude pour une période de cinq ans et étaient exécutables 
manu militari. 

Nos hommes d'Etat, effrayés de la misère croissante de la 
campagne, cherchèrent à remédier à cet état de choses en in- 
troduisant différentes améliorations dans la loi sur les contrats 
agricoles. Ainsi fut supprimée l'intervention de l'armée pouE 
leur exécution, et il fut prévu que deux jours de la semaine 
(le vendredi et le samedi) resteraient réservés pour les pro- 
pres travaux du paysan. Enfin, on admit que, dans le cas où 
les deux parties contractantes le désireraient, les contrats agri- 
coles seraient inscrits dans les registres de la mairie. 

La simple énumération de ces « réformes » démontre leur 
inanité. Le paysan était obligé de se soumettre au propriétai- 
re, toute sa vie dépendant de ce dernier; il ne pourrait- pas 
faire prévaloir les clauses favorables de la loi, car le proprié- 
taire irrité refuserait alors la terre de culture et les pâturages 
nécessaires. 

Ainsi donc, le progrès de l'agriculture roumaine, dont l'ex- 
portation de céréales montait de 544.000 tonnes en 1866, à 



^6 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

2,664.000 tonnes en 1905, correspondait à un accroissement in- 
tense de l'exploitation du travail paysan. Une hausse extraor- 
dinaire de la rente foncière correspondait à une baisse absolue 
des salaires. D'après les tableaux publiés par le ministère de 
l'Intérieur, à l'occasion des dernières réformes agraires, la ren- 
te, dans 70 0/0 des propriétés a monté entre 1870 et 1^07 de 
100 0/0, et dans 6 0/0 des propriétés, de 400 0/0! Sur 10 0/0 
des propriétés, affermées aux paysans, ces derniers paient un 
fermage de 80 francs par hectare, et dans certains cas, jus- 
qu'à 180 francs par hectare, tandis que le produit total d'un 
hectare ne dépasse pas de 120 à 140 francs, au maximum 150 
francs. D'autre part, d'après les statistiques publiées par M. 
Rosetti, la journée de travail était payée de 2 fr. 50 à 3 francs, 
à l'époque du Règlement organique, tandis que, maintenant, 
d'après les tableaux officiels, elle n'est que de o fr. 83 en mo- 
yenne. 

L'introduction du capitalisme dans l'agriculture roumaine 
s'est manifestée par la formation des « trusts » ; nos antisémi- 
tes montrent avec complaisance les trusts composés de juifs, 
dont quelques-uns, groupés, ont réussi à prendre en fermage 
38 propriétés d'une superficie de 238.000 hectares, mais il y a 
des fermiers roumains qui afferment individuellement jusqu'à 
60.000 hectares. 

Donc, c'est au régime même de la grande propriété latifun- 
diaire qu'il faut s'en prendre, et non pas à des individualités. 

Parlant de l'ancien régime, le poète national roumain, Ale- 
xandri, qui avait plaidé la cause de l'unité roumaine devant 
Napoléon III, écrivait: « Les sévices contre les paysans et les 
tziganes faisaient partie des usages quotidiens et des préroga- 
tives des propriétaires. Si les ombres de toutes les victimes des 
cruautés des propriétaires sortaient de leurs tombes, on serait 
effrayé de l'immense quantité de revenants ensanglantés restés 
sans vengeance. » 

Cette description complète le tableau que nous ont fait des 
classes dominantes roumaines des temps passés les Michel 
Stourdza, comte Kisselev et Rosetti: avides et cruelles, cher- 
chant par tous les moyens possibles, y compris le vol, la frau- 
de et le crime, un gain, la satisfaction de leurs désirs et de 
leurs instincts. Mais aujourd'hui encore, malgré les années, 
leur psychologie et leurs procédés sont restés les mêmes. 

Tout le progrès matériel que la Roumanie a accompli a été 



LA QUESTION AGRAIRE EN ROUMANIE 277 

limité aux villes; la campagne est restée telle qu'autrefois. 
Une barrière infranchissable, jalousement gardée des proprié- 
taires, sépare les paysans des citadins. De temps en temps, les 
journaux publient des révélations sur les procédés scandaleux 
à l'aide desquels les paysans sont privés de leurs biens. 

Ainsi, entre autres, le cas des paysans de la commune Ro- 
setti-V'olneschti, purement et simplement dépouillés de 1.500 
hectares par le vol et la fraude; le cas de la Vrantcha où une 
Société, à la tête de laquelle se trouvait un ministre, a réussi 
par les mêmes moyens, à se rendre maîtresse d'immenses et 
riches forêts appartenant aux paysans. 

Les propriétaires savent profiter de tout: de la pauvreté des 
paysans, aussi bien que de leur ignorance des lois et de la pro- 
cédure, autrement compliquée dans un pays comme la Rou- 
manie, où les procès traînent des dizaines d'années, pour le 
plus grand bien des avocats et des propriétaires intéressés. 

L'accaparement des terres communales — là où on les trou- 
ve encore, est un fait normal. Ainsi, dans la province annexée, 
la Dobroudja, il n'y a presque pas de village où le grand pro- 
priétaire ne se soit emparé des dizaines d'hectares, entrant 
dans le périmètre du village, {vatra satului), qui sont ainsi 
transformés en vignobles, parcs, prairies artificielles. Les au- 
torités communales (les maires de cette province sont des fonc- 
tionnaires nommés par le gouvernement) sont leurs complices. 
Si nous passons aux rapports personnels entre propriétaires 
et paysans, nous trouvons le même manque d'humanité. Ce 
n'est pas seulement le travail, mais encore l'honneur du pay- 
san qui est la chose du propriétaire. Ce dernier abuse sans ver- 
gogne des femmes et des jeunes filles; il est dans son village 
comme dans un harem oriental. Notre plume se refuse d'écri- 
re les innombrables scènes où les paysans sont maltraités et ou- 
tragés comme les esclaves antiques et dont l'écho arrive par- 
fois jusqu'aux villes. 

C. Racovski. 



Plekhanoff contre le Syndicalisme 



(1) 



Philologie allemande et tactique syndicaliste 

Il y a quelques années, pendant que Plekhanoff se promenait 
sur les bords du lac Léman, dans une de ces villégiatures qu'il 
consacre généreusement à l'émancipation du prolétariat, notre 
illustre polémiste fît une découverte; il s'aperçut qu'il ne faut 
pas confondre la force avec la violence, et que toutes les erreurs 
des anarchistes dérivent de ce fait qu'ils ne savent pas distinguer 
la force de la violence. Une fois la découverte faite, il devint un 
autre homme. Sa candidature à l'immortalité était assurée. Dès 
ce moment-là, il ne manqua pas de mettre sa découverte à toutes 
les sauces. Malheur à celui qui se trouvait en faute avec la dif- 
férence établie par lui ! Le parfait socialiste « scientifique » 
était celui qui ne confondait pas la violence avec la force. Il est 
vrai qu'il lui restait encore à comprendre quand il s'agissait de 
la première et quand de la seconde ; niais Georges Plekhanoff 
possédait une méthode sûre et universelle. La force était ce qui 
convenait aux intérêts de son parti politique et la violence était 
infailliblement la méthode dont se servaient ses adversaires : dé- 
mocrates, anarchistes ou .membres de la fraction de Lénine ; une 
méthode si commode que même les grands « marxistes » que 
sont les réformistes italiens, la choisirent pour sujet de leurs 
méditations policières, quand il s'agissait de démontrer que les 
paysans et les ouvriers provoqués par un policier crétin ou fou, 
avaient tort de répondre à coups de pierre, parce que, au con- 
traire, une belle démonstration de « force » aurait consisté à 
su't ;r la violence et à charger... Morgari d'une interpellation à 
la Chambre. 

On comprend donc que Plekhanoff ne pouvait pas se dispenser 
de me refaire la leçon à la bonne occasion qui se présentait. Or, 
moi j'aurais mis en évidence l'importance qu'a la violence dans 
la notion du syndicalisme; j'aurais ajouté que ce principe se 
retrouve tout dans le marxisme et j'aurais cherché à rattacher 

(1) Voir les numéros 198, 201, 206 et 213 du Mouoement Socialiste. 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 279 

la tactique présente du syndicalisme aux vieux enseignements de 
]Marx. Naturellement, Plekhanoff, avec cette délicatesse qui est 
le trait distinctif de son éducation, se sent obligé de m'expliquer 
que j'ai... confondu la force avec la violence et que j'ai commis 
deux péchés : le premier, de ne pas avoir apporté tout le res- 
pect à l'intelligente distinction de notre érudit écrivain, le se- 
cond de ne pas avoir compris justement Marx, lisez bien: juste- 
ment, d'après la glose social-démocratique établie et propagée 
par lui, Georges Atta Troll Plekhanofï. Parce que, pour nous 
entendre, ces gens qui prétendent devoir délivrer l'humanité de 
je ne sais de combien de fléaux, sont d'un férocité vraiment in- 
traitable, quand il s'agit de discuter leurs opinions. Mais désor- 
mais, le lecteur doit être suffisamment édifié sur la valeur de 
ces opinions. 

Mais cette fois, la chose se complique de philologie alleman- 
de! Le lecteur, qui a déjà admiré notre critique sous les plus 
carnavalesques déguisements : comme philosophe, économiste, 
historien, juriste, ne doit pas croire du tout que nous sommes à 
la fin de l'érudition de notre auteur. La philologie allemande ne 
lui est pas moins familière que tout le reste du savoir humain et 
il peut me reprocher aussi la manière dont je traduis... en 
italien, le texte... allemand de Marx. Voilà comme il se fait que 
la philologie allemande ait une part aussi dans cette polémique 
et que nous devions juger la tactique syndicaliste en recourant 
à des vocabulaires allemands. 

Dans le chapitre consacré à la violence dans le système de 
Marx, dans mon livre Riforme c Rivoluzione sociale, j'avais 
appelé l'attention du lecteur sur le passage connu de Marx, oh. 
il s'occupe de la position respective des capitalistes et des tra- 
vailleurs en ce qui concerne la lutte pour la journée de travail. 
Comme on sait, Marx dit: le capitaliste veut la journée de tra- 
vail la plus longue possible, l'ouvrier la plus courte. L'un, en 
tant qu'acheteur de la force de travail, invoque un droit précis 
et clair; l'autre en tant que vendeur de la force de travail, in- 
voque un droit non moins clair et précis. Chacun a raison de 
son point de vue. Droit contre droit. Entre deux droits, qui dé- 
cide?... La force, dit sentencieusement Plekhanoff. La violence, 
traduit Labriola. Force ou Violence ? Aussitôt, entre deux droits 
peut se lever un arbitre. Il s'agit maintenant de savoir entre 
deux... traductions qui doit décider. Je m'en réfère à Marx 
.même, et je fais le lecteur l'arbitre de la controverse philologi- 



280 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

que. « Zwischen zwei Redite entscheidet die Gevvalt ». Dans la 
traduction française. <( Gewalt » est rendu par: force. Aloi, au 
contraire, j'ai traduit violence. Le lecteur aura tout de suite 
compris que la traduction de ce mot implique une question de 
tendances... politiques. Si le traducteur français, dont la traduc- 
tion a été revue par Marx lui-m.ême, a rendu par « force » l'al- 
lemand « Gewalt », cela doit avoir une cause. On peut traduire 
parfaitement « Gewalt » par « force », mais à condition que cet- 
te parole ne soit pas corrompue par la social-démocratie, dans 
l'intérêt de ses spéculations électorales. Or, à l'époque où Roy tra- 
duisait en français le premier volume du Capital de Marx, Ple- 
khanofï n'avait pas fait sa belle découverte de force et de vio- 
lence ! Le traducteur français employait avec prudence les ex- 
pressions de deux langues, sans penser que les paroles pouvaient 
être anarchistes ou socialistes. Depuis que Plekhanoff s'e.st mis 
à divulguer cette invention, les choses sont changées. Moi, je ne 
peux pas rendre décemment <( Gewalt » par « force » ; en le fai- 
sant, j'accommode Marx à la social-démocratie. Marx social-dé- 
mocrate, c'est comme Dante guelfe. Il est vrai que l'Eglise veut 
à tout prix Dante pour elle, comme le poète authentique du 
Moyen-Age ; mais il est aussi vrai que la Comédie est le plus vio- 
lent pamphlet qu'on ait jamais écrit contre l'église de Rome. 
Et cependant, un Dante guelfe est moins bouffe que de vouloir 
faire de Marx un social-démocrate. Donc, au nom de la gravité 
historique, j'ai dû traduire « Gewalt » par Violence. Il est possi- 
ble que la philologie me donne tort, mais l'histoire avait déjà 
approuvé depuis pas mal de temps. 

Que le lecteur prenne garde à ce changement que je fais de 
la force en violence : il y a là toute la différence entre la social- 
démocratie et le Syndicalisme, entre Marx, tel que nous le trans- 
met la tradition historique, et l'adultération de la science social- 
démocratique. Plekhanoff est en fureur. Il dit que je réduis la 
lutte de classe, entre le prolétariat et la bourgeoisie, à un choc 
général entre quelques capitalistes et quelques prolétaires 
(Sovr. Mir. n" 12, page iç); et que je fais de la théorie du ca- 
pitalisme de Marx une « révolution en permanence ». Je me 
suis trompé, Marx n'a pas parlé de « violence » dans le sens 
d'un choc matériel entre les deux classes, mais de « forces éco- 
nomiques déterminées par le caractère général des moyens de 
production et par le degré de leur développement actuel dans la 
société capitaliste ». La force ou la violence dont a parlé Marx 
est l'importance diverse qu'ont les deux classes dans le combat 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 281 

économique, et qui veut savoir plus, qu'il aille au chapitre VIII, 
pages 45-50, de l'écrit de Plekhanoft, publié dans le Sowrienienii 
Mir (i). 

Plekhanoff appartient à cette espèce de marxistes, qui, quand 
ils parlent de « forces économiques », de « relations sociales », 
croient vraiment avoir parlé de choses concrètes et effectives et 
non avoir employé des expressions métaphoriques et aphoristi- 
ques. On est d'accord que la violence, c'est l'importance diverse 
qu'ont dans le combat économique les deux classes, mais cette 
importance diverse peut rester purement potentielle sans devenir 
jam^ais réelle et effective. Que je sache, les «forces économiques» 
n'agissent pas d'elles-mêmes ! Il viendra un moment où ceux qui 
ont conscience de représenter ces forces voudront les faire valoir 
et alors on verra que la mythologie (( des forces économiques » 
doit être r-éduite à une expression plus tangible. Voilà le point 
qui peut intéresser le lecteur et moi j'en profite pour clarifier 
quelques idées syndicalistes. 

Généralisons un peu la question posée par Marx et ne parlons 
plus de la journée de travail seulement. Imaginons un conflit 
entre capitalistes et prolétaires. La solution de ce conflit implique 
pour nous, syndicalistes, l'emploi de la violence. Nous disons 
que pour résoudre favorablement à leur point de vue le conflit, 
les prolétaires doivent recourir à la violence. C'est parce que je 
vois dans Marx les prémisses théoriques du syndicalisme, que 
j'ai traduit « Gewalt » par violence. Mais, maintenant, il s'agit 
de comprendre ce qu'est la violence dont les syndicalistes parlent. 

Plekhanoff admet que la question de la journée de travail 
puisse être résolue de trois façons: i° par un accord spontané 
entre capitalistes et prolétaires, en vertu de la reconnaissance de 
la force économique relative de deux parties ; 2" par l'interven- 
tion de l'Etat; 3" par la soumission des capitalistes, par crainte 
d'une révolte du prolétariat. Ce que Plekhanoff ne comprend pas, 
c'est que, à ces trois modes correspondent trois formes de politi- 
que du prolétariat. Au premier correspond la politique du réfor- 
misme et du trade-unionisme vulgaire; au second, celle de la 



(1) Plekanoff ne suffisait pas ! Voilà encore un monsieur Slrielsky qui a 
imprimé, avec la singulière précipitation de certains socialistes russes, un 
opuscule sur « Une nouvelle secte parmi les socialistes », qui est naturelle- 
ment le Syndicalisme {Moscou 1908). Dans le chapitre 42 -'e son livre, Striels- 
ky examine, lui aussi, ce point, et il m'explique, lui aussi, que j'ai fait mal 
de confondre la violence avec la force. Le « Gewalt » dont Marx aurait parlé 
serait, selon ce Monsieur, l'Etat î 



282 Lti MOUVEMENT SOCIALISTE 

social-démocratie non encore complètement embourgeoisée; au 
troisième, que Plekhanoff ne réussit pas à comprendre, sinon à 
travers une pure déformation de bouffon, la politique du syndi- 
calisme, allais, faisons maintenant Ce qui difficilement peut réus- 
sir à un sycophante de la social-démocratie, tout embrouillé dans 
ses élucubrations parlementaires et métaphysiques. Cherchons à 
voir quelle chose se cache derrière ces trois espèces de poli.tiques, 
et pourquoi la tactique syndicaliste seule correspond aux exi- 
gences du capitalisme moderne. Ensuite il nous sera facile d'é- 
tablir un lien entre la politique présente du syndicalisme et les 
enseignements de Marx. Ainsi par des voies indirectes nous 
comprendrons pourquoi la social-démocratie n'est plus marxiste 
et au fond Morgari disait une vérité qu'on peut appliquer à tous 
les partis socialistes officiels, quand il affirmait que la sociai^ 
démocratie italienne n'a jamais été marxiste. Ah! la naïveté de* 
simples, non gâtés par l'érudition charlatanesque des sycophantes 
de la social-démocratie ! 

Qu'est-ce à dire qu'un conflit entre ouvriers et capitalistes peut 
se concilier par un accord spontané entre ouvriers et capitalistes? 
Turati et ses acolytes du réformisme italien prêchent que, dans 
dans tous les conflits entre ouvriers et capitalistes « il faut tenir 
compte de l'état de l'industrie ». Par là, ils entendent évidemment 
soutenir que les ouvriers ne doivent pas chercher des solutions 
inspirées exclusivement de leur point de vue. Ils ne vont pas plus 
loin que cet énoncé générique, parce qu'ils .ne se représentent 
pas autre chose qui dépasse la mesure policière, et parce que leur 
ignorance est un obstacle à toute discussion sérieuse sur leurs 
principes mêmes. Nous verrons, en effet, que les réformistes 
italiens se placent purement et simplement au point de vue de la 
circulation de la richesse et que leurs méditations se sont ressen- 
ties de l'influence des exigences exercées par la zone de l'échange. 

Sur le terrain de l'échange, la valeur d'un produit ou d'un fac- 
teur productif ne se détermine pas de soi-même, mais ensemble 
avec toutes les autres ; par conséquent, la valeur de la force du 
travail, du capital, etc., se déterminent ensemble avec tous les 
autres facteurs productifs et avec les autres produits. En d'au- 
tres termes, la valeur de la force de travail (salaire) dérive aussi 
de la valeur du capital. Pour cela, il faut que les ouvriers cher- 
chent à découvrir non seulement la valeur de leur propre tra- 
vail, mais aussi la valeur du capital, en passant sous silence les 
autres conditions. Si la valeur de la force de travail, avec la 
valeur du capital, montre que le salaire peut monter, les tra- 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 283 * 

vailleurs feront bien d'insister dans leurs revendications en se 
conformant dans ce cas aux lois de la libre concurrence. D'ail- 
leurs, la concurrence naturelle que se feront les capitalistes con- 
duira automatiquement les salaires au niveau désiré par les ou- 
vriers. 

Dans le cas contraire, les ouvriers abandonneront leurs reven- 
dications. Turati et ses gens veulent dire justement cela avec leur 
prétention que les revendications des ouvriers doivent tenir 
compte de « l'état de l'industrie ». î^.Iais il faut prendre garde 
que l'unique moyen pour établir la correspondance d'une en- 
quête sur les conditions du marché, consiste dans la mesure de la 
résistance du marché, c'est-à-dire des capitalistes, à une re- 
quête des ouvriers. Pratiquement, l'affirmation de Turati et de 
ses amis veut dire que nous devons nous en remettre à l'opinion 
des capitalistes, supposés dans un état de concurrence entre eux. 
En d'autres termes, les ouvriers ne doivent pas interroger leur 
conscience, mais la conscience des classes capitalistes. Cette 
simple observation montre que le réformisme de Turati n'est que 
de la quintessence de bourgeoisie, prêchée à la classe ouvrière, au 
nom de ses propres intérêts. 

Or, Plekhanoff prétend que le « Gewalt », qui, selon Marx, 
exprime les conflits entre les deux droits, c'est la « force écono- 
mique » correspondant au degré de développement des forces 
productives. Mais ce « Gewalt » a une étrange parenté avec 
« l'état de l'industrie » du citoyen Turati. Il ne serait autre chose 
que la force de compétition sur un marché déterminé. Vous voyez 
donc que le « marxiste » Plekhanofï (lucus a non Incendo) va 
finir en vilain manchestérien ! Il n'était pas besoin de Marx pour 
savoir que sur le marché la valeur d'un facteur productif croît 
ou diminue en rapport de toutes les autres inconnues du marché. 
De Molinari a construit, se basant sur cette vérité, une philoso-' 
phie de l'histoire. Je parie, sur la tête de Plekhanoff, contre une 
paire de boucles, que Marx n'a pas pensé importuner le «Oewalt» 
pour si peu de chose. Ou « Gewalt » est la « violence », vérita- 
ble et propre, ou il est coupable de plagiat, au détriment de Mo- 
linari. Mais Marx connaissait sa phraséologie et il n'y a pas lieu 
de croire qu'il ait voulu se montrer si... plekhanoviste. En vé- 
rité : // n'était pas marxiste! 

Donc, « Gewalt », dans le sens de « force économique », non ! 
Et venons à Strielsky. Selon cet autre illustre marxiste, Marx 
a voulu dire qu'entre deux droits décide... l'Etat. Il est vrai, 
que Staats-gewalt, veut dire justement: la force de l'Etat; mais 



284 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Marx n'a jamais parlé de « Staats-gewalt », mais bien de Gewalt 
tout court. Et la question serait finie 1 Mais d'un point de vue 
marxiste, nous pouvons aussi la résoudre d'une manière plus 
brillante. Pour Marx, l'Etat, c'est la force organisée de la classe 
dominante, c'est-à-dire dans la société présente, la classe capi- 
taliste. S'il a voulu dire qu'entre deux droits décide l'Etat, il a 
dit purement et simplement qu'entre deux droits décide.^., la 
classe capitaliste, opinion pas du tout vraisemblable, parce que 
l'un de ces droits dont parlait Marx était précisément celui de 
la classe capitaliste. Or, si c'est la classe capitaliste qui décide 
de ses propres conflits avec les autres classes, qu'est-ce que signi- 
fie alors l'opinion de Marx, que dans les conflits de la classe 
capitaliste avec les autres classes décide ce fameux « Gewalt »? 
Elle est symptomatique, cette tendance de la social-démo- 
cratie, à voir dans l'Etat l'arbitre des conflits sociaux ! Strielsky 
peut être un naïf désireux de lancer immédiatement un opuscule 
sur une question à la mode auprès du public socialiste russe. 
Mais, comme nous l'avons vu, Plekhanoff, lui aussi, admet que 
le conflit entre capitalistes et ouvriers peut se résoudre grâce à 
l'intervention de l'Etat. En effet, les fractions parlementaires de 
divers partis socialistes ont une vraie manie pour l'arbitrage et 
pour la paix sociale. A peine si éclate une grève,et ils sont prêts de 
proposer leur spécifique. Partout il y a une grande considération 
pour l'arbitrage et l'intervention étatique. Or l'Etat dont ils par- 
lent, c'est l'Etat présent capitaliste et bourgeois. On voit donc 
que la solution qu'ils patronnent dans les conflits économiques est 
soumise aux raisons d'existence de la société présente et de son 
organe politique. Quand ils disent que la révolution sociale sera 
déterminée par le développement des forces économiques exis- 
tantes, ils font toujours la réserve que c'est à l'Etat qu'incombe 
le contrôle des forces économiques. On voit au fond de toutes 
les déclamations et des infinies contradictions dans lesquelles les 
social-démocrates s'embrouiilent, dans leur tentative impossible, 
de mettre d'accord la phraséologie marxiste avec la pratique éta- 
tique: il faut admettre que le prétendu socialisme de la social- 
démocratie n'est qu'un étatisin-e pur et simple, pas autre chose que 
l'interventionisme démocratique dans le procès de la production. 
Au fond, qu'est-ce qui distingue le réformisme des pays latins, 
qui est plus cynique et plus adroit, de la social-démocratie mar- 
xiste et orthodoxe de sa consœur allemande? Peut-être son ca- 
quctage sur la convenance du rainistérialismc 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 285 

Jusqu'ici, nous avons démontré qu'en réalité, la « force » qui 
préside aux conflits économiques n'est, selon Marx, ni la capa- 
cité de concurrence sur le marché, ni l'Etat. Mais on peut re- 
courir à un autre argument plus général ; et pour cela, peut-être 
plus persuasif, inféré de la nature du système marxiste, pour 
arriver à la même conclusion. 

Je crois que c'est Sorel qui a appelé l'attention des esprits stu- 
dieux sur la manière éminemment progressive selon laquelle 
Marx concevait le développement du capitalisme. Aidé d'un es- 
prit éminemment philosophique et capable de distinguer d'un 
simple coup d'œil le substantiel de l'accidentel d'une démonstra- 
tion, Sorel a su distinguer, dans le système de Marx, non seule- 
ment ce qui est vital de ce qui est caduc ou déjà mort, mais 
bien des éléments et données échappés aux commentateurs ha- 
bituels de Marx. Selon Sorel, le capitalisme doit être conçu dans 
le système de Marx comme éminemment dynamique et progres- 
sif, comme capable d'une richesse incomparable de développe- 
ment et poussé par sa constitution même vers des formes plus 
hautes d'association productive. Mais le ressort de ce progrès 
est l'antithèse et la lutte. 

Je voudrais apporter quelques preuves à l'appui de la démons- 
tration de Sorel. Un écrivain allemand, s'occupant récemment, 
dans le Conrad' s lahrbucher (février 1908), de la concentration 
industrielle, notait qu'on peut désormais considérer l'industrie 
du coton comme l'industrie qui est parvenue à la forme la plus 
grande et la plus parfaite de l'association productive. L'écrivain, 
G. Brodnitz, pense que cette industrie pourrait difficilement faire 
d'autres progrès. Ces progrès ont été vraiment extraordinaires. 
Aussi, selon Schulze-Gavsernitz, tandis qu'une livre de coton se 
vendait en 1812, 1.73, maintenant elle se vend 0.80, et tandis 
qu'en 1812 il restait 0.80 par livre, pour frais (y compris les 
salaires) et les profits, aujourd'hui il ne reste que 0.30. Comme 
je l'ai déjà dit, Georges Brodnitz juge que l'industrie du coton 
est arrivée à la limite extrême d'application du capitalisme. Quel- 
ques données de Cauderlier (L'Evolution Economique au XIX" 
siècle, 1903, p. 32), nous permettent de comprendre sous la pous- 
sée de quelles forces s'est accompli ce progrès. Nous voyons 
comment les heures de travail qui étaient de 72 heures par se- 
maine en 1825, se sont abaissées à 36 en i88i, tandis que le sa- 
laire moyen annuel est monté de 26.13 en 1820, à 44,04 en 1881, 
Dans le même temps, le salaire par livre a baissé de 6 à 4 pour 
lîVre à 1.09. On voit donc que V augnientation du salaire et la 



28fi LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

diminution de la journée de travail a été la force qui a provoqué 
la diminution du coût du produit et le progrès technique de la 
production. Nous comprenons maintenant dans quel sens Sorel 
a dit que dans le système de Marx le progrès du capitalisme dé- 
pend des antithèses des ouvriers et des capitalistes. Il faut re- 
tenir que, selon Marx, toutes les mesures favorables à la paix 
sociale sont contraires au progrès du capitalisme. 

Or, si la force qui engendre les conflits est la capacité de con- 
currence ou l'Etat, nous sommes dans l'atmosphère de la paix 
sociale. En effet, si par la capacité de concurrence du travail à 
l'égard du capital, nous entendons les oscillations de la valeur de 
la force de travail par rapport au capital, il s'ensuit qu'il faudra 
tenir compte tant du capital nue du travail, ce qui se trouve être 
la position même de la collaboration des classes. Nous ne cher- 
cherons pas à faire violence au capital, mais à nous adapter 
à ses exigences ; cela veut dire, nous renoncerons à faire fonc- 
tionner les ressorts du capitalisme. En cette position, Marx ne 
pouvait pas choisir. Reste l'Etat. Dans le système de Marx, 
il ne s'identifie pas avec l'une ou avec l'autre fraction de 
la classe capitaliste, mais avec toute la classe capitaliste, parce 
qu'il a en face des divers moments de la richesse bourgeoise un 
notable degré d'autonomie, qui se reflète dans les attitudes suc- 
cessives vers l'une ou l'autre fraction de la classe capitaliste, 
dans tel ou tel moment spécial. Alais, en tout cas, il ne peut pas 
violer la norme de classe, ou s'il la viole, il lé fait à l'avantage 
de sa propre organisation de domination, mais jamais à l'avan- 
tage d'une classe qui s'eftorce à le remplacer, comme le proléta- 
riat. De toute manière, sa tendance est vers la hiérarchie et la 
subordination (obéissance), et son intervention dans les luttes 
économiques est dirigée non pour faire accroître la puissance 
des classes ouvrières, mais le pouvoir de l'Etat. Le conflit direct 
des classes, c'est-à-dire les heurts de classe à classe, se retour- 
nent contre lui-même. La grève agraire de Parme, d'un si grand 
élan, tout enflammée de passion de conquête et de volonté de 
puissance, belle, énergique et fière, a fait s'exclamer les bour- 
geois épouvantés : c'est la banqueroute de l'Etat ! 

]\Iarx n'a pas pu faire appel à la capacité de concurrence du 
travail à l'égard du capital, comme pense Plekhanoff, et encore 
moins à l'Etat, comme le croit Strielsky. Du reste, si, entre deux 
droits, décide l'Etat, qui décidera quand il y aura un conflit entre 
le droit de l'Etat et le droit du citoyen? Par exemple, aujour- 
d'hui, en Russie, il y a conflit entre l'Etat et les citoyens; le 



PLEKHANOFF CONTRE LE SYNDICALISME 287 

« marxiste » Strielsky s'en remet-il à Stolypine et à Nicolas II ? 
Nous voyons donc que j'étais d'accord avec la philologie alle- 
mande quand je traduisais « Gewalt » par violence. 

Et nous sommes d'accord aussi, de toute manière, avec la ten- 
dance générale du système marxiste, cette tendance générale 
elle-même, que nous cherchons à faire revivre dans le syndica- 
lisme révolutionnaire. Voyons, avant tout, comment les syndica- 
listes conçoivent le régime capitaliste. 

J'ai rapporté plus haut l'opinion de Sorel sur la manière d'en- 
tendre le capitalisme selon le marxisme. Nous, syndicalistes, 
nous introduisons une modification. Pour nous, le capitalisme 
est un régime provisoire. Nous ne voulons pas dire simplement 
qu'il est transitoire comme tous les régimes économ.iques ; mais 
que, par sa nature, il n'a pas une forme définitive stable, nette- 
ment relevée; en outre qu'il n'est jamais en condition d'équilibre 
stable. De la dissolution du métier fondé sur le travail person- 
nel du maître artisan, est né un système économique, le capita- 
lisme, lequel ne consiste pas dans un ordre exactement détermî- 
nable de relations économiques, mais est le mélange de tous les 
ordres et peut-être la négation de chacun d'eux ; ce système nous 
le concevons plutôt comme un point de passage vers le futur ré- 
gime ouvrier de la production (syndicalisme) que comme un 
véritable régime économique indépendant. Or, le mouve- 
ment de ce régime s'accomplit par une série de poussées et con- 
trepoussées économiques, sous l'influence des conflits organiques 
de ce régime. L'aspect externe de ces conflits est la violence que 
les classes exercent les unes sur les autres. 

Les « marxistes » de profession, à ce point absorbés par le 
difficile travail de remâchâge de la douzaine de formulettes 
mal comprises ou pas comprises, qu'ils ont calomniées en les 
présentant pour du marxisme, ne se sont même pas aperçus du 
grand courant de pensée nouvelle incorporée dans la pensée so- 
cialiste contemporaine par l'œuvre des syndicalistes et spécia- 
lement de Sorel. Ce grand penseur, le seul que le socialisme eu- 
ropéen compte après Marx, a complètement révolutionné la doc- 
trine socialiste, mettant en relief la signification et l'importance 
que représente la violence dans l'évolution de la société mo- 
derne. Sorel a démontré que la violence prolétarienne rend dans 
le monde découragé par ses succès même, non seulement un nou- 
veau courant d'énergie et de force, mais des idées nouvelles et 
un« morale nouvelle. D'après Sorel, la violence prolétarienne 



288 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

empêche le monde de s'endormir et le contraint à progresser ; en 
outre, il ramène à l'enthousiasme, à l'abnégation et à l'élan dé- 
sintéressé les nouvelles morales, tandis que la société bourgeoise 
au contraire, semble s'approcher, dans la période de sa déca- 
dence, d'un idéal franciscain de renoncement, de médiocrité et 
de paix générale. Moi-même, quelques années avant la publica- 
tion des Réflexions de Sorel sur la violence, j'avais appelé l'atten- 
tion des socialistes studieux sur l'importance morale que la vio- 
lence avait dans la formation du socialisme, non seulement 
comme un simple instrument mais comme cause de nouvelles 
manifestations sociales. Il me semble que c'est là le petit mé- 
rite qu'on peut reconnaître à mon opuscule sur Riforme e Rwo- 
luzione sociale, un essai de séparer le socialisme comme parti et 
idéal, chose en soi peu importante, de l'action anticapitaliste des 
classes ouvrières. Je ne suis pas surpris que les « marxistes » of- 
ficiels aient compris si peu ma modeste contribution et pour la 
calomnier, ils ont fait, avec succès, concurrence aux réformis- 
tes; justement, je démontrais que les partis, en tant que révo- 
lutionnaires se déguisent, sont au fond toujours conservateurs; 
et de même les marxistes politiques. 

Je crois que sur un seul point les Réflexions de Sorel sur la vio- 
lence ont besoin d'être approfondies. Sorel a certainement dis- 
tingué finement la violence prolétarienne de la violence bour- 
geoise, la grève générale, comme paradigme de la révolution so- 
ciale, des incidents des barricades, et démontré comment il ar- 
rive que la violence prolétarienne coïncide avec les exigences 
d'un capitalisme énergique, inventif et multiforme; mais il n'a 
pas mis en lumière la nature et le caractère spécifique de la vio- 
lence prolétarienne. Si je ne me trompe, il a plutôt séparé du 
monde bourgeois et de la vieille tradition, la violence proléta- 
rienne, qu'il n'en a révélé l'essence. La nouvelle école syndica- 
liste, qui cherche précisément à théoriser les faits du mouvement 
syndical, et à se rendre compte de l'action du prolétariat révo- 
/utionnaire, devra, tôt ou tard, porter son attention sur ce point 
Maintenant, voilà, selon moi, les points qu'on devrait expliquer. 

Dans la violence prolétarienne nous ne considérons plus une 
action rationnelle provoquée par le calcul de poursuivre un avan- 
tage économique plus grand, par choix et comparaison, selon 
l'édonimètre ordinaire. Le calcul édonistique a une valeur dans 
le champ de la circulation et sur le marché, et à J'égard des in- 
dividus séparés. La violence prolétarienne n'est pas un cas d'éco- 
nomie commune, où l'homme affronte une peine en vue d'un 



PLEKHANOFF CONTKE LE SYNDICALISME 289 

profit. La supposition préalable du syndicalisme révolutionnai- 
re n'est pas l'édonisme de Bentham, qui est plus ou moins au 
fond de toutes les théories économiques. Dans la violence pro- 
létarienne, il y a à noter un cas de réaction complexe de tout 
l'organisme individuel et collectif, c'est-à-dire du travailleur 
seul et du syndicat, réaction de l'instinct et de la raison, de l'idée 
et de la volonté contre le monde extérieur. En d'autres termes, 
dans l'exercice de la violence prolétarienne on ne doit pas voir 
une manifestation du côté économique de l'homme, par consé- 
(juent un calcul de ce qui est plus utile et de ce qui est moins 
utile; mais une manifestation de son humanité cachée, des der- 
niers ressorts de sa personne. Si on veut trouver une pierre 
d'attente avec la vie économique, il faut rappeler l'inventeur in- 
dustriel. Celui-ci change la nature et la destination de la pro- 
duction technique, essayant une nouvelle combinaison des pro- 
cès connus, mais dans l'acte de l'invention, bien qu'il opère 
avec des matériaux communs et sous la poussée des besognes 
pratiques, et bien qu'il mette toute sa découverte au service 
d'un but économique, il n'agit pas comme un homme économi- 
que. L'inventeur appelle l'appui de toutes les qualités instincti- 
ves et rationnelles — les premières forces plus encore que les 
secondes — qui se trouvent dans l'homme. L'homme, qui inven- 
te et découvre, agit comme totalité physico-psychique. Il est ab- 
.surde de dire que dans l'invention existe une activité économi- 
que ordinaire. Certes, comme Ernest Mach l'a démontré, mê- 
me dans la découverte des principes les plus abstraits, agit le 
besoin pratique ; mais l'invention est un cas beaucoup plus haut, 
en tant que destination beaucoup plus complète, comme procès 
que le besoin pratique dont elle naît. 

La violence prolétarienne a, dans l'histoire du plus récent ca- 
pitalisme, une place très analogue à celle de l'invention dans 
les premières phases de la grande industrie : elle crée des for- 
mes nouvelles de relations sociales, des procès productifs nou- 
veaux. Oui opère, avec l'esprit, ce rapprochement entre les 
inventions et la violence et se rappelle les théories que Mach a 
exposées sur les causes et les manières dont se manifestent les 
inventions, réussit à sourire des dédains philistins de tous ceux 
qui proclament « l'infécondité de la violence ». Certes, de même 
qu'une invention ne s'applique pas toujours à ce pour quoi elle a 
été faite (les machines datent du XVP siècle, mais ne s'empa- 
rent de la production qu'au commencement du XIX^), la vio- 
lence ne donne pas ses fruits seulement parce qu'elle a été pro- 



290 LE MOUVEMENT SOCIALISTE, 

voquée. Il faut qu'il y ait certaines conditions du marché et du 
travail pour qu'une invention puisse être appliquée. On sait que 
l'introduction des machines est due au bon marché du travail 
agricole et à l'alternance des saisons, qui laisse inactives les 
machines pour quelque temps. La « violence créatrice » se 
trouve, elle aussi, liée à des conditions que la nouvelle école syn- 
dicaliste doit encore chercher. 

Mais. moi. je ne me propose pas de développer un traité du 
syndicalisme, en polémisant avec Plekhanoff. En finissant cette 
'•éponse, je m'aperçois que j'ai donné à Plekhanoff une impor- 
tance que ni ses critiques récentes, ni ses autres écrits, ne lui 
confèrent pas et à laquelle son ton. son éducation et sa vulga- 
rité ne lui donnent pas droit de prétendre. J'ai voulu seulement 
démontrer que les anciennes divinités de la social-démocratie 
sont intellectuellement et moralement dépassées depuis pas mal 
de temps. 

Théoriquement parlant, le syndicalisme est la liquidation défi- 
nitive de leur demi-savoir, et de leur excessive présomption. Je 
veux être assez immodeste en affirmant que ces démêlés criti- 
ques doivent avoir convaincu le lecteur, du moins à l'égard de 
Plekhanoff". J'ai fait comme faisaient les Spartiates avec les 
ilotes ivres, en exposant son cas à titre d'exemple public. 

Ensuite, pour moi. je veux dire, en terminant, que le syndi- 
calisme n'est pas une doctrine achevée qui peut être exposée 
d'une manière dogmatique ; c'est à peine une .certaine vision du 
mouvement ouvrier et un canon d'interprétation de la phase la 
plus récente du capitalisme. Les théoriciens du syndicalisme 
sont et doivent être modestes, attendant des nouvelles expérien- 
ces de la lutte de classe et de nouveaux enseignements de la vio- 
lence prolétarienne. Nous tous, qui nous disons syndicalis- 
tes, nous avons beaucoup à apprendre et nous le proclamons 
sans aucune fausse modestie. En vérité, nous avouons ne pas 
posséder une science nouvelle et universelle ; mais le peu que 
nous savons nous suffit pour liquider le charlatanisme et dé- 
noncer la mystification qui se cache sous le masque de la socia- 
démocratie. Monsieur Plekhanoff, bonne digestion ! 

Arturo Labriola. 

(Traduit par Max Perlstein.) 



ENQUETES & DOCUMENTS 
La Grise Syndicaliste 

ENQUÊTE 

Le trouble qui, depuis quelque temps, se manifeste dans les 
milieux syndicalistes, inéritc-t-il le nom de crise, qu'on lui a 
donné? — Et, s'il y a crise, quelles en sont les cotises, et quelle 
peut en être l'issue F 

C'est cette question que nous avons posée à quelques militants 
syndicalistes, de uuances diverses. 

On lira ici leurs réponses. 

Le Mouvement Socialiste 



A. MERRHEIM, 
Secrétaire de l'Union Fédérale des Ouvriers en Métaux. 

De tous côtés on ne parle que de la crise du syndicalisme. 
Naturellement, les adversaires du syndicalisme révolutionnaire 
s'évertuent à démontrer que ce sont les partisans de cette métho- 
de qui en sont les responsables. Pour Niel : « Le syndicalisme 
souffre d'une crise domestique. » (i) C'est exact, seulement pas 
dans le sens où il l'entend. 

En effet, si les Briand et Viviani n'avaient pas trouvé tant 
de domestiques au sein même de la Confédération générale du 
Travail, pour y faire leur besogne, tout comme ceux de Mille- 
rand en 1900, leurs efforts n'eussent pas abouti à cette défiance 
mutuelle qui règne dans les milieux syndicaux. Ce qui aggrave 
la crise c'est que Briand. comme l'a très justement écrit Grif- 
fuelhes. « fit porter ses intrigues sur les militants connus pour 
leurs idées révolutionnaires ». Il n'eut pas de meilleurs domcs- 



(^ Hinnaniit du 27 novembre 1909. 



292 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

tiques que certains de ces derniers. Déjà, au Congrès d'Amiens, 
si le projet gouvernemental sur le contrat de travail ne fut pas 
adopté, ce ne fut certes pas la faute de certains de ces bons 
domestiques, qu'avaient convaincu les arguments de Briand. 

Depuis, les cabinets de Briand et de Viviani sont devenus, par 
ces bons serviteurs du pouvoir, les antichambres des séances du 
Comité Confédéral. 

Dès lors, on entendit des déclarations étranges. Les uns ou- 
vertement, d'autres sournoisement laissaient entendre qu'il était 
nécessaire de revenir à des appréciations plus exactes des situa- 
tions, des faits, des événements. Ce ne fut d'abord qu'un bruis- 
sement léger, imperceptible, qui aboutit bientôt à des reniements 
retentissants. D'ultra-révolutionnaires d'un verbalisme outran- 
cier, sombrèrent dans un ultra-réformisme, que Keufer lui-même 
répudie. 

Il n'y eut plus qu'un mot d'ordre : Sus au syndicalisme révo- 
lutionnaire! A tout prix, il fallait que ce dernier s'assagisse. Ce 
fut alors la lutte entre ceux ayant trop de dignité pour accep- 
ter la moindre compromission gouvernementale — ne fîit-ce 
qu'un voyage à Londres — . et ceux qui, au contraire, voulaient 
que le syndicalisme s'engageât dans le sillage des hommes au 
pouvoir. 

Tel est le sens de la crise. Non pas crise domestique, mais 
crise de domestication! Tentative de corruption ou d'élimination 
de tous ceux qui insufflent au syndicalisme une action propre 
et lui prêchent son indépendance matérielle et morale ! 

Quelles sont les raisons de cette crise? 

Certes, elles sont multiples. Les examiner toutes n'est pas 
possible. La principale, à mon avis, consisté en ce que trop de 
militants ouvriers se sont exclusivement confinés dans l'action 
passée, restant ainsi des théoriciens, uniquement des théoriciens. ■- 

Du passé, ils ne s'en sont pas préoccupés pour y puiser une 
conviction plus forte, leur permettant de dominer les réalités 
présentes, mais uniquement pour s'en inspirer servilement dans 
leur action quotidienne. Restés des théoriciens, ils ont crû devoir, 
pouvoir assigner à chacun de leurs actes, ainsi qu'à l'ensemble 
du mouvement syndicaliste révolutionnaire, le but théorique que 
leur personnalité avait tracé suivant leur désir. 

Ils ont fait quotidiennement, jour par jour, eu petit, ce que 
Pataud et Pouget ont fait en grand dans leur livre Comment 
lions ferons la Rcvolntion. Si ce livre ne doit prendre, à nos 



LA CRISE SYNDICALISTE 293 

yeux, que l'importance que chacun est libre de lui assigner, clans 
Tintérêt même des théories qu'il défend — c'est ce que, très habi- 
lement, a fait Jaurès, dans une récente conférence — et s'il 
reste un livre d'inspiration purement personnelle, qu'on lit cu- 
rieusement et qu'on doit oublier ensuite, il n'en fut pas de même, 
il ne pouvait en être de même pour la majorité des militants 
mêlés activement au mouvement ouvrier. 

Pour m'expliquer clairement, qu'il me soit permis de jeter 
un coup d'oeil sur le passé. 

Ayant, assidûment, suivi toutes les séances du Comité Con- 
fédéral, l'état d'âme, l'amour de la théorie, que je signale plus 
haut, m'avaient frappé plus d'une fois. Non pas que j'entende 
dire par là que toute idée théorique doit être abandonnée ! Ce 
serait aller d'un extrême à l'autre et tomber d'un mal dans un 
pire. ]Mais j'entends par là que la théorie était la préoccupation 
exclusive de la grande majorité des militants syndicalistes. Ils 
ne semblaient pas soucieux des réalités positives. 

Je n'y avais pas attaché d'importance avant la Conférence des 
Fédérations, qui précéda le i''"' mai 1906. Ce fut le spectacle de 
cette conférence qui me fît comprendre le danger et la nécessité 
de réagir. En efïet, nous arrivions à cette séance (i) après quin- 
ze mois d'une propagande intérieure qui avait galvanisé la masse, 
non seulement des syndiqués, mais aussi des indifférents. Le 
i*"'" Mai était le souci dominant de la classe ouvrière. Or ses 
résultais laissaient sceptiques les Secrétaires des Fédérations. 
Ces mêmes hommes qui, quinze mois durant, avaient pour 
la plupart insufflé aux masses cette confiance en la nécessité du 
mouvement du i*^"" Mai, n'y croyaient plus. Ils avaient « théo- 
riquement » lancé le mouvement ; ils n'en apercevaient pas la 
réalisation pratique, et ne pensaient qu'au moyen de dégager 
leur responsabilité. 

Partis du point de vue théorique, ils avaient cru à l'appli- 
cation immédiate de la journée de 8 heures! Pressentant que 
.son application ne serait pas totalement réalisée, ils reculaient 
devant les responsabilités. Aucun d'eux n'avait compris qu'il 
suffi.sait seulement de faire rendre le ina.vimuni de résultats à 
ces quinze mois de propagande, pour, ensuite, fort de ces ré- 
sultats, faire converger l'action là où les efforts avaient été 
négatifs. Il fallut, à ce moment-là, toute l'autorité et toute 
l'habileté de Griffuelhes et de Pouget, pour empêcher qu'une ré- 

II) ) avril 190e. 



^94 LE MOl.'VEMENT SOCIALISTE 

solution, enrayant complètement le mouvement, ne fût votée 
par cette Conférence. 

Que se serait-il passé, au contraire, si, à cette Conférence, 
les secrétaires de Fédérations étaient tous venus confiants dans 
le mouvement du i*"' Alai? Il serait arrivé ceci: que cette 
confiance leur aurait permis d'être à la hauteur des fait'S, de 
dominer les événements, d'y faire face avec le minimum de 
pertes pour leurs organisations respectives. Hélas ! Comme 
l'état d'esprit contraire existait, les conséquences de cet état 
d'esprit dépassèrent le i'''' 'Mai 1906. Cette date passée, la préoc- 
cupation primordiale de la plupart des militants qui y furent 
mêlés, fut d'éviter les responsabilités collectives, générales, dans 
la Confédération Générale du Travail. C'est là qu'est, à mon 
avis, l'origine du malaise et, si l'on veut, de la crise, que l'ac- 
tion dissolvante des Briand et des Viviani, suggestionnant leurs 
dévoués <( domestiques », ne pouvait que précipiter. Plus de 
(( responsabilités », plus « d'actions collectives », tel devint le 
mot d'ordre général des « domestiqués » et des adversaires du 
syndicalisme révolutionnaire ! 

On- le comprendra mieux encore, en se reportant après les 
événements du i"'' !Mai 1906. Quelle est la situation? D'une 
part, la bourgeoisie est clïrayée, mal remise de sa peur. Elle 
sent, pour la première fois, le danger qu'elle courait en face 
d'un prolétariat organisé, plein de l'idéal du- syndicalisme ré- 
volutionnaire. D'autre part, Clemenceau est au pouvoir, réali- 
sant le rêve de son existence. Jacobin décidé à gouverner, il se 
drape d'autant plus dans son rôle que c'est le moment où le 
syndicalisme révolutionnaire vient de démontrer, par le i^'" ^lai 
1906, que les méthodes des gouvernements passés seraient in- 
suffisantes à contenir les désirs <le la classe ouvrière. Coûte 
que coûte, la bourgeoisie devait réagir ou s'efïacer devant le 
iflot montant. Elle a réagi. 

Que fallait-il, dès lors, pour aggraver la crise naissante du 
syndicalisme? Un fait, qui permette à ses adversaires, inté- 
rieurs et extérieurs, d'en profiter pour attaquer de front le syn- 
dicalisme et ses représentants. Mlleneuve-Saint-Georges fut ce 
fait. Il eut, à côté des cadavres accumulés, cette vertu complé- 
mentaire de réunir adversaires et anciens amis — nageant dans 
les mêmes eaux gouvernementales, — du syndicalisme révolu- 
tionnaire. Ainsi réconciliés sur le dos du prolétariat, peu leur 
importait que froidement, lâchement, des gendarmes aient as- 
sassiné des homme^ à la salle Ranques de Draveil-Vigneux ! 



LA CRISE SYNDICALISTE 295 

Peu leur importait que l'aboutissant fatal, inévitable — mal- 
gré la courageuse intervention de Griiïuelhes, rue Chariot — 
de cet assassinat fut Yilleneuve-Saint-Georges, ils tenaient le 
fait, l'acte avec lequel ils comptaient bien diminuer le syndi- 
calisme ré\'olutionnaire. 

Après ces événements, la physionomie du Comité Confédéral 
changea. Des hommes comme Guérard et tant d'autres qui, de- 
puis le Congrès de Bourges, n'avaient jamais remis les pieds 
au Comité, y vinrent! Ils réapparaissent, non pas pour y discu- 
ter de l'intérêt général du prolétariat, de l'action ouvrier^ 
mais parce qu'il y avait dans l'air o l'aftaire de la Maison des 
Fédérations » et la discussion des comptes. Ils vinrent au Co- 
mité Confédéral, eux qui» durant cinq ans, s'étaient obstiné- 
ment tenus à l'écart, pour juger les actes de militants qvii, aux 
prises avec les difficultés matérielles, avaient en outre dû faire 
face à tous les événements, prendre toutes les responsabilités 
de lutte à mener contre la politique brutale et sournoise en 
même temps du gouvernement. 

Le Congrès de Marseille de l'automne 1908 ne pouvait que 
leur donner plus de confiance dans l'espoir que le « syndicalis- 
me » serait à leur merci. II faut avoir vécu, comme je les ai 
vécues, les journées de ce Congrès, pour apprécier combien nos 
adversaires avaient raison de croire qu'ils mettraient la main 
sur la Coiifédcratioii. 

Pleins de cette confiance, aidés par des militants prétendus 
révolutionnaires, mais que leur haine personnelle de Griiïuelhes 
fait seule agir, c'est avec « l'afïaire de la Maison des Fédéra- 
tions » qu'ils vont alors essayer de prendre leur revanche de 
Marseille. Ce qu'ils veulent, c'est déconsidérer le syndicalis- 
me révolutionnaire. Quelle meilleure occasion pouvait se pré- 
senter, pour atteindre ce but, que celle de la comptabilité de 
la liaison des Fédérations? Aussi ne manquent-ils pas d'en 
profiter pour accabler, calomnier tous les militants qui avaient 
un peu d'influence dans les milieux confédéraux. Leur ob- 
jectif est, non seulement de fermer la Maison des Fédérations, 
mais d'isoler la Confédération elle-même du prolétariat, en 
tuant moralement ceux qui en sont les représentants. 

Le jour même où Grifïuelhes déclarait au comité Confédé- 
ral que sa dignité l'empêchait de collaborer avec celui qui, 
piï)fitant d'un séjour dans la prison rie Corbeil, l'avait accusé 
d'être un voleur, leur joie fut grande. Le lendemain ma- 



296 LE MOUVEiMENT SOCIALISTE 

tin, les échos du cabinet de Briand retentissaient de cette joie. 
On tenait Thomme, la chose, la Confédération! 

Tous ceux qui, dans leur propre milieu, voyaient d'un mau- 
vais œil les minorités sympathiques à la C. G. T. augmenter 
considérablement, exultaient. Les comptes de la Maison des 
Fédérations leur importaient peu. Ils déclaraient eux-mêmes que : 
« Grifïuelhes était au-dessus de tout soupçon ». Seulement, le 
doute permettait d'accentuer la cassure, la crise. Il leur restait 
à trouver l'homme qui leur préparerait l'entrée d'un des leurs 
au poste du Secrétaire Confédéral. Cet homme fut Niel. 

Barbouillé de phrases et de théories, Niel est le bavard pon- 
tifiant type, qu'on allait installer là où il fallait, là où il faut 
un homme de décision prompte et d'action. Je n'aurais pas la 
cruauté d'insister sur les inconséquences et le désarroi de Xiel. 
Tout cela découlait, non seulement de la situation même au mi- 
lieu de laquelle on le transplantait brusquement, de ^Montpellier 
à Paris, mais d'une incapacité totale, qu'il eut le merveilleux ta- 
lent de mettre en lumière pendant un court passage à la C. G. T. 

En écrivant ceci, qu'on ne croie pas que j'ai le moindre res- 
sentiment contre Niel. Je l'ai déclaré au Comité Confédéral, la 
personnalité de Niel m'importait peu. Il fut la pauvre victi- 
me de ceux qui n'eurent même pas la dignité, après l'avoir 
amené là, de le défendre, quand ses intempestives déclarations 
et son incapacité eurent rendu inévitable sa démission. Ce lâ- 
chage unanime fut même un des spectacles les plus écccnrants 
auquel il m'ait été donné "d'assister. 

Je ne veux pas non plus examiner si. comme Niel l'a écrit 
lui-même, il fut présenté, comme candidat par les organisations 
adversaires des méthodes de violence systématique, de suren- 
chère et de blufï ». Là n'est pas la question. Je n'insiste sur 
sa personnalité que parce qu'il marque, en quelque sorte, le 
point culminant de la crise, et parce qu'il a trop bien servi sur 
le moment les desseins des adversaires du syndicalisme. Il a été 
l'agent essentiel des manœuvres gouvernementales destinées à 
étrangler le syndicalisme vivant et actif de la Confédération. 

Je ne fais donc que constater un fait, une situation, dont 
Niel s'est d'ailleurs si peu rendu com.pte qu'il a pu écrire — 
peut-être sincèrement — que sa démission de secrétaire de la 
C.G.T. fut « provoquée par les provocations continuelles et calcu- 
lées de ses adversaires de tendance ». Non seulement cela n'est 
pas exact, mais, vraiment, il serait à désespérer du syndica- 
lisme, si l'élection de Niel, dans les conditions où elle s'était 



LA CRISE SYNDICALISTE 297 

faîte, eut laissé indifférents les militants qui veulent que l'ac- 
tion confédérale soit matériellement et moralement iiidé- 
pcndantc! 

Ce qui, particulièrement révolta les militants, ce ne fut pas 
tant de le voir candidat des adversaires personnels de Grif- 
fuelhes; c'était logique, naturel. Mais ce fut de voir Niel 
délégué au comité Confédéral par la Fédération du Livre, et 
présenté comme candidat par la Fédération des mineurs, qu'on 
ne s'attendait certes pas à voir prendre position en cette affaire. 

Voilà ce que la dignité personnelle de bon nombre de mili- 
tants, à défaut d'autres sentiments, ne permettait pas d'ac- 
cepter. Que Niel ne se soit peut-être pas rendu compte, qu'on 
le faisait ainsi arriver au poste de secrétaire confédéral par 
l'escalier de service, c'est regrettable. Ce qui eut été plus regret- 
table toutefois, c'est de le voir y demeurer; alors c'en eût 
été fait, dans l'avenir, de ce qui doit faire la puissance et 
la force des militants syndicalistes : les sentiments de dignité 
morale qui, quelles que soient les passions, doivent exister au 
sein de la Confédération. 

Ce n'est donc pas à nous que Niel doit s'en prendre. Qu'il 
Regarde plutôt chez ceux qui l'avaient élu. C'est dans la coa- 
lition même entre ceux qui voulaient voir un syndicalisme 
neutre, sans vitalité, ou qui prenaient leur mot d'ordre chez 
Briand et Viviani, qu'il doit rechercher les causes de sa chute. 
Que les militants qui furent vilipendés, salis, calomniés, se 
décident enfin, et je le souhaite, à ouvrir le dossier de l'af- 
faire de V^illeneuve Saint-Georges, et Niel comprendra — peut- 
être — de quelle besogne il se rendait complice. 

Telles sont, sans acrimonie aucune, les raisons, les faits prin- 
cipaux qui sont cause, à mon avis, de la crise syndicaliste et 
de l'acuité qu'elle atteignit à certains moments. 

Nos camarades de province ont été prompts à rendre res- 
ponsable les principaux militants de la Confédération de cette 
situation. Qu'ils me peirmettent de leur dire que ce sont eux 
les premiers responsables. En eft'et, le Comité Confédéral n'a 
que trop été le receptable de leurs propres querelles. Disons le 
mot: de leurs querelles domestiques. Il n'y a presque pas de 
Bourses du Travail où il n'y ait eu un conflit intérieur. Ces 
conflits, nos camarades en faisaient juge le Comité Confédéral! 
Ce dernier devait juger, faire des enquêtes; d'où des froisse- 
•Qients, des discussions, des haines personnelles, qui n'ont pas 
peu contribué au malaise général. Qu'à l'avenir les Bourses 



208 LE MOUVEMENT SOC lALISTE 

du Travail et les Fédérations fassent elles-mêmes leurs affaires 
particulières et lavent seules leur linge sale; elles contribueront 
par là, à rendre normale la vie confédérale et plus efncace son 
action. 

]\iair!tenant on peui: critiquer, déplorer- amèrement l'aciion 
menée par \z.C or.j cdcr atxon depuis sept ou huit ans. Ce qu'on 
ne peut contester, c'est que, grâce à cette action, les questions 
sociales se soient précisées, les situations nettement établies. 
Par elle, aujourd'hui, les détenteurs du pouvoir tendent à ap- 
porter des améliorations aux conditions de vie de la classe ou- 
vrière. On reconnaît la force nouvelle. « Je garde mes convic- 
tions, s'écriait ^V. Ribot au Sénat, plus je réfléchis et plus je 
suis convaincu que les grandes luttes politiques sont pour le 
moment finies et que les combats que nous voyons ne sont que 
des combats d'arrière-garde. Au contraire, les questions socia- 
les prennent une importance de jour en jour plus grande. Il }' 
a une aspiration immense de tous ces hommes, qui sont nos 
égaux en droit et partagent avec nous la souveraineté populai- 
re, vers la liberté et le bien-être, vers une diminution du la- 
beur et aussi une auguicnlation de dignité. Nous ne pouvons 
pas nous en désintéresser. L'égoïsme de classe a toujours été 
une faute ; aujourd'hui elle serait impardonnable. Ce serait un 
suicide. » ( i ) 

Si les questions sociales ont pris une telle importance qu'un 
conservateur comme }.I. Rîbot en soit arrivé à jeter au Sénat 
un avertissement aussi njt, à qui le doit-on? Est-ce à l'action 
des partis politiques, ou des éléments qu'on est convenu de qua- 
lifier réformistes; dans le syndicalisme? Non! ces derniers 
n'ont agi, n'ont obtenu des résultats, — journé de neuf heures, 
droit syndical, retraites ouvrières des chemins de fer, etc., etc., 
— que par l'action menée par les éléments qualifiés révolution- 
naires. Et nous n'obtiendrons demain des avantages pratiques 
que dan;-> la mesure où notre action accroîtra les aspirations 
du prolétariat vers plus de liberté, de bien-être, par la diminu- 
tion de son labeur et l'accroissement de ses sentiments de di- 
gnité. ' 

Et maintenant, par quels moyens on pourrait sortir de cette 
crise de domestication? 



(r) OJf:r:r! du 6 novembre 1909, page 863. 



LA CRISE SVNDICALISTE 299 

Les moyens, à mon avis, ce seront les événements, plus puis- 
sants que toutes les combinaisons et les volontés malfaisan- 
tes, qui nous les indiqueront. Contre eux viendront s-e briser, 
s'anéantir les machinations les mieux ourdies. Il nous suffira 
de savoir en profiter. Que les militants s'efforcent d'augmen- 
ter dans les syndicats, les Bourses du Travail, les Fédérations, 
les sentiments de dignité et de liberté. Qu'ils fassent que tous 
ces organismes conquièrent rapidement Viidcpcndancc inatcricl- 
Ic, et alors s'agrandira, se fortifiera rapidement l'indépendance 
morale d"action du prolétariat organisé. Qu'ils fassent ce que 
Griffuelhes, quoi qu'on puisse dire, a fait pour la C. G. T. Que 
syndicats et ijourses du Travail soient dans des locaux a eux. 
dégages de toute tutelle municipale ou gouvenicuientale. Qu'en- 
fin les militants apprennent à mieux discerner la contingence 
des théories et les nécessités de la pratique, et, examinant les 
faits, l'évolution scientifique et industrielle de tous les jours, 
adaptent leur action à cette évolution, pour en tirer le maxi- 
mum de résultats. 

Là est le salut. Ainsi seulement ils domineront les événe- 
ments et, au lieu d'être submergés par eux, ils les feront ser- 
vir aux fins quotidiennes de la transformation sociale. 

A. Mei^juieix. 



E. KLEMCZYNSKI 

Secrétaire de l'Uiiioit syndicale Ain-Jura. 



Le Syndicalisme est entré dans la période des difficultés. Son 
succès avait été trop facile et provoqué plus encore par les cir- 
constances que par sa valeur créatrice propre. Il ne pouvait se 
développer sans subir une crise intense, dont la constatation 
prouve qu'il entend vivre. 

Au Congrès Confédéral de [Marseille, le syndicalisme était 
relégué au deuxième plan. A la dernière conférence des Unions 
et Fédérations, les scandales lui usurpèrent une place outra- 
geante. Dans nos grands rendez-vous, les Syndicalistes se tai- 
sent. Leur prudence confinant à l'impuissance est une preuve de 
la crise du Syndicalisme, beaucoup plus grave que les menaces 



300 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

de scission entre éléments qui ne furent jamais profondément 
associés. Que dans les grandes circonstances, les syndicalistes 
n'aient pu, au sein du Comité Confédéral, être absolument maî- 
tres de leurs attitudes ; qu'ils aient déclaré si légèrement la grève 
générale à la suite du mouvement postal; qu'aujourd'hui même 
ils ne puissent dégager la C. G. T. du lourd malaise des polémi- 
ques absurdes et mettre debout un grand organe d'assainisse- 
ment et d'éducation générale, voilà qui fait réfléchir et reconnaî- 
tre un défaut dans la cuirasse. 

Cela n'établit pas que le Syndicalisme soit en péril, mais qu'il 
risque de perdre bien du temps, si son évolution n'est pas faci- 
litée par des mesures sérieuses. 

Le Syndicalisme fut favorisé, dès ses débuts, par des circons- 
tances heureuses. Le discrédit des méthodes légalistes le fit béné- 
ficier de concours ardents et divers. Ce que les différentes frac- 
tions du parti socialiste n'avaient pu accomplir, ce que les anar- 
chistes, perdus dans des spéculations abstraites et des critiques 
purement négatives, ne songeaient pas à faire, les premiers syn- 
dicalistes le firent : ils constituèrent un organisme central qui 
devait singulièrement contribuer à la propagation des idées nou- 
velles. Peu à peu la Confédération Générale du Travail devint 
l'organe même de cette aspiration ouvrière primordiale à faire 
ses affaires soi-même. 

Avec une telle mise en œuvre, on est eu droit de se demander 
pourquoi la progression dit Syndicalisme n'est pas plus évi- 
dente? Avec tout le bruit qu'il fait, avec toute la crainte qu'il 
inspire, avec l'avenir que chacun se plaît à lui reconnaître le 
mouvement d'autonomie ouvrière devrait prenrlre d'autres pro- 
portions. 

La cause de cette crise est d'abord purement morale et peut 
être confondue avec celle qui paralyse toute organisation posi- 
tive du prolétariat. 

De vague aspiration libératrice, le syndicalisme a été appelé 
par ses propres luttes à devenir le grand facteur de l'appropria- 
tion et de l'utilisation sociales des moyens de production. Mais il 
faut aux producteurs la pratique constante de vertus nouvelles 
pour pouvoir opérer un jour cette révolution. Il faut surtout aux 
salariés une pleine conscience de leur rôle, déterminant des pro- 
diges de clairvoyance, des sursauts de volonté, pour mettre de- 
bout les institutions propres à cette formidable transformation. 

C'est là que surgissent une bonne part de difficultés. Ce n'est 



LA CHISK SYNDICALISTE 301 

pas parce que les salariés comprennent un peu mieux qu'autre- 
fois la valeur morale et pratique de l'action directe, ce n'est pas 
non plus parce qu'ils expérimentent parfois avec fruit cette 
méthode, qu'il est permis de conclure que les voies du Syndi- 
calisme sont toutes tracées et pour ainsi dire franchissables. 

Dans ses luttes, la classe exploitée dépense parfois des tré- 
sors d'énergie et fait montre souvent de facultés organisatrices 
remarquables, mais elle tire insuffisamment parti de ses efforts 
soudains. L'inconsistance de ses mouvements n'est plus à dé- 
montrer. 

La société capitaliste est parvenue à un tel degré de corrup- 
tion qu'il convient aussi de préserver notre classe des sollicita- 
tions mortelles dont elle est l'objet. Et puis, l'alcoolisme continue 
à exercer ses ravages, et les bas salaires dépriment, affaissent, 
épuisent — ce qui ne prouve pas, hélas ! que les hauts salaires, à 
eux seuls, fassent nécessairement le contraire. Dans les villes, 
la mise à la portée ouvrière des plaisirs les plus superficiels cor- 
rompt les individualités d'abord saines et détermine un scepti- 
cisme écœurant. 

Il peut paraître banal de faire état de ces causes de paralysie 
générale, dans cette étude. Mais nous arrivons au point où les 
railleries ne sont plus permises. L'éthique sociale doit être emn- 
sagcc d'une façon particulière, par ceux qui ne peuvent plus 
se borner à mettre en accusation la société présente, mais enten- 
dent utiliser au plus vite les forces qui doivent la transformer 
pour l'éclosion d'une vie nouvelle. 

Il nous faut des institutions propresf — Bâtissons nos mai- 
sons communes, et sus aux subventions?... Il nous faut des ha- 
bitudes créatrices, des initiatives continuelles? — Faisons notre 
chez nous. Que ces ruches bâties et ornées de nos mains symbo- 
lisent et concrétisent à la fois nos désirs d'émancipation, tradui- 
sent nos plus nobles sentiments et répondent aux besoins agran- 
dis d'une vie nouvelle, saine, ordonnée, travailleuse. 

Peut-être répondrai-je à côté de la question, en insistant sur 
cette idée que bien des polémiques douloureuses seraient épar- 
gnées, bien des inconséquences ne seraient point commises, si 
nous étions plus forts matériellement. Le Syndicalisme, poussé 
par la critique de la démocratie et des lois du nombre, a fait 
trop bon marché des moyens réels de propagation et de lutte. Les 
propagandistes qui furent les principaux facteurs de l'expansion 
syndicaliste se renouvellent fort peu. Leur pénurie est frappante. 



302 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

dans les congrès où les changements ne sont pas notoires. Les 
coopératives de consommation et de production absorbent, il est 
vrai, bon nombre de syndiqués et des meilleurs. Mais il devrait 
y avoir plus d'éléments de propagande (i). 

La vie du propagandiste syndical n'est, certes, pas rose. Les 
difficultés grandissent sous chacun de ses efforts. Elles ont par- 
fois de fâcheux effets, désillusionnant les uns, déroutant ^les 
autres, irritant les enthousiastes, et poussant les plus réfléchis à 
une timidité exagérée. Le probicme des militanis prend une im- 
portance inouie avec le Syndicalisme. En général, et malgré des 
manifestations passagères, le corporatisme étroit domine toutes 
les préoccupations. Il faut, à l'artisan de la propagande, non seu- 
lement une grande pratique, mais des facultés d'assimilation et 
surtout une connaissance suffisante du mécanisme social, dont le 
Syndicalisme doit être le prolongement logique. Les moindres 
événements devraient être utilisés pour élargir les conceptions 
du syndiqué et ne pas laisser croupir des organisations qui 
s'étiolent faute d'éléments stimulateurs. 

D'autres moyens matériels résoudraient ce grave problème. 
La propagande dans les centres isolés a été tristement délaissée, 
faute de ressources. La structure confédérale n'a pas été bien 
heureuse à cet eft'et. Pelloutier avait, avec raison, envisagé la 
formation confédérale par les L'nions de Syndicats divers ou 
Bourses du Travail, dont le développement en Unions régiona- 
les ou départementales aurait permis d'autres résultats avec 
moins de dépenses. 

La C. G. T. a été surtout, jusqu'ici, un amalgame de Fédéra- 
tions d'Industries aux bases, aux évolutions très différentes, 
dont le particularisme influence péniblement les Congrès. Il est 
clair que ces organes nationaux, surtout ceux. qui se forment, 
absorbent des cotisations inutilisables à la propagande sur un 
aussi grand rayon. La décentralisation administrative de la 
C. G. T., par la formation d'Unions départementales oh régio- 
nales, permettrait d'étendre l'influence syndicaliste dans les 
moindres bourgades, où l'industrialisme, à la recherche de 
mains d'œuvre à bon compte, va s'implanter. Les syndicats se 

(i) Sous prétexte de combattre certains fonctionnaires syndicaux qui 
ne font pas toujours leur possible, des révolutionnaires mal inspirés em- 
boîtent inconsciemment le pas aux patrons en combattant les perma- 
nents syndicalistes. A force de crier après les 15.000 on finifpar se ruer 
sur de malheureux 1500, qui gagnent bien, hélas! leur pitance et mérite:>t 
en général autre chose que des suspicions. 



LA CRISE SYNDICALISTE 303 

multiplieraient et se maintiendraient au contact d'une organisa- 
tion enveloppante et pouvant suivre chacune de leurs manifesta- 
tions. 

Ce n'est pas là une opinion personnelle, mais un courant très 
accentué, qui se manifeste par ces nouvelles créations confédé- 
rales, dont les Fédérations d'Industries auront elles-mêmes à 
bénéficier (i). Du côté de l'éducation syndicaliste, il n'est pas 
douteux que ces organisations apporteront un concours efficace 
en suivant les moindres mouvements et en accoutumant les syn- 
diqués aux actions extra-corporatives. 

Pour ce qui est de l'action et de la propagande, les Unions in- 
tersyndicales créeront des militants nouveaux, étendront le ré- 
seau syndicaliste et atténueront de leurs mieux les influences de 
la presse capitaliste, dénaturant dans les campagnes tout les 
mouvements des grands centres.. 

Disons, en dernier lieu, que les cotisations sont, en général, 
violemment insuffisantes. Ou bien les Syndicats ont en réserve, 
dans les Caisses d'Epargne, des millions auxquels il ne veulent 
pas toucher. La plupart s'obstinent aux fortes encaisses immobi- 
lisées et dont l'Etat est seul à profiter. 

Cette pénurie de moyens financiers est une entrave colossale 
que nous devrions, d'un commun accord, chercher à faire dis- 
paraître. La faible augmentation de la cotisation votée par la 
dernière Conférence Confédérale a cependant fait crier ceux qui 
nous montrent sans cesse l'exemple des organisations allemandes. 
Le timbre confédéral sera une précieuse innovation dans cette 
recrudescence des moyens qu'il s'agira d'employer du mieux pos- 
sible. Combien nous serons loin encore de notre compte. Les coo- 
pératives, au lieu de répartir tous leurs bénéfices, devraient cra- 
cher chaque année, dans les caisses syndicales, quelques dizaines 
de mille francs: elles sont rares celles qui font à ce sujet autre 
chose que des promesses (2). Ajoutons enfin que le subvention- 
nisme des T3ourses du Travail a très mal accoutumé les syndicats 
aux efiforts de propagande régionale. 



(i) C'est ainsi que VUnion Ain-Jura s'entend avec des Fédérations 
d'Industrie (Bâtiment - Bûcherons), pour une propagande à frais com- 
muns, qui se trouve de ce fait décuplée. 

(2) A St-Claude, la Fédération des Coopératives communistes verse 
720 francs par an dans la caisse de l'Union Régionale Ain-Jura (un 
franc par sociétaire et par an). 



304 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Pour résumer ces remarques, la crise du Syndicalisme résulte 
de la disproportion qu'il y a entre l'ampleur de sa fonction et de 
{'insuffisance des moyens moraux et matériels. Sans doute, les 
divisions actuelles, les erreurs commises, les altérations théori- 
ques ont aussi leur part. Je me refuse cependant à la leur faire 
trop grande. Ayons une C. G. T. aux rouages plus mobiles, aux 
militants plus nombreux et plus exercés, aux ressources moins 
dérisoires et nous n'aurons rien à craindre du fantaisisme'des 
uns, de la prétention des autres et de l'énervement de l'ensemble. 

Le Syndicalisme est trop attaché aux flancs du capitalisme 
pour ne pas grandir avec son développement. Sans doute n'a-t-il 
pas toujours été bien compris par les militants , d'occasion qui 
se mêlent parfois de l'expliquer en causant de bien autre chose ! 
Mais, je le répète, tout cela ne compterait pas plus que les bou- 
deries en cours, si nous avions l'outillage qu'il nous faut avoir 
-et que nous devons nous procurer vite. 

La crise du Syndicalisme, c'est la grande apathie de la classe 
ouvrière qui en est responsable. Moins de polémiques : méfions- 
nous des plumes et du papier ! Doublons vite nos contingents : ce 
sont les m.ilitants obscurs qui vont par les sentiers des campa- 
gnes, le bâton de propagandiste à la main, qui auront le der- 
nier mot. 

E. Klemcztnski. 



Le Monopole de l'Enseignement 

ET LE SOCIALISME 

ENQUÊTE 



La recrudescence de la lutte entre l'Eglise catholique et l'E- 
tat la'iquc vient de poser à nouveau la question du Monopole 
de rEnseignement. 

Quelle est, sur ce point, l'opinion des socialistes et des syndi- 
calistes? C'est ce que nous avons demandé à un certains nombre 
d'entre eux, et ce sont leurs réponses que nous publierons ici, 
au fur et à mesure qu'elles nous parviendront. 

Le Mouvement Socialiste. 



I 



Edouard VAILLANT 

Député de la Seine 

Je vous dirai, d'abord, ce que, il y a peu de jours, j'écrivais 
à un ami de l'Ouest, grand partisan du monopole : que, s'il en 
était de même partout, que si, comme dans sa région, le reste 
du pays était menacé par une invasion méthodique et sûre de 
l'enseignement clérical, et qu'il n'y eiît visiblement d'autre moyen 
de salut immédiat de l'enseignement laïque que le monopole, 
je m'y résignerais pour ma part, sachant qu'il trouverait dans 
l'indépendance croissante du corps enseignant des professeurs 
et des instituteurs, un correctif efficace. 

Mais ce n'est qu'un expédient. Ce recours au gendarme cen- 
tre le moine et le curé ne peut être, pour nous socialistes, une 
solution, même momentanée. Dans un pays d'équilibre mental 
et politique si instable, aucun lendemain n'est garanti, et il suf- 
firait que l'Etat redevînt impérialiste, pour faire apparaître aux 
yeux de tous, et sans atténuation, le danger constant, sous tout 
régime, de confier à l'Etat l'instruction et l'éducation de l'en- 
fant. 
-, Nous voulons, dans la mesure aujourd'hui possible, sociali- 



306 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

ser l'Ecole, non la livrer à l'Etat, c'est-à-dire au pouvoir gou- 
vernemental de la classe possédante et régnante. Après l'Egli- 
se, l'Etat est le plus dangereux des éducateurs, et pour nous, le 
plus hostile. Le monopole proprement dit: c'est l'Etat se subs- 
tituant à l'Eglise et à toute initiative privée, pour enseigner sa 
doctrine, sa morale et diriger, fausser à son profit l'esprit de 
l'enfant. 

Ce qu'il faut: c'est affranchir l'enfant de tout enseignement 
officiel, comme il l'a été, en partie, de l'enseignement de l'Egli- 
se, le libérer entièrement de l'un et l'autre, lui donner une li- 
berté, sans limites, d'essor et de développement. L'Etat, dans 
la mesure où sa pénétration par la démocratie lui permet de 
remplir cette fonction sociale, doit, avec le concours de la com- 
mune, assurer à l'enfant l'enseignement et l'hygiène de l'Ecole 
publique ou privée, et à l'instituteur, au professeur, un recru- 
tement, une rémunération, une indépendance, en rapport avec 
la grandeur de son mandat. Il ne doit lui-même exercer aucune 
action directrice ou doctrinaire sur l'enseignement ; il ne peut 
être qu'un frein pour éviter tout retour au passé, toute rétro- 
gradation de méthode. 

Ce qu'il faut, c'est organiser socialement l'enseignement dans 
les conditions actuellement déjà, en partie, réalisables: 

de l'unification de l'enseignement (primaire, secondaire, su- 
périeur), donnant à tous les enfants le même point de départ 
et leur permettant d'accéder à tous les degrés de cet enseigne- 
ment, non plus d'après leur situation de fortune, mais en rap- 
port uniquement avec leurs facultés et capacités; la société 
fournissant à ceux qui ne les ont pas, les moyens d'existence 
nécessaires à ces études; 

de la formation, en association professionnelle ou syndicat, 
de la totalité du corps enseignant, faisant élection, à tous de- 
grés, de conseils locaux et régionaux, moyens et supérieurs de 
l'enseignement, dont il élaborerait les programmes, aurait la 
direction et gestion, avec la collaboration législative et sous le 
contrôle de la représentation élue de la nation : le parlement. 
Cette association, loin de s'isoler dans la nation, y vivrait de sa 
vie, en rapports intimes, avec toutes les autres associations pro- 
fessionnelles. 

Alors deviendrait possible de donner l'enseignement gra- 
tuit, obligatoire et laïque. Avec l'unité, la neutralité non plus 
passive mais active, scientifique, permettant d'imposer aux éta- 
blissements privés les méthodes de l'enseignement public, exi- 



LE MONOPOLE DE l'eNSEIGNEMENT 307 

géant les mêmes conditions de capacité du personnel ensei- 
gnant, la même surveillance, le même contrôle. 

Fondé sur la science, éclairé, guidé par elle, l'enseignement, 
se proposant d'abord l'initiation scientifique de l'enfant, le dé- 
veloppement de son intelligence, la formation de son jugement, 
de son esprit critique, par les méthodes rationnelles de la pé- 
dagogie moderne, l'amènerait aux connaissances, uniquement 
positives, dont il serait capable. 

En dehors seulement de l'Ecole, ses parents ou tuteurs pour- 
raient l'associer à leurs exercices mystiques et doctrinaires, 
d'autant moins dangereux pour lui que l'enseignement scienti- 
fique aurait mieux formé sa liberté intellectuelle et mieux ef- 
facé, dans la suite des générations, les débilités et tares héré- 
ditaires. 

Echappant à toute contrainte, d'où qu'elle vienne, — de l'E- 
glise, de l'Etat, des préjugés privés ou collectifs, des méthodes 
artificielles, — par un enseignement éducatif de leurs facultés, 
l'enfant, l'adolescent, s'adapteront, de mieux en mieux, au mi- 
lieu historique et social, où, devenus facteurs certains de pro- 
grès, ils pourront agir et réagir et se développer librement. 

La méthode rationnelle et scientifique d'un enseignement po- 
sitif, évoquant l'activité de toutes les facultés individuelles et 
altruistes de l'esprit, le guidera dans la recherche, la reconnais- 
sance de la vérité, de la réalité, en toutes choses, et sera la 
meilleure éducation de sa force intellectuelle et de sa moralité. 

Une esquisse, si hâtive, vous semblera, non sans raison, man- 
quer de nombre de traits, qui lui donneraient figure plus dis- 
tincte et valeur démonstrative. J'aurais surtout voulu montrer 
le lien avec la conception semblable qui, par une éducation 
physique, concordante, par l'examen physique et moral des en- 
fants, aboutit à l'institution, spécialement pour les débiles et 
les anormaux, d'une tutelle sociale, préservatrice à la fois de 
l'individu et du progrès social. 

Ce n'est donc qu'une indication générale, que je vous adresse, 
d'une direction, d'une voie, où, pour l'organisation et la mé- 
thode de l'enseignement, devrait, à mon avis, s'engager la re- 
cherche et l'action socialiste; car un enseignement de cet ordre 
donnerait à la nation des hommes libres, et au socialisme d'in- 
nombrables recrues. 

Ed. Vaillant. 



II 

Maurice ALLARD 

Député du Var 



La question du Monopole de l'Enseignement, n'est pas une 
de celles que l'on peut traiter en quelques lignes. Il faudrait de 
longs développements. Je vais cependant m'efforcer de résumer 
brièvement mon actuel état d'esprit. 

Nous laissons, bien entendu, de côté, l'enseignement supé- 
rieur, car je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un pour demander sa 
monopolisation par l'Etat. 

Ne parlons même que du primaire, car c'est le seul qui soit 
en cause pour le moment. 

J'ai été, il y a quelque temps, un partisan très déterminé du 
Monopole de l'Enseignement primaire, parce que je voyais là le 
seul moyen de tuer l'enseignement congréganiste et religieux, 
que je considère comme un véritable poison. Il n'y avait, en 
somme, concurrence qu'entre les écoles de l'Etat et les écoles 
religieuses, car le monde religieux seul pouvait faire vivre des 
écoles libres. En donnant le Monopole à l'Etat, on tuait ces 
écoles religieuses. 

Mais, depuis, j'ai réfléchi, et les faits viennent tous les jours 
modifier cette première opinion. Cette conception était trop 
simple, et je me demande aujourd'hui si le Monopole de l'Etat 
ne serait pas plus dangereux que la concurrence. 

D'abord, l'enseignement de l'Etat bourgeois, en soi, ne vaut 
pas beaucoup mieux que celui des écoles congréganistes. Il est, 
misonéiste et respectueux de tous les vieux préjugés. Il procède 
de la même morale, affublée d'une autre 'étiquette. Il est natio- 
naliste, propriétariste et même religieux. Il falsifie l'histoire 
et prêche la vénération des hiérarchies sociales. Il impose des 
dogmes aussi absurdes que ceux des religions. 

Or, plus le socialisme s'organise et devient fort, plus l'Etat 
bourgeois s'équipe en guerre contre lui. Il est donc à craindre, 
si nous donnons le Monopole du primaire à l'Etat, que celui-ci 



LE MONOPOLE DE l'eNSEIGNEMENT 309 

ne transforme l'Ecole publique en une formidable machine de 
guerre contre le socialisme. 

Je ne suis pas de ceux qui croient que nous pouvons pénétrer 
l'Etat bourgeois. La vie politique et la pratique parlementaire 
ont dissipé ces illusions. L'Etat bourgeois, quelle que soit son 
étiquette, sera toujours l'ennemi du socialisme. Les radicaux se 
rapprochent de plus en plus de leurs anciens adversaires monar- 
chistes ou modérés. Tout cela forme un bloc uni contre le so- 
cialisme. Briand, Clemenceau, Mviani ou Doumergue parlent et 
agissent comme autrefois Méline ou Charles Dupuy. Dans tous 
leurs actes dirigés contre le socialisme ou le syndicalisme, ils 
réunissent derrière eux tout le bloc conservateur des droitiers, 
nationalités, des opportunistes et des radicaux. 

La concentration est faite contre le socialisme. Elle ne peut 
que s'accentuer tous les jours. 

Livrer l'enseignement primaire à l'Etat bourgeois, c'est le li- 
vrer à nos ennemis. En agissant ainsi pour échapper à l'école 
congréganiste, nous ferions comme Gribouille, qui se jetait à 
l'eau pour éviter d'être mouillé. 

Et, plus nous irons, plus l'enseignement primaire de l'Etat 
sera orienté par les dirigeants contre le socialisme. On tentera, 
par des méthodes appropriées, d'abrutir les enfants aussi sxxre- 
ment que dans les écoles congréganistes. Les fameux manuels, 
si bruyamment dénoncés par les évêques, sont déjà pour la plu- 
part, aussi niais et aussi stupides que ceux des écoles religieu- 
ses. Et, cependant, obéissant aux sommation de l'Eglise, l'Etat 
bourgeois, les trouvant trop hardis, commence à les retirer par- 
tout où les prêtres les mettent à l'index. 

Il est donc à peu près certain que, malgré les instituteurs, 
auxquels on interdit le droit syndical, l'enseignement primaire 
de l'Etat deviendra une arme défensive pour la bourgeoisie et 
un moyen de combat contre le socialisme. 

Si les instituteurs parvenaient à conquérir le droit syndical, 
cela changerait peut-être les choses. Mais le Monopole de l'en- 
seignement donné à l'Etat bourgeois incitera celui-ci à créer un 
corps enseignant spécialement domestiqué et entrainé pour l'œu- 
vre à accomplir. 

Le Monopole de l'Etat, en régime capitaliste, me paraît donc 
devoir présenter des inconvénients aussi grands que l'enseigne- 
ment congréganiste. Malgré mon désir de voir disparaître ce 
dernier, j'hésite à investir l'Etat actuel d'un monopole qui se 
tounaera fatalement contre nous. 



310 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Le parti socialiste et l'organisation ouvrière se développent 
tous les jours. Qui sait si, prochainement, nous ne pourrons pas 
créer nous-mêmes des écoles modernes selon nos tendances et 
nos doctrines? 

Si cela devient possible, et si nous avons voté le Monopole, 
nous nous trouverons pris à notre propre piège. 

La conclusion? — Il faut réfléchir, et je serai heureux >que le 
Parti Socialiste mit la question sérieusement à l'étude. Elle est 
une des plus importantes pour nous. 

Maurice Allard. 



La Coopération et le Socialisme 

ENQUÊTE 

Les rapports de la Coopération et du Socialisme sont à l'ordre 
du jour du prochain Congrès Socialiste international, qui se 
tiendra à Copenhague en août jçio. 

La question est loin d'être résolue. Nous recueillerons les so- 
lutions différentes qu'on propose, tant en France qu'à l'Etranger. 

Le Mouvement Socialiste. 



E. MCTSCHLER 

La coopération socialiste en i-rance peut être comparée à un 
grand chantier, où l'on voit beaucoup de braves gens apporter 
des pierres et des matériaux, où d'autres se sont improvisés ma- 
çons, et où chaque équipe de maçons s'est mise à construire au 
petit bonheur, selon ses idées et selon ses moyens. Est-ce des 
maisons, est-ce des palais qu'ils construisent? On ne sait au juste. 
Il faut qu'on vous dise que c'est la Cité future qu'ils veulent bâ- 
tir, car à voir toutes ces constructions sans alignement et sans 
ordre, on ne le devinerait jamais. 

En effet, à mesure que les travaux avancent, l'on semble s'a- 
percevoir qu'on a oublié de tracer avant tout les rues let les 
grandes avenues, en vue du trafic et des commodités futures, 
qu'on a oublié aussi ce que font les Cités-jardins modernes, c'est- 
à-dire le parc central, au milieu ,1e Palais du Peuple, centre d'où 
devraient rayonner toutes les avenues: en un mot, l'on s'aper- 
çoit qu'il manque la chose la plus essentielle et la plus primor- 
diale, à savoir le plan d'ensemble, prévoyant toutes ces possibili- 
tés d'avenir, indiquant les emplacements, les édifices publics, les 
tracés et surtout la solidité des fotidations, plan où seraient déjà 
mises à profit toutes les expériences faites ailleurs, en ce qui 
concerne l'hygiène, le confort, la beauté et l'agencement techni- 
que. Car si la Cité future ne doit pas réunir toutes ces qualités, 
ce ne serait vraiment pas la peine de faire tant de sacrifices. 
T'entends bien qu'on me dit que tout cela viendra plus tard. Oui, 
d'accord, mais encore faut-il, avant tout, que les tracés et les 
fondations soient arrêtés. 



312 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Voilà, à mon avis, le véritable sens de la question qui nous est 
posée. C'est dire que la théorie de la coopération socialiste est à 
refaire de toutes pièces. De provisoire, de tâtonnante et d'em- 
pirique, il faut qu'elle devienne scientifique et technique, car pour 
une œuvre de telle envergure, où sont impliqués tant d'intérêts, 
tant de peines et tant d'espérances, il n'est pas trop de s'entourer 
de tous les renseignements et de toutes les lumières possibks. 

Pour ne l'avoir j^as fait, pour avoir cru que la foi, la bonne 
volonté et la phraséologie révolutionnaire suffisent à tout, ce 
mouvement se trouve aujourd'hui comme engagé dans une voie 
à cul de sac, où il ne lui reste, pour en sortir, (jue d'abattre le mur 
par lequel il h'était délibérément séparé du reste de l'armée coo- 
pérative. 

En d'autres termes, il faut revenir à la saine et sûre méthode 
expérimentale, qui tient compte non pas seulement des essais — 
si insuffisants relativement — qui ont été faits en Belgique et en 
France, mais aussi de ceux des autres pays, qui ont donné des 
résultats autrement importants et autrement concluants. 

Dire que la coopération en Angleterre, en Allemagne, en Suis- 
se, au Danemark, etc., n'est pas « socialiste », c'est là encore une 
de ces aitirmations en l'air qui dénotent tout simplement, chez 
celui qui l'émet, qu'il ne connaît rien de l'histoire du Central- 
Vcrhand allemand depuis Kreuznach et qu'il n'a jamais appro- 
fondi le sens du programme des Equitables Pionniers de Roch- 
dale, ni la nature économique de la coopérative de -consomm.ation. 
S'il s'était assimilé, tant soit peu, ces connaissances des plus élé- 
mentaires, il ne pourrait plus y avoir de doute possible dans son 
esprit sur cette vérité que la coopération de consommation, telle 
qu'elle est pratiquée par les Unions coopératives des dits pays, 
telle qu'elle a été définie surtout par le congrès international de 
Budapest et par les représentant les plus autorisés de ces Unions, 
que la cooijcration ainsi comprise, dis-je.nr peut pas, ne pas être 
socialiste. 

C'est qu'il y a dans le mouvement coopératif, comme dans tout 
mouvement économique, dans le mouvement syndical comme 
dans celui de la concentration industrielle, pour ne citer que ces 
deux exemples, une logique intrinsèque des faits, d'après laquelle 
son évolution et ses conséquences se déroulent et s'imposent avec 
une tendance aussi inéluctable que les ruisseaux tendent vers 
la vallée, que ceux qui y sont enrôlés s'en rendent compte ou 
non. Il est même étonnant qu'il faille encore démontrer une telle 



LA COOPERATION liT LE S0CL\LISME 313 

proposition à des socialistes imbus de la conception matérialiste 
de l'histoire. 

Or, du moment que la coopération, par sa nature même, ne 
peut tendre qu'au même but que tend le socialisme, le mot ou l'é- 
tiquette « socialiste » devient superflue ; ce n'est plus qu'un pléo- 
nasme, dans le même genre que si je disais « solidarité mutuelle. 
Alais elle n'est pas seulement superflue, elle conduit de plus, à 
des contradictions inextricables. Du moment que le but de la 
coopération, qui est de réaliser le régime de justice et de liberté 
dans les rapports économiques, but qui s'identifie et se confond 
avec l'idéal socialiste, ne peut être réalisé, que l'antagonisme en- 
tre producteurs et consommateurs ne peut être solutionné que 
sur la base de la socialisation des moyens de production ou pro- 
priété collective aii.v mains de la collectivité des consommateurs, 
il s'ensuit que des coopératives qui font dépendre la faculté de 
devenir membre de la Société de telle ou telle opinion politi- 
que, philosophique ou religieuse, au lieu de \isenle qualité éco- 
nomique de consommateur, excluent nécessairement une autre 
partie de citoyens. Ce faisant, elles enlèvent à la propriété possé- 
dée par le I\Iagasin de gros, son caractère collectif et socialiste ; 
elles ne réalisent plus la liberté, puisqu'elles ne veulent que celle 
d'une partie arbitrairement choisie de citoyens, et la dénient à 
d'autres. Cela est aussi contraire à la justice, puisque ces autres 
sont des consommateurs au même titre et comme tels aussi ex- 
ploités par le capitalisme et qu'ils sont aussi des citoyens ayant 
les mêmes droits qu'eux. De plus, en excommuniant ces autres, 
ou plutôt en leur contestant leur liberté d'opinion et leur droit 
égal, par le fait de vouloir se servir d'eux pour un but étranger 
à la coopération, ce qui peut être considéré par eux comme une 
atteinte à leur liberté, elles les obligent à fonder des coopérati- 
ves qui, elles, respectent cette liberté, et qui nécessairement, sont 
amenées à leur faire concurrence. Ce fait, à son tour, engendre 
la division et, par cela même, entrave le développement de l'or- 
ganisation coopérative et l'empêche de devenir une puissance 
pouvant victorieusement lutter avec le capitalisme. Ainsi, nous 
qui voulions mettre fin au système mercantile de compétition et 
de production anarchiciue, nous nous trouvons ramenés dans ce 
cercle vicieux d'où nous voulions précisément sortir. 

Il est vrai que certains coopérateurs socialistes affirment que 
leurs coopératives sont ouvertes à tous, qu'on n'exige point des 
candidats d'être des socialistes, que leurs coopératives ont tout 
intérêt à en grouper le plus grand nombre possible, qu'ils ne veu- 



314 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

lent pas non plus donner aux bénéfices une destination autre que 
celle dont décide l'assemblée générale souveraine. Très bien, 
mais alors, ils avouent qu'ils ne veulent et ne font autre chose 
que les coopératives neutres, et par cela même, détruisent tout 
motif de scission avec elles. — Pardon, disent-ils, nous acceptons 
tout le monde, oui, mais à condition qu'il rccoiinoissc les statuts, 
qu'il souscrive à notre contrat d'association. — Pardon, leur ré- 
pondrai-] e. De quoi s'agit-il, dans ce contrat? De faire de la coo- 
pération et de la bonne? Oui? J'en suis! Mais s'il s'agit de faire 
de la politique, pour tel ou tel parti, je n'en suis plus, parceque 
je considère d'abord que, sous ce rapport, je n'ai pas besoin de 
tuteur, et ensuite si je veux en fai^e, j'irai dans une organisation 
autre, qui est là pour cela, et où je sais, en m'inscrivant, ce que 
je contracte; ainsi, il n'y a ni duperie, ni confusion. Si j'agis ain- 
si, ce n'est pas ix)ur ne pas seconder le parti socialiste, car moi 
aussi je suis socialiste, mais parce que j'estime que, si nous 
voulons mettre fin à l'exploitation de l'homme par l'homme — 
et c'est là le principe fondamental et la raison d'être de la coo- 
pération — nous devons commencer nous-mêmes par ne pas 
considérer notre associé et quiconque veut le devenir, comme 
un instrument pour tel ou tel but, mais comme une personne 
humaine libre et égale en droit et en dignité — si elle ne l'est 
pas, en fait, ce n'est pas de sa faute, il faut qu'elle le devienne 
— décidant souverainement, avec nous, de notre sort commun 
dans le cadre déterminé de notre association; c'est le cas de 
dire ou jamais: justice et liberté bien ordonnées commencent 
par soi-même. 

Dès lors donc que cette étiquette « socialiste » accouplée à la 
coopération est superflue, qu'elle est pleine de contradictions, 
qu'elle prête à équivoque et à confusion, qu'elle vicie le contrat 
d'association à sa base, qu'elle est même nuisible parcequ'elle en- 
trave le développement même de la coopération, son abandon 
s'impose. Et du moment qu'elle n'a plus sa raison d'être, tout ce 
mouvement, toute cette organisation à part, fondée sur cette 
équivocjuc, n'en a pas davantage. 

Cette conclusion s'impose d'une façon plus péremptoire enco- 
re, si nous prenons point par point le programme de la Bourse 
des Coopérations Socialistes, formulée naguère encore par la 
Fédération des coopératives de la région parisienne ^Voir VHu- 
manité du 12 sept.) Comme cette démonstration a été faite 
d'une façon magistrale par notre ami jM. Alfassa dans les n°^ 19, 



LA COOPÉRATION ET LE SOCIALISME 315 

21 et 23 de V Union Coopérative et que nous ne pourrions que la 
répéter, il ne nous reste c|u*a y renvoyer le lecteur. 

Si l'on considère, d'autre part, que le versement au parti, qui 
était; à l'origine, la principale raison de cette organisation, dis- 
tincte de V Union coopérative, et dont les premiers congrès de 
la Bourse des Coopératives Socialistes faisaient obligation aux 
sociétés adhérentes, n'a jamais été pratiqué; que les coopératives 
adhérentes à la Fédération du Nord, qui, seules, l'ont suivi jus- 
qu'à présent, sont sur le point de l'abandonner (parce que ce 
versement — sans compensation — les met en état d'infério- 
rité en face de la concurrence qui leur est faite, soit par d'autres 
coopératives, qui, elles, n'ont pas cette charge, soit par le gros 
commerce contre lequel il leur est déjà si difficile de lutter) ; 
qu'il est, de plus, impossible à l'organisme central, c'est-à-dire à 
la Bourse des Coopératives Socialistes et ses congrès, de les blâ- 
mer — puisqu'elles ne demandent pas autre chose que ce que 
font les huit dixièmes des sociétés adhérentes à cet organisme, 
— l'on ne voit plus, l'on ne comprend plus quelles raisons il 
pourrait y avoir encore, qui justifient la simultanéité de deux 
organismes centraux qui, au fond et en fait, ne peuvent, tous 
les deux, que vouloir la même chose. 

Ces vérités, du reste, ne tarderont pas à être confirmées par 
l'enquête internationale et la discussion qui s'ouvre. Certes, elles 
ne laissent pas d'être un peu cruelles pour les représentants de 
la Bourse des Coopératives Socialistes, mais, il me semble, puis- 
que cette solution est de toute façon inévitable, qu'il est plus 
méritoire d'en prendre courageusement son parti et d'aviser, que 
d'attendre que les événements vous y obligent fatalement. Il se- 
rait d'autant plus excusable de prolonger une telle situation, 
que les avantages qui résulteraient de la solution que nous pré- 
conisons, sont tellement évidents, et pour le progrès du mouve- 
ment coopératif en France, et pour le Magasin de gros, et pour 
la classe ouvrière et le socialisme lui-même, qu'il est inutile d'y 
insister davantage. 

En tout cas, il est certain que jamais un congrès national ou 
international ne saurait sanctionner des conceptions et des théo- 
ries qui croulent elles-mêmes, aussitôt qu'on commence à les dis- 
cuter un peu à fond. 

C. MUTSCHLEIl. 



316 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

P. S. — Je veux ajouter quelques mots sur une observation, 
qu'on rencontre encore souvent dans la bouche de socialistes, et 
qui consiste à dire : oui, sans doute, la coopération est une bon- 
ne chose, mais à condition qu'elle ne soit considérée que comme 
un moyen pour le but, comme une arme dans la lutte de classe. 
Qu'est-ce à dire? Est-ce que le parti socialiste entend par là 
mettre cette organisation scus sa tutelle, ou entend-il que ses 
membres y pénètrent pour jouer le rôle de « minorités 
conscientes »? 

Cette « politique », certes, peut réussir dans certains cas ou 
pour un certain temps, mais à mesure que les coopérateurs pren- 
nent conscience de leurr responsabilités, il est douteux — puis- 
que c'est eux tous et eux seuls qui payent et qui supportent les 
conséquences dc-s décisions prises — Qu'ils consentent longtemps 
à se laisser ainsi (( diriger » et traiter en mineuurs. Ce ne serait 
pas seulement antidémocratique, ce serait aussi contraire au but 
même que la coopération doit poursuivre conformément à leurs 
idées socialistes. Car, du moment qu'ils admettent que les coopé- 
ratives de consommation doivent constituer les cellules et l'em- 
bryon de la société future, ou la production serait réglée selon 
les besoins, et les rapports entre les hommes selon les principes 
de justice et de liberté, l'on ne saurait logiquement dénier aux 
membres de cette association le droit de disposer souveraine- 
ment de leurs intérêts. Or ce droit fondamental se trouverait 
nié, du moment qu'on voudrait leur imposer une direction ou un 
but, qui ne serait pas l'expression et le reflet fidèles de la volonté 
de la majorité de ses membres. 

Et, de fait, il n'est plus aujourd'hui de coopérateur socialiste 
qui voudrait contester ce droit — du moins pas- ouvertement. 
D'ailleurs, le congrès de Monthermé a implicitement proclamé 
cette autonomie en adoptant le projet de sa commission concer- 
nant la réorganisation de la Bourse des Coopératives Socia- 
listes, projet cjui prévoit, après l'organisation de Fédérations ré- 
gionales et sur les bases de celles-ci, la constitution d'une confé- 
dération coopérative, d'ici deux ans, dirigée et administrée par 
les délégués responsables de ces Fédérations. Si l'on ajoute à 
cela la probabilité qu'il y a que la question théorique de la coo- 
pération socialiste y sera posée en même temps et solutionnée 
dans le sens de l'unification des forces — ce qui est inévitable, — 
l'on peut dire qu'il n'y a plus beaucoup d'espoir pour ceux qui 
voudraient donner à ce mouvement une direction autre que celle 



LA COOPÉRATION ET LE SOCIALISME 317 

qui résulte des nécessités et intérêts exclusivement propres et 
inhérents à ce mouvement. 

Le parti socialiste ne pourra donc pas faire autrement que se 
résigner à cette autonomie, comme il a dû accepter celle du mou- 
vement syndical. A mon humble avis, il serait même de bonne 
politique qu'il s'y prête de bonne grâce, car si les coopératives 
devaient lutter pour l'obtenir, il risquerait de perdre non seule- 
ment la partie, mais aussi des sympathies, parce qu'on ne lui 
pardonnerait pas d'avoir semé la discorde. 

G. M. 



II 



F LEFEBVRE 

de la coopérative La Fraternelle, de Denain. 

Je répondrai, au sujet des rapports de la coopération et du 
socialisme, ce que j'ai déjà écrit dans un récent numéro du Bul- 
letin de la Bourse des Coopératives socialistes. Je ne fais pas de 
la théorie, mais rien que de la pratique, et je ne parle que par 
expérience personnelle. 

Dans le département du Nord, la Fédération des coopératives 
prétend détenir le monopole du socialisme. Toutes les Sociétés 
restées en dehors de cette Fédération ne doivent rien avoir de 
commun avec les doctrines et les principes socialistes ! C'est, du 
moins, ce que prétendent certains camarades, avec lesquels 
nous sommes quand même en très bons termes, bien que ne sui- 
vant pas la même tactique en matière de coopération. 

Le différend qui nous divise est, du reste très mesquin, et 
j'estime que nous arriverions facilement à nous mettre d'accord, 
si, de part et d'autre, nous voulions examiner cette question 
sans vouloir imposer nos conceptions particulières. 

Ainsi, pour entrer à la Fédération des Coopératives du Nord, 
il nous faudrait prendre l'engagement d'en respecter les Statuts. 
Cela semble tout naturel. Mais si nous examinons ces Statuts, 
nous voyons qu'ils imposent, au bénéfice du Parti socialiste, un 
prélèvement d'un pour cent sur les farines achetées, d'un tant 
, pour cent sur le chiffre d'affaires en ce qui concerne l'épicerie et 



318 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

autres marchandises. Et si nous faisons le calcul de ce qu'aurait 
à payer notre coopérative la Fraternité, de Denain, nous trou- 
vons que c'est une somme de 3 ou 4.000 francs que nous de- 
vrions distraire chaque année, de nos bénéiices, — pour être ver- 
sée à la Fédération des Coopératives du Nord du Parti so- 
cialiste. 

Certes, si tous les coopérateurs étaient arrivés au même degré 
d'éducation, ce serait un véritable plaisir de prendre cette somme 
et la verser à ce parti, qui est le nôtre. Mais, quand même, nous 
ne pourrions pas le faire sans envisager les difticultés nombreu- 
ses contre lesquelles nous avons à lutter. Tous ceux q^i s'occu- 
pent de coopération savent ce qu'il en coiîte de créer ces associa- 
tions et, une fois crées, il faut les faire vivre. Quand elles . ont 
acquis la vitalité nécessaire, il faut les développer, en étendre 
les bienfaits et, pour cela, l'achat du matériel s'-mpose, la cons- 
truction des locaux devient indispensable, de telle sorte que, 
pendant de nombreuses années, les bénéfices réalisés sont insuf- 
fisants, et il devient difficile, sinon impossible, de pouvoir ver- 
ser à une Fédération quelconque, quel que soit l'emploi de ces 
versements. 

Etant bien administrées, nos Sociétés, à force de dévouement 
et de ténacité, surmontent, néanmoins, ces difficultés du début. 
Mais aussitôt nous en voyons d'autres. Nous avons dans nos 
rangs, beaucoup de camarades surchargés de famille, arrivant 
péniblement à suffire aux besoins de la maisonnée en travaillant 
tous les jours. Eclate une grève, comme celles que nous avons 
traversées en 1902 et 1906, étant nous-mêmes autant syndicalis- 
tes que coopérateurs, nous ne pouvons qu'encourager à la résis- 
tance, et alors, nous devons fournir à nos coopérateurs ce qui 
leur est nécessaire, pour eux et leur famille, les secours de grève 
étant insuffisants. 

La coopérative fait ainsi des avances parfois très élevées à 
ses adhérents et, à la reprise du travail, ceux-ci ne peuvent pas 
espérer s'acquitter avec leur maigre salaire. Il n'y a donc que les 
bénéfices pour amortir la dette contractée pendant la grève. Mais 
ceux d'entre les coopérateurs qui ont eu la chance de pouvoir 
vivre sans s'endetter, exigent qu'il leur soit donné les mêmes 
bénéfices qu'à ceux qui ont fait des dettes à la coopérative, ce 
qui, dans une certaine mesure, est juste. Les mêmes 'difficultés 
se rencontrent dans les cas de maladie. En conséquence, la dis- 
tribution de bénéfices devient indispensable, je puis même ajou- 



LA COOPÉRATION ET LE SOCIALISME 319 

ter que c'est là une question de vie ou de mort pour les coopé- 
ratives de notre région minière. 

Ces difficultés sont générales, dira-ton, elles se rencontrent 
partout où le prolétariat essaie de se libérer des capitalistes com- 
merçants. Mais il en est surtout une que je crois particulière à 
notre région. Nous avons ici la Compagnie des Mines d'Anzin, 
groupant une grande partie des ouvriers en une puissante coopé- 
rative ; il va sans dire que cette Société est gérée, administrée 
par les ingénieurs et employés de la Compagnie. Quelques mal- 
heureux, ne comprenant même pas le rôle qu'ils remplissent, font 
partie du Conseil d'administration, et, ainsi, les apparences étant 
sauvées, cette coopérative est régie par les mêmes lois qui régis- 
sent nos Sociétés et le tour est joué. 

Cette Société compte environ 25 magasins de vente dans le 
bassin d'Anzin et ne fait pas moins de 6 millions d'affaires par 
année. L'ouvrier qui s'y approvisionne touche invariablement 
2Q pour cent de dividendes au bout de l'année, et pour qui con- 
naît l'esprit d'égoïsme sur lequel est basé tout notre système ac- 
tuel, il est facile à comprendre que si nos Sociétés n'arrivaient 
pas à réaliser et distribuer les mêmes bénéfices, la coopération 
ne serait guère possible en notre pays. 

Et alors, distribuer de telles ristournes, payer des locaux, 
constituer des fonds de réserve, alimenter une caisse de secours, 
faire un don de temps à autre à des œuvres faisant appel à la 
solidarité, faire de la propagande par conférences, affiches, cir- 
culaires, etc., comment ferions-nous si nous devions, à la fin de 
l'année, trouver 5 ou 4.000 francs pour verser au Parti so- 
cialiste f 

Qu'on y réfléchisse. Quand un commerçant demande son ad- 
mission au Parti socialiste, je ne sache pas qu'il lui soit demandé 
quelle est la part de ses bénéfices qu'il consent à abandonner pour 
telle autre propagande ; ce serait inique. A côté de ce commer- 
çant, se trouve un groupe de travailleurs s'unissant pour faire 
leurs achats en commun, et, par ce fait, supprimer l'intermédiai- 
re en même temps qu'ils réalisent un certain bénéfice. Sous pré- 
texte qu'ils ne sont pas commerçants, puisqu'ils ne vivent pas 
de commerce, il faudra exiger de ce groupe une part des béné- 
fices réalisés, tandis que le commerçant isolé qui aura donné son 
adhésion au Parti en même temps que le groupe de coopérateurs 
pourra, lui, empocher ou encaisser l'intégralité de ses bénéfices, 
safts qu'il ne soit rien exigé de lui, autre que le paiement de ses 



320 LE MOUVliMENT SOCIALISTE 

cotisations et le respect des règlements. Je crois que ce serait 
injuste, car, coopérateurs et commerçants sont et doivent être 
égaux devant les exigences du Parti socialiste. 

Si je m'en rapporte au Bulletin de la Bourse, n" 122, du mois 
d'aoiit, j'y trouve un article du camarade Balavoine, de la Pro- 
létarienne, de Soissons, où il dit: <( Si tous les camarades qui 
se disent conscients faisaient leur devoir, nous aurions un ré- 
sultat magnifique dans notre pays; mais le secrétaire et un mem- 
bre influent du Comité socialistes sont établis épiciers, et alors... 
C'est tout le contraire de ce que leur imposent leurs principes 
qu'ils font. » 

Dans ces conditions, que diraient les camarades de Soissons, 
s'ils devaient prendre une partie des bénéfices de La Proléta- 
rienne et les verser au Comité socialiste, dans lequel se trouvent 
des gens qui, par leur situation, combattent l'esprit de coopéra- 
tion? Il me semble que cela n'irait pas lout seul. Cependant, 
Soissons n'est pas une exception; je crois plutôt que ce cas est 
général. Puisqu'il n'est pas interdit d'être commerçant pour 
adhérer à notre Parti, il s'ensuit que, dans tous les groupes lo- 
caux, il y a des commerçants qui sont pourtant de bons cama- 
rades, bien que n'étant pas coopérateurs. Je dirai plus : à Denain, 
où il y a un conseil municipal entièrement socialiste, il y en a 
plus de la moitié qui, pour une raison ou pour une autre, et 
quelquefois même sans raison, ne sont pas coopérateurs. 

Dans ces conditions, croyez-vous que nos camarades soient dis- 
posés à donner les bénéfices de la coopérative au Comité socia- 
liste, qui, le cas échéant, se servirait de cet argent pour soutenir 
des candidatures de camarades non coopérateurs ? 

Pour ma part, je ne le crois pas. En conséquence, j'estime 
qu'en tant que coopérateurs, nous avons bien le droit de disposer 
de nos bénéfices, sans cela être taxés d'anti-socialistes. 

F. Lefebvre. 



L'Organisation Patronale en France 

III 

LA METALLURGIE 

Deuxième Partie 

Les Ententes, Comptoirs, Cartels et Trusts. 

(Suite) (i) 



Nous avons rapidement esquissé, dans notre dernier article, 
l'action des trusts américains. Essayons de nous rendre compte, 
en gros, de la marche des Ententes, Comptoirs et Cartels en Eu- 
rope. Nous pourrons ainsi, grâce à ces points de comparaison, 
mieux aborder l'étude des organisations patronales en France. 

Et d'abord, il est indéniable que les trusts américains exercent 
une influence prépondérante sur les industries européennes. Ils 
constituent, pour elles, une menace permanente. De plus en plus, 
la production de la métallurgie américaine se développe, grâce à 
sa centralisation et à un outillage merveilleux. Il faudra bien, 
coiite que coiite, écouler le trop plein de production quelque part, 
et l'Europe est un champ tout trouvé pour le développement de 
cette surproduction. M. Paul de Rousiers l'a signalé depuis 
longtemps : 

L'Europe, écrivait-il, est restée au début assez indifférente aux 
progrès des trusts. C'était une question purement américaine, in- 
téressante seulement pour les citoyens des Etats-Unis et pour les 
hommes d'études. Aujourd'hui, il n'en est plus ainsi. Les indus- 
triels européens se sentent menacés. La création du trust géant 
de l'acier a jeté l'alarme chez les métallurgistes auxquels la con- 
currence des anciens trusts de spécialités s'était fait sentir. Dé- 
jà des tentatives on été faites pour constituer des trusts interna- 
tionaux, par exemple pour le fil de fer. Allons-nous assister à 
une terrible lutte? Verrons-nous une forme nouvelle et élargie 

(i) Voir les numéros 200, 201, 202, 203, 204, 209 et 211 du Mouvement 
Socifiliste. 



322 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

d'entente, se constituer? L'avenir le dira. Ce qu'on peut affirmer dèà 
aujourd'hui, c'est que les Etats-Unis sortent de leur isolement 
industriel et sont terriblement armés pour faire concurrence à 
l'Europe. Pourvus d'un outillage perfectionné, ils arrivent à pro- 
duire au prix du vieux monde tout enpayant des salaires doubles, 
ce qui démontre une véritable supériorité. D'autre part, leur esprit 
d'entreprise remarquable, secondé aujourd'hui par une puissance 
capitaliste énorme, sans rien perdre pour cela de son caractère 
hardi, est un sûr garant qu'ils useront de cette supériorité d'une 
façon active. L'action des trusts américains va cesser de se res- 
treindre aux Etats-Unis; elle va s'étendre à l'Europe, où elle ren- 
contrera celle des cartells, des comptoirs €t autres ententes entre 
producteurs. 

De son côté, M. Raffalovitch a signalé que : 

La Chambre de commerce d'Essen, en montrant les gigantesque» 
trusts des Etats-Unis avec lesquels il faudra encore vider le litige sur 
le marché universel, recommande de cultiver l'idée du syndicat, là 
oîj celui-ci n'existe pas, et là on les cartels existent, elle conseille de 
les maintenir et de les consolider. 

Depuis que cela a été écrit, la formidable concentralisation de 
la métallurgie américaine n'a cessé de s'opérer en développant 
son merveilleux outillage. La dernière crise qui a fait tomber 
de 25 millions 299.732 tonnes de fonte, produites en 1907, à 15 
millions 680 140 tonnes de fonte en 1908, — soit une diminu- 
tion de production de 9 millions 619. 592 tonnes — ■ n'a pas ar- 
rêté l'audace, ni ralenti la fièvre de développement d'outillage 
des métallurgistes américains. On annonce, en efïet, que le Steel 
Trust va commencer à faire fonctionner sa nouvelle usine c ■ 
Gary, à une quarantaine de kilomètres au sud de Chicago. Cett.- 
usine a coiité 300 millions de francs et couvre une superficie de 

(r) Cette diminution de production représente à peu près le chiffre de 
production des Etats-Unis en 1897. En effet, en 1897, la France produi- 
sait 2.484.191 tones de fonte. La Belgique 1.035,037; l'Allemagne et le 
Luxembourg 6 millions 881.466; l'Angleterre 8 millions 934.121 et les 
Etas-Unis 9.803.735 tonnes. 

Dix ans après, en 1907, la France a produit 3 millions 588.949 tonnes 
eoit une augmentation de 44 0/0; la Belgique 1.427.640 tonnes, — aug- 
Inentation, ^7 0/0; l'Allemagne et le Luxembourg 13 millions 045.760 
tonnes, — augmentaion 89 0/0; l'Angleterre 10 millions 099.154 tonnes, 
— augmentation de 12,8 0/0; les Etats-Unis (en compfant les stocks) 
26 milions 184.813, — augmentation 167 0/0, par conséquent autant que 
la France, la Belgique, l'Allemagne et le Luxembourg réunis. 



l'organisation patronale en FRANCE 323 

364 hectares de terrain. Comme elle longe le lac Michigan sur 
une longueur de deux kilomètres et demi, une rivière — le Grand 
Calumet — qui se jette dans ce lac, a été transformée et aména- 
gée, pour y permettre l'accès des navires chargés de minerais et 
le débarquement de ces derniers. Le minerai sera déchargé par 
des grues électriques et transporté aux hauts-fourneaux, dont 8 
sont en construction — cinq fonctionnent déjà — et produiront 
chacun 500 tonnes par jour, soit 4.000 tonnes. Huit autres hauts- 
fourneaux seront ensuite construits. La fonte produite sera 
transformée en acier par des fours qui seront au nombre de 84, 
divisés en groupes de 14. Chaque groupe aura une production de 
3.360 tonnes d'acier par jour. Toute l'usine fonctionnera à 
l'électricité et cette dernière sera produite par l'utilisation des 
gaz provenant des hauts-fourneaux. Bref, les installations en- 
tièrement terminées, on prévoit que l'usine du Gary aura une 
puissance de production de 4 millions de tonnes. Elle sera à 
même de fournir 2 millions 700. 000 tonnes de produits finis 
en acier par an. Pour se faire une idée de la puissance de pro- 
duction de cette usine, il suffira de réfléchir que toutes les usi- 
nes françaises réunies ont eu une production de 2 millions 
495-797 tonnes de produits finis fer et acier en içoy (i). Donc 
l'usine de Gary produira, à elle seule, 200 mille tonnes de plus 
que toutes les aciéries françaises réunies. 

L'importance de cette affaire n'a pas échappé à nos métal- 
lurgistes européens. L'un d'eux qui signe Max de Longwy n'hé- 
site pas à jeter le cri d'alarme. Il écrit: 

Avec de pareils moyens de production, il apparaît que les 
Etats-Unis ne pourront plus se contenter de leur marché inté- 
rieur, quelque vaste qu'il soit, et qu'ils déverseront sur l'Améri- 
que latine, sur l'Europe et l'Asie le trop plein inévitable de leur 
production. Que nos métallurgistes y réfléchissent et ils verront 
qu'il n'y a qu'un moyen de lutter contre le Steel-Trust Améri- 
cain, c'est de faire sinon le Steel-Trust Européen, au moins une 
entente très étroite des syndicats européens existants (2). 

Certes, cette éventualité est encore assez lointaine. Mais il 
îa'en est pas moins vrai que l'Europe métallurgiste est en mar- 
che vers cette « entente très étroite » des producteurs euro- 
péens. Déjà, nous avons les Ententes Internationales des émail- 

(r) Chiffres donnés par le Comité des Forges de France. 
,(2) Echo des Mines et de la Métallurgie, du 16 août rçoç. 



32i i.K MOU^'b:ME^'T socialistz 

leries, de.^ rails, des poutrelles, des tubes, toutes poursuivant 
un même but : le maintien des prix ])ar la limitation de la pro- 
-duction. Suivant les besoins du marcbé européen, elles fixent 
la production des nations et des usines de cliaque nation adhé- 
rente. Avec l'entente internationale des rails, Jcs syndicats 
intcniot'wnaux: de l'aluminium (dissous, mais à la veille d'être 
reconstitué), des producteurs de zinc, sont dés indications, une 
étape typique de cet immense et merveilleux effort vers la 
concentration européenne. Nous y reviendrons. 

Mais qu'il me soit permis de dire, déjà, que pour ceux qui, 
comme moi, suivent de près ce mouvement, il y a là une dé- 
monstration frappante que le maintien des longues journées 
de travail ne pourra que susciter des périodes de plus en plus 
longues et rappi'ochces de chômage, chômage organisé volon- 
tairement par les comptoirs, ententes, cartels ou trusts. Ce 
n'est pas l'enquête ouverte par le ministère du travail fraii- 
çais, atin de prévoir les crises, qui apportera le remède ! 

Si je m'en rapporte à M. Francis-Laur, le premier essai sé- 
rieux d'entente commerciale en Europe fut tenté en 1879 par les 
exploitants des charbonnages rhénans-westphaliens. Il n'abou- 
tit pas, car ce syndicat de vente ne fut définitivement fondé 
qu'en 1893. C'est pourquoi, nous apprend le même écrivain, 
il faut reconnaître que c'est le Comptoir des fontes de Long- 
wy, créé en 1876, qui a ouvert la voie des grandes ententes 
commerciales en Europe. Depuis, quel chemin parcouru ! D'a- 
près le Central-l'erband-Dentschcr-IndustrieUer, en 1905, il y 
avait en Allemagne 300 cartels ou comptoirs. Sur ce nombre, 
220 réglementent la production, 80 ont la forme de syndicats 
de vente. 

De quoi sont-ils nés? « En Allemagne, écrit M. Raffalo- 
witch, ces ententes de producteurs sont nées du besoin de fai- 
re cesser une concurrence ruineuse, comme celle qui résulte 
de l'action du protectionnisme. » 

L'action des ententes ou cartels varie. Les uns se conten- 
tent de fixer les prix et le chiffre de production de leurs usi- 
nes associées, ces dernières conservant leur rapport avec leur 
propre clientèle. D'autres, au contraire, ont un bureau de ven- 
te, qui est le seul intermédiaire entre l'ensemble des associés 
et leur clientèle. Les uns et les autres ont un but principal, uni- 
que: empêcher l'encombrement des marchés, en limitant la pro- 
duction. Il est facile de se rendre compte de ce phénomène en 



LOliGANlSATlON PATHONALE EN FRANCE 325 

se reportant aux faits, c'est-à-dire aux tentatives mêmes qui 
furent faites au début. C'est ce que je vais montrer rapide- 
ment. 

Ainsi, l'essai d'entente de 1879, ^'^^^ V^^ ^^^ mines de Dort- 
mnnd (Allemagne), n'avait qu'un but: limiter la production. 

Pour y parvenir, les initiateurs estima,ïent nécessaire de 
grouper au minimum 90 0/0 de la production totale. Mais com- 
me pour atteindre ce chittre ils admirent des dérogations à 
leurs statuts pour certains adhérents, afin d'obtenir leur 
adhésion, le désaccord ne tarda pas à naître. Il amena l'échec. 
D'autres tentatives, par contre, aboutirent. A titre documen- 
taire, voici quelques-uns des articles de deux conventions suc- 
cessives. La première est de 1882. 

« Art. I. — L'exploitation pour chacun des puits appartenant 
« aux soussignés dans le district de Dortmund doit être réglée en 
« sorte que la production et la vente en 1882 ne dépassent pas 
« plus de 5 0/0 la production et la vente de 1881. 

(( Art. 2. — Les exploitations entreprises depuis 1870 et qui 
« sont en cours d'installation pourront extraire au maximum 450 
« tonnes par jour ». 

Ainsi on réglait à l'avance la production d'une année et on 
imposait aux mines plus anciennes un maximum de production. 
Seuls, les puits appartenant à des usines ou laminoirs, — ar- 
ticle 5, — « pouvaient produire pour répondre aux besoins de 
ces établissements. » Enfin, pour faire respecter la limitation 
de production, — article 8, — une amende de o fr. 625 par ton- 
ne était infligée à ceux qui dépassaient la quantité stipulée au 
contrat. Le produit des amendes, — article ç, — devait être 
versé à la caisse de secours des mines, à laquelle appartenait 
l'adhérent ayant une amende à payer. 

D'après MM. Griiner et Fuster (i), des conventions an- 
nuelles semblables furent signées quatre fois de suite et n'eu- 
rent aucune influence sur les prix de vente. En 1884, le re- 
nouvellement de l'entente n'aboutit pas, car une réduction de 
production s'imposait et 68 0/0 de la production, seulement, 
l'acceptait. 

Ce fut seulement en 1885, que les initiateurs arrivèrent 
à grouper 92 0/0 de la production, mais en accordant à 38 

^i) Aperçu historique des syndicats de vente des combustibles dans 
le bassin Tihé naii-Ii' estphah'gn , page 2^. 



326 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

adhérents sur io4 des dérogations à la limitation de la pro- 
duction. Voici les principaux articles de cette convention : 

« Chaque puits — Article i — qui, en 1884, aura produit plus 
de 125 mille tonnes s'engage à produire, pendant la dite période 
de dix-huit nwis — la convention partait du i*'' juillet 1885 au 
31 décembre 1886 — 5 0/0 en moins que les 3/2 de la production 
de 1884. 

Ainsi c'est plus qu'une « limitation », c'est une « réduction » 
de production sur les années antérieures. Pourquoi cette ré- 
duction? Tous ceux qui ont étudié ces questions, depuis M. 
Raffalowitch jusqu'à M. Paul de Rousiers, le con.statent: la 
surproduction ayant avili les prix, il fallait réduire ou limi- 
ter cette production pour augmenter les prix et permettre une 
exploitation rémunératrice. 

Mais quelle que soit la nécessité reconnue, à cette époque, 
de l'entente, elle n'avait pu se réaliser qu'en accordant deux 
sortes de dérogations à cette réduction de production. La pre- 
mière visait les nouveaux puits et ceux dont la production 
n'atteignait pas 125 mille tonnes. C'est pourquoi il est stipulé: 

Article 2. — Tous les puits qui, en 1884, n'ont pas produit 125 
mille tonnes, sont exempts de la réduction de 5 0/0, mais s'engagent 
pendant les dix-huit mois ci-dessus stipulés à ne pas produire plus 
que les 3/2 de la production de 1884. 

Article j. — Les nouvelles installations de puits qui n"ont pas en- 
core atteint leur millième jour d'extraction et ceux qui auront 
chômé une année ont le droit de pousser leur production annuelle 
jusqu'à 125 mille tonnes. 

La seconde dérogation visait les sociétés mixtes, c'est-à-dire, 
celles ayant des usines métallurgistes. « Les puits, — dit V ar- 
ticle 4 — qui sont la propriété d'usines, sont en dehors de la 
convention ». La production de ces puits est mise à part, mais 
en application de Varticlc 10, « on calcule les 90 0/0 de la pro- 
duction dont l'adhésion est nécessaire pour la conclusion de la 
convention ». 

Ce sont là des concessions importantes, qui montrent la gra- 
vité de la situation des mines à cette époque. Comme on pré- 
voyait, probablement, de sérieuses résistances ou des fraudes, 
le taux de l'amende augmente. Il passe de o fr. 625 par tonne 
à 2 marks (2 fr. 50) par tonne: 



l'organisation patronale en FRANCE 327 

Article 8. — Toute mine adhérente à la convention s'engage à 
payer, avant le i" mars 1887, une amende de 2 marks pour chaque 
tonne de houille qu'elle produira, 01 sus de la quantité stipulée, dans 
la période du 1" juillet 1885 au 31 décembre 1886. 

Toutes ces concessions et restrictions rendirent difficilement 
applicables la convention. A son expiration, une tentative fut 
faite de la proroger pour cinq ans (1887 à 1895). Dans le pro- 
jet qui fut élaboré, et non réalisé parce qu'on n'arriva à grou- 
per que 73 0/0 de la production, Varticlc 2 disait: « Tout puits 
qui produit moins que la quantité fixée, reçoit, pour chaque 
année dans laquelle une pareille diminution a été réalisée, une 
indemnité de 50 pfennigs par tonne extraite en moins ». Si ce 
projet avait été mis en application, c'était, en quelque sorte, 
une prime, au lieu d'une amende, à la limitation de la produc- 
tivité des mines. 

Ainsi se précise le but poursuivi, et nous verrons plus loin 
que ce projet sera repris sous forme non de prime pour pro- 
duction en moins, mais de prime aux quantités exportées à 
l'étranger. 

Parallèlement aux tentatives des mines de houille de Dort- 
mund, se poursuivirent les essais d'entente entre les mines de 
houille à coke et les fabriques de coke. Ils aboutirent, au i" 
juillet 1885, à la constitution du Syndicat des cokes, dont l'ex- 
piration était fixée au i*^"" juillet 1890. C'est le même objectif: 
« limitation de la production », qui est poursuivi. Ce syndi- 
cat aura pour but, dit l'article i^^', « de régler la vente de la 
production en houilles à coke, et de fixer la quantité et la répar- 
tition de la production. » 

Uarticle 5 fixe les pouvoirs du conseil qui a comme fonctions 
essentielles : 

i* De nommer, contrôler, et remplacer au besoin le chargé d'af- 
faires et les employés ; 

2" De fixer les prix de base des cokes et houilles, ainsi que les 
conditions des marchés ; 

3" De décider les régions pour lesquelles il pourra être stipulé 
fit s prix spéciaux en raison de la concurrence étrangère; 

4° D'arrêter d'après les conditions d'offres et de demandes, les 
mesures obligatoires vis-à-vis de tous les membres, à prendre en 
vue de réduire la proportion et la vente des cokes et houilles à 
coke ; 

5*" De fixer et recueillir les cotisations, etc. 



328 LE MOUVEMENT SOCIALiSTE 

^'article 7 obligeait les adhérents à donner connaissance au 
Conseil de « toutes les affaires conclues » sous peine de i.OOO 
marks (1.250 francs) d'amende pour chaque refus « de 
pondre à toutes les questions relatives à leurs productions et 
à leurs livraisons, à communiquer à tout instant au chargé d'af- 
faires leur correspondance et leur livre de comptabilité ». 

Pour ceux qui, « à l'insu du chargé d'affaires », conclu- 
raient des traités ou ne se soumettraient pas aux décisions du 
Conseil, V article 12 fixait une amende de 6 marcks par tonne 
de coke et 4 marks par tonne de houille vendue en sus de la 
quantité fixée. 

Malgré qu'elle ne réussît à grouper que 70 0/0 de la pro- 
duction, au lieu des 85 0/0 qui avaient été fixés, l'entente fonc- 
tionna. Mais, afin de maintenir les prix malgré la crise de la 
métallurgie, le Conseil imposa des réductions successives qui 
atteignirent 30 0/0, et le i*^"" octobre 1886, après 15 mois d'exis- 
tence, l'entente fut rompue. (( L'effet de cette rupture fut im- 
médiate: tous les producteurs se précipitèrent en même temps 
chez les consommateurs, et les prix tombèrent dans des pro- 
portions inquiétantes. 40 0/0 » (i). Cet échec marque une 
nouvelle phase de l'évolution des ententes. Les cartels ou 
comptoirs vont naître, mais non pas sans un nouvel échec. 

Cette fois, ce n'est plus un syndicat. Le projet est une so- 
ciété en commandite, avec, comme raison sociale, le titre de 
Union Westphaliennc des cokes. Le capital est fixé à i million 
1/4 de marks (article 2). Chaque société doit verser comp- 
tant 20 0/0 du capital qu'elle a souscrit. Le reste sera repré- 
senté par des effets signés ou lettres de change {article 5). La 
Société est représentée par un gérant {article 5) sous le con- 
trôle du Conseil d'administration. Ce dernier reçoit à titre 
d'indemnité une allocation de 2 0/0 du montant annuel du bé- 
néfice effectif (article ç). Les bénéfices et éventuellement les 
pertes devaient être réparties annuellement entre les com- 
manditaires proportionnellement à leurs livraisons (article iç). 
Toutes les difficultés dépassant le montant de 300 marks (375 
francs) dans un mois et pour une seule affaire, auraient été 
soumises à un tribunal arbitral de trois membres « qui pro- 
cédera en dehors des formes juridiques ordinaires » (arti- 



(i) Aperçu historique des syndicat de vente des combustibles dans le 
bassin Rhénan- JVestphalien, page 15. 



LOKGANISAl'lON l'ATUONALE EN FRANCE "29 

cic 20). Un projet de règlement annexé aux statuts tixait les 
prix d'achat des différentes qualités de coke, qu'effectuerait à 
ses adhérents la Société en commandite ainsi constituée. C'est 
la centralisation, la remise entre les mains de la Société de 
toute la prcKluction des usines adhérentes, c'est le cartel. Le 
projet n'aboutit pas, quelques fabriques importantes ayant re- 
fusé d'y adhérer. 

En 1888, est constitué le Syndicat des cokes de Bochion, qui 
fonctionne jusqu'en 1890. Sont constitués également les syn- 
dicats pour la vente des charbons pour briqueteries et fo%irs 
à chaux; des charbons fins et menus, criblés, etc. Ces diffé- 
rents groupements ouvraient, en quelque sorte, la voie aux 
cartels. 

Il est curieux de relever, aujourd'hui, toutes ces tentati- 
ves, qui aboutirent à cette constatation : que le morcellement 
de la propriété minière était cause que les projets d'accord 
n'avaient pas abouti. En effet, après une tentative de la Caisse 
Minière, — organisation quasi-offîcielle fondée en 1861, en 
Allemagne, • — qui aboutit également à un échec, parce que 
l'assemblée des adhérents avait laissé aux mines le droit de 
produire à leur gré, le comité allemand patronal des houillè- 
res intervint. Il fit procéder à une enquête et, au mois de juin 
1887, son président présentait un rapport dans lequel, écrivent 
MM. Gruner et Furster, il constate que: « ...le morcellement 
de la propriété minière restait un grand obstacle au main- 
tien d'accords stables et une cause permanente de baisse de 
prix. » Ce n'était d'ailleurs que la confirmation des études 
faites antérieurement par le même Comité, études dont la 
conclusion avait été que: « ...le remède devait être la forma- 
tion de grandes compagnies houillères par groupement des 
concessions contigues », afin de diminuer les prix de revient. 
Le Comité, ou plutôt la Conjmission qu'il avait nommée « de- 
mandait à l'Etat de modifier les articles 114 et 120 de la loi 
prussienne sur les mines, afin de faciliter la fusion des so- 
ciétés, aussi bien dans l'intérêt des ouvriers que dans l'inté- 
rêt des exploitants ». « Les études de la Commission tech- 
nique furent interrompues en 1888. Mais elles avaient indi- 
rectement agi. Les sociétés, au cours des années qui suivirent, 
procédèrent à de nombreuses consolidations. La Compagnie 
de Gelsenkirchen fut la première ; elle fut suivie par les : Har- 
'pen, Hibernia. Dannenbaum, Essener, Verein, K. Wilhelm, 



330 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

Louise Tiefbau, qui, de 1888 à 1891, s'arrondirent en ache- 
tant les parts on actions de mines z'oisines et en fusionnant lé- 
galement peu de teynps après. Quelques autres sociétés houil- 
lères et quelques aciéries propriétaires de charbonnages ont, 
depuis, grossi leur nombre. » (i) 

Par conséquent on peut en déduire qu'après les échecs pas- 
sés et les effets de cette concentration, ces derniers surtout 
activèrent, rendirent possible, le renouvellement des syndicats 
existants, puis leur groupement en Fédération. Le 24 juillet 
1890, le Comité des houillères lançait un appel à ses adhé- 
rents en leur recommandant de former entre eux un bureau 
de vente fédéré avec les autres bureaux. Le 9 août, un syn- 
dicat, groupant une production de 3 millions de tonnes, se 
constituait en Société par actions. Il avait pour titre Syndi- 
cat de vente des charbons de Dortmund, avec pour but (arti- 
cle 2) « l'achat et la vente des charbons, cokes et briquettes ». 
Son capital (article s) était fixé à 100.000 marks, divisé en 
400 actions nominatives de 200 marcks chacune. La direction 
(article 6) est composée de deux personnes. Le Conseil d'ad- 
ministration (article 8) est composé de cinq membres, nom- 
més par l'assemblée générale, pour cinq ans au plus. Chaque 
action (article 75 j donne droit à une voix. Un actionnaire qui 
aurait plus de 50 act.'ons n'aurait, en aucun cas, plus de 50 
voix. 

Cette première partie représente l'acte de - constitution de 
la Société. Entre cette dernière et les mines adhérentes exis- 
tait un acte ayant pour titre: Traité entre la Société par ac- 
tions dite « Syndicat de vente des charbons de Dortmund » 
et les propriétaires de mines. Cet acte fixe les assemblées des 
propriétaires de mines « qui doivent être convoqués tous les 
mois )), et la compétence de ces assemblées, telle que: fixa- 
tion des prix de vente ; de la production, etc. Il fixe aussi le 
montant des cotisations, dont le « ...minimum est de 10 0/0 du 
montant des factures. » A titre documentaire, voici les pas- 
sages des principaux articles : 

Article I. — A partir du 1890, les propriétaires des mines 

ci-dessus dénommées confient au syndicat de vente le débit exclusif 
de leurs charbons, cokes et briquettes; et ledit syndicat s'engage 
à obtenir la vente de ces produits. 

(i) xAperçu historique des Syndicats de vente des combustibles dans le basstu 
Rhénan- fFestpbalien, p. IS- 



l'organisation patronale en FRANCE 331 

Les propriétaires de mines signataires s'engagent à partir du 

1890, et pour aussi longtemps que durera la présente association, à 
s'abstenir de ventes directes de charbons, cokes et briquettes, etc. 

Seules les ventes locales étaient tolérées et par voitures. 

La production totale (article 2) était fixée en prenant com- 
me base l'extraction journalière moyenne en houille, ou la 
production journalière moyenne en coke ou briquette pendant 
le premier semestre de 1890. En cas de diminution de vente, 
le syndicat avait droit d'imposer une réduction proportionnelle 
égale à chaque exploitant. 

Les prix et conditions de livraisons (article 3) sont fixés 
par les propriétaires réunis en assemblée générale. Le syndi- 
cat ne pouvait vendre à des prix inférieurs à ceux qu'il ache- 
tait les produits aux min<..3 adhérentes. Il ne pouvait vendre 
à des prix plus bas que da.s les cas urgents, « quand il cour- 
ra le danger de faire perdrt l'affaire au syndicat, par suite 
d'une concurrence de charbon:: étrangers, ou d'exploitatiofis 
non syndiquées ; il sera rendu compte de chacune de ses aft'ai- 
res à la plus prochaine réunion. « Chaque mine (article j) a 
son compte ouvert dans les livres du syndicat. Le Syndicat de 
vente (article 6) de Dortmund entre, au lieu et place des pro- 
priétaires des mines signataires, dans les associations existan- 
tes antérieurement, telles par exemple que l'Association des 
charbons gras et le Syndicat des cokes. Les articles 7, 8, 9, 10 
et I r réglaient le contrôle. Les mines qui vendraient — article 
8 — directement des charbons, cokes, etc., auraient à payer 
une pénalité de 500 marks par wagon de 10 tonnes. Pour as- 
surer le paiement de ces amendes, Varticle 10 stipulait que : 
« Chaque propriétaire de mines doit signer à l'ordre du syndi- 
cat de vente des charbons et remettre en mains de la Direction 
autant de billets de i.ooo marks payables à vue qu'ils produi- 
sent de fois 10.000 tonnes de houille par an. » On voit le pro- 
grès et l'augmentation de sévérité dans le contrôle. 

Successivement, de 1891 à 1893, quinze sociétés, ayant une 
production de 4 millions de tonnes, de la région de Bochum, 
constituèrent un syndicat. Huit mines de la région d'Essen, 
produisant 3 millions de tonnes, s'organisèrent à leur tour. 
Neuf mines, produisant un million de tonnes, constituèrent le 
Syndicat des houilles maigres de Steele-Miihleim. Le Syndicat 
des cokes se renouvelle pour une période de huit ans et con- 
trôle les 92 pour cent de la production du bassin. Se constitue 
également le Syndicat des briquettes. 



332 Lt MOUVEMENT SOCIALISTE 

Toutes ces ententes donnent, dès lors, rapidement corps à 
l'idée, émise par le Comité des houilles, en 1887, d'un bureau 
central de vente. Car, si la concurrence entre mines associées 
avait cessé, la concurrence entre les groupes de mines asso- 
ciées créait de nouvelles difficultés, risquant de tout compro- 
mettre et de rendre inutiles les effets des associées d'un mê- 
me groupe. C'est la loi logique, inéluctable, des batailles éco- 
nomiques. Il fallait donc, comme on avait groupé les mines, 
syndiquer les groupes de mines associées. 

C'était fatal, et c'est pourquoi (1892), on voit alors les qua- 
tre principaux syndicats de vente régionaux. (Dortmund, Bo- 
chum, Essen et Steele-Mûlhem ) se grouper avec les vingt-qua- 
tre plus fortes compagnies houillères et métallurgiques du bas- 
sin Rhénan-Westphalien. 

C'est l'acheminement vers le cartel. Il se différencie du 
trust par ce fait que sa vie. son action n'est pas entre les 
mains d'un seul homme comme Carnegie, Pierpont Morgan ou 
Harrimann. L'organisme remplace l'homme, mais ne supprime 
pas les conséquences identiques — toute proportion gardée en- 
tre les milliards et les millions, dont le premier dispose et 
que manipule le second — de l'action identique aussi de l'or- 
ganisme et de l'homme. Cet organisme se développe, se modi- 
fie ; chacune de ses étapes marque un progrès. Ce progrès nous 
le voyons réalisé une fois de plus pour l'Allemagne, dans la 
réunion, en un seul organisme, des syndicats" régionaux et des 
vingt-quatre puissantes compagnies qui les rejoignent à ce 
moment seulement. 

Les statuts marquent bien la nécessité qu'il y avait de fédé- 
rer les groupes régionaux. Ils disaient notamment avoir pour 
but : 

Le groupement des compagnies minières, des socicfcs par action 
et des syndicats miniers de vente du district de la Ruhr en une 
association, ayant son siège à Dortmund, a pour but de régler, 
par des conventions communes à tous, la production et la vente des 
charbons pour tous les associés, de prévenir la concurrence rui- 
neuse des associés entre eux et d'obtenir des prix convenables. 

Les groupes suivants furent créés au sein du syndicat : 

a) Le groupe des charbons gras; 

b) Le groupe des charbons à- ga.z et à flammes; 

c) Le groupe des charbons mtaigrcs de l'Ouest; 

d) Le groupe des charbons maigres de l'Est. 



l'organisation PATUONAl.E EN KUANCE 35o 

Chacun de ces groupes se réunissait particulièrement et le 
vote était proportionnel à la production de la qualité de char- 
bon afférente au groupe, et non à la production totale (toutes 
les qualités réunies) de l'adhérent à l'un quelconque des grou- 
pes. Mais par suite de la défection d'une mine et de l'avilisse- 
ment des prix, cette Fédération fut dissoute avant le terme de 
son existence, qui avait été fixé au 31 décembre 1892. Elle 
groupait 31 millions de tonnes comme production, sur les 36 
millions que produisait l'Allemagne à cette époque. 

C'était la dernière expérience. Grâce à l'impulsion de M. 
Kirdoff. directeur de la Compagnie de Gelsenkirchen et de M. 
Unckel, directeur du Syndicat de Dortmund, le i^"" mars 1893 
le Syndicat des houilles de WestpJialie et des provinces rhé- 
nanes était constitué pour une durée de cinq années, et son siè- 
ge fixé à Essen. 

La méthode de centralisation triomphait et je ne sais si M. 
Huret y a vu là comme un symbole d'autocratisme, d'écrase- 
ment de la classe ouvrière, ou bien l'enterrement définitif du 
petit producteur. Je n'oserais me prononcer, mais il a fortement 
marqué la puissance du syndicat Rhénan-Westphalien, en 
nous en donnant cette description : 

« Le siège du syndicat est une très grande maison <le bri- 
« ques rouges qui a des airs de château fort, situé près de la 
(' gare, juste en face du vieux cimetière d'Essen, rempli d'ar- 
« bres et d'oiseaux. » (i) 

Bref, le capital du syndicat fut fixé — Article j — à 900.000 
marks, divisés en 3.000 actions. Il était composé d'un conseil de 
surveillance nommé par les assemblées générales. 

L'article ip stipule : 

Entre le syndicat des houilles rhénan-westphalicn d'une part et 
les mines soussignées d'autre part, a été passée par devant notaire, 
en date des 16-19 février 1893, un contrat ayant pour but de sup- 
primer la concurrence déraisonnable sur le marché charbonnier. 

Les autres articles règlent le fonctionnement des assemblées 
générales, qui statuent sur: 

1° La nomination du Comité Consultatif; 

2° L'Election des membres de la Commission de fixation des chif- 
fres de participation; 

3° Décision au sujet des réductions éventuelles de la production 

(i) Rhin et Westphalie, page 374, 



334 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

pour un temps plus ou moins long sur la proposition du Comité- 
Directeur ; 

4° Fixation de rindemnité à payer ou à recevoir pour les ventes 
inférieures ou supérieures au chiffre de participation. 

Que nous voilà loin des ententes du début! On peut s'ima- 
giner la puissance d'une telle organisation, sa force d'action 
sur les prix de vente. Augmenter et maintenir les prix, telle 
fut sûrement et est encore la politique du Syndicat Rhénan- 
Westphalien, comme des syndicats de vente allemands de la 
métallurgie. 

Je n'insisterai pas longuement sur ces derniers, leur forme 
et leurs statuts étant, dans leur sens général, conçus dans les 
mêmes termes que ceux que j'ai donnés en exemple. Tout au 
plus peut-on affirmer que les métallurgistes profitèrent des tâ- 
tonnements et des échecs des syndicats de houille. Ils en profi- 
tèrent, en quelque sorte, pour éviter les écueils auxquels se 
heurtèrent les premiers. 

Il existe, en Allemagne, de nombreux syndicats dans la 
métallurgie. Leur action, on le verra plus loin, est assez intime- 
ment liée à celle des syndicats de houille ou de coke. 

Les principaux sont : Le Syndicat des fontes, qui en groupe 
trois autres: Le Syndicat Rhénan-Wcstphalien de Dusseldorf ; 
V Association pour la vente des fontes des pays de la Sieg, dont 
le siège est à Siegen, et le Comptoir de Lorraine et de Luxem- 
bourg (i). Puis: le Syndicat des aciers mi-ôuvrés; le Syndicat 
des poutrelles; le Syndicat des fers laminés ronds; le Syndicat 
des tôles; et l'Association des tréfîleurs. 

Je me contente, pour ne pas allonger outre mesure cette 
étude, de les signaler. Seulement il ne m'est pas possible de 
passer sous silence que la politique de ces syndicats fut identi- 
que à celle des charbonnages. Sans m'étendre longuement, je 
citerai M. RaflFalovitch : 

Les constructeurs allemands — écrit-il — de navires fluviaux 
(péniches, remorqueurs, etc.), ont poussé des cris d'alarme contre 
la concurrence des constructeurs hollandais, et cela parce que l'in- 
dustrie sidérurgique leur vendait des matériaux nécessaires plus 
cher qu'aux Hollandais; ils en vinrent à acheter du fer en Hollande, 
à payer les droits d'entrée, le double transport, et le fer leur reve- 
nait meilleur marché que s'ils l'avaient acheté en Allemagne. Leur 

(i) Francis Laur, L'accaparement, Tome second, pages 326 et 327. 



l'organisation Patronale en fraI^ce 335 

situation devint si critique que le gouvernement autorisa l'importa- 
tion en franchise des matériaux pour la construction fluviale, com- 
me il l'avait fait pour la construction maritime. 

Ce fait est caractéristique. Il prend une importance générale 
plus grande quand on saura que: 

En 1900, le Parlement allemand a consacré trois séances (3 et 6 
décembre), à discuter une interpellation de, deux membres du cen- 
tre relativement au renchérissement du prix du charbon. Dans le 
cours de la discussion qui mit en présence champions et ennemis 
des cartels, 24 discours furent prononcés. Ce qu'il faut retenir de 
cette longue discussion, qui n'aboutit pas au vote d'un ordre du 
jour et qui resta sans sanction parlementaire, c'est que l'Etat n'a-- 
vait aucun moyen d'agir sur les syndicats, qu'il procédait à une en- 
quête sur leurs agissements (enquête dont il a refusé communica- 
tion en 1502), qu'il est partisan de ce procédé commercial, etc. (i). 

Certains consommateurs, tels que la Norddciitschcr Lyord 
(1902), en présence de cette situation, demanda à ses action- 
naires l'autorisation de dépenser 10 millions de marks pour 
acheter des charbonnages. La Hamhourgcoise, au lieu de re- 
nouveler son traité avec le Syndicat Rhénan^W estphasien, ache- 
ta ses charbons en Silésie, pour échapper à la tutelle du syn- 
dicat. « Il semble, écrit M. Raffalowitch, que le Syndicat de la 
houille a trop tendu la corde. » 

Dans la bouche de M. Raffalowitch, un pareil aveu est signi- 
ficatif. J'ai tenu à l'enregistrer, car il frappera plus que toutes 
les démonstrations que je pourrais faire sur ce point. 

Avant d'aller plus loin, et de montrer par quelques exem- 
ples qu'aujourd'hui encore les primes à l'exportation jouent 
sur le marché un rôle prépondérant, avant de dire par qui elles 
furent créées et sont données, il me faut préciser, en quelques 
mots, les conséquences de la crise de la métallurgie allemande 
et sa répercussion sur ses puissantes associations (Cartels, 
comptoirs, etc.) 

Certes, il est bien difficile, à travers les notes plus ou moins 
exactes, les démentis plus ou moins sincères qui furent donnés, 
d'en dégager une conclusion. Je le ferai d'autant moins qu'à 
mon avis cette crise, pour les cartels allemands, est identique 

(i) Les Trusts, Cartels et syndicats, par M. A. Raffalovitch, pages 16 

et 17. 



336 LL. MOUVEMENT SOGIAUSTE 

et a les mêmes causes que la crise qu'ils subirent en 1890-1891. 
Elle aboutira à des rapprochements plus étroits, mieux réglés, 
mieux ordonnés, augmentant ainsi leur puissance. Mais il est 
quand même possible d'en donner une physionomie générale 

D'abord, pour avoir une idée de l'intensité de la crise, il 
suffit de jeter un coup d'œil sur les expéditions eflFectuées par 
le Stahhverksi'crhand , pendant les sept premiers mois de 1907- 
1908. Ainsi, en 1907, (sept premiers mois de l'année), le 
Stahkverkshand avait expédié 975.326 tonnes de demi-pro- 
duits. En 1908, il n'expédia que 774.197 tonnes, soit 201.129 
tonnes en moins. Pendant la même période (1907), il avait ex- 
pédié 1.324.069 tonnes de rails. En 1908, il n'expédie que 
1. 237.61 7 tonnes; diminution de 87.052 tonnes. — En 1907, il 
expédie 1. 122. 119 tonnes de poutrelles. En 1908, ses expéditions 
tombent à 832.139 tonnes, soit 289.980 tonnes en moins. — Au 
total 578.161 tonnes de diminution dans les expéditions. 

Pour enrayer les effets de ces diminutions, le Stalhwcrks- 
band fit annoncer une baisse de 6 fr. 25 sur les demi-produits 
et 6 fr. 25 à 12 fr. 50, selon destination, sur les poutrelles ex- 
portées. Les fils laminés et feuillards furent diminués de 
6 f r. 25 ; les fers marchands de 9 f r. 50 ; les écrous de 12 f r. 50. 
La prime à l'exportation fut portée à 15 marks. 

Ces mesures, la crise allant en augmentant, furent bientôt 
jugées insuffisantes. Vers le milieu du mois de mai 1908, les 
primes à l'exportation étaient portées, pour tous les produits 
syndiqués, à 20 et 25 marks. C'était donc une prime de 25 à 
31 fr. 50, soit 3 francs, en moyenne, par cent kilogs, accordés 
par les syndicats aux exportateurs allemands. Ce qui réduisait 
à I franc les droits d'entrée en France, pour- les demi-produits, 
et à 2 francs pour les gros laminés. 

Cela n'empêcha pas le mouvement de mécontentement de 
grandir. Comme les mines, dans le passé, les métallurgistes- 
rendirent leurs .syndicats responsables de cette situation. Ce 
mécontentement s'aggrava par ce fait que le puissant Syndicat 
Lorrain-Luxcïnbourgcois, — fondé en 1878, deux ans après le 
Compoir de Longivy — arrivait à expiration, au 31 décembre 
1908, par conséquent en pleine crise. Réunis à Dusseldorf, le 
10 septembre 1908, les adhérents votèrent la dissolution. Cette 
dissolution avait été rendue inévitable par l'attitude de deux 
des plus importantes usines (Kraft et la Nierdewheinische- 
Hùtte) qui refusèrent d'adhérer. 



l'organisation patronale en FRANCE 337 

Cette dernière n'acceptait de faire partie à nouveau du Syn- 
dicat que si sa participation, qui était fixée à 8o mille tonnes, 
était porté à 240 mille tonnes. L'usine Kraft fut plus nette. Le 
25 juin, elle répondait aux offres qu'on lui faisait de la façon 
suivante : 

Nous vous remercions de votre lettre du 23 courant, mais nous 
avons besoin d'une complète liberté de mouvement à l'intérieur 
sur la concurrence étrangère uniquement, et que par suite, nous 
avons besoin d'une complète liberté de mouvement à l'intérieur 
et à l'étranger pour la fixation de prix qui s'impose. 

Cette dissolution eut une répercussion immédiate sur le 
marché. La fonte baissa, et dans le dernier trimestre de 1908, 
elle tomba à 65 marks la tonne (81 fr. 25), alors que le Syn- 
dicat avait pu, malgré la crise, maintenir le prix de 75 marks 
(93 fr. 75) la tonne. 

En passant, faisons remarquer que, comme pour le Syndicat 
des cokes, en 1886, dont la dissolution fit tomber les prix de 
40 pour cent, le non renouvellement du Syndicat des fontes est 
marqué par une baisse de prix importante due à la concur- 
rence des usines. Je me hâte d'ajouter que je ne suis pas de 
ceux qui crieront pour cela à V accaparement et que ce sont là 
ses conséquences. J'estime, au contraire, que les cartels, comp- 
toirs ou trusts sont les nécessités du développement formida- 
ble du progrès industriel et qu'il n'est au pouvoir de personne 
de les empêcher de naitre, d'évoluer et de se développer. Mais, 
j'insiste sur ce fait, parce que trop souvent et trop nombreux 
sont ceux qui affirment que si les comptoirs, ententes, cartels 
ou trusts diminuent les prix de revient, ils ne sauraient avoir 
aucune influence sur les prix de vente. Or, c'est le contraire 
qui se produit, et, au fur et à mesure de ce développement, je 
serai amené à le préciser davantage. 

Par la suite, plusieurs tentatives furent faites pour recons- 
tituer le syndicat. La Deutsch-Luxemburgische en profita pour 
poser des conditions telles que toute entente était impossible. 
L'ne réunion fut décidée et voici en quels termes L'Usine, en 
date du 24 octobre 1908, rendait compte de cette réunion: 

Une réunion a eu lieu à laquelle assistaient, sans exception, les 
représentants de toutes les usines de la Lorraine et du Grand-Du- 



338 LE NfOUVEMEiNT SOCIALISTE 

ché. Un terrain d'entente entre les anciens membres du syndicat 
et les nouveaux qu'il était favorable d'y faire entrer, avait été trou- 
vé; un compromis, notamment sur la question délicate de la vente 
directe par certaines usines de la fonte (moulage) dont elles n'a- 
vaient pas emploi. Bref, de toutes parts les idées de conciliation 
avaient le dessus. C'est alors que Differdange, pour lui conserver ce 
nom qui a été le sien, a montré une intransigeance absolue. Sa pré- 
tention est que le syndicat lui prenne ferme et vende par ses agents 
toute la quantité de fonte, quelle qu'elle soit, qu'il lui plairait de 
produire et dont elle n'aurait pas l'emploi. En d'autres termes, 
Differdange refusait d'adhérer à ce principe qui est de l'essence 
même du régime syndical et qui consiste à réduire la production si 
l'état du marché comporte le sacrifice, tout comme un capitaine 
de navire fait carguer les voiles à l'approche de la tempête. 

Le représentant autorisé de Differdange s'étant montré intrai- 
table dans l'exécution de la consigne qu'il avait reçue, la réunion 
a été levée après qu'on fût convenu de quelques dispositions provi- 
soires et nécessaires, les sociétés intéressées ne pouvant sans pren- 
dre quelques précautions, attendre jusqu'au 31 décembre pour sa- 
voir si la firme dissidente viendra à récipiscence. 

La Deutsch-Luxemburgische prendra-t-elle la responsabilité de 
la rupture du syndicat lorrain-luxembourgeois, qui fut, il n'y a pas 
longtemps, si utile à Differdange? Tout est possible, mais ce serait 
un singulier retour des choses d'ici-bas. 

En tout cas, l'opposition d'un seul arrête l'accord unanime, mais 
jusqu'ici le dernier mot n'a pas été dit. 

Le 10 décembre 1908, L'Usine annonçait comme certain le 
renouvellement du Syndicat, en même temps qu'elle disait : 

Entre temps, les marchands de fontes de moulage luxembour- 
geois se sont rencontrés cette semaine à Coblence, afin de s'entendre 
sur les conditions d'un groupement à former entre eux. Ils sont au 
nombre de quatre à savoir: les firmes Hirsch, Spater, Rockling et 
Elkan. La firme Rockling seule n'a pas encore donnée son adhésion 
à l'entente et se prononcera sur cette question le 16 décembre. Il a 
été décidé, dans cette réunion, de suspendre toute vente jusqu'au 
20 courant. On peut considérer ce groupement éventuel comme un 
grand pas vers le renouvellement du Syndicat lorrain-luxembour- 
geois des fontes, dont il est question ci-dessus, car, comme on îe 
sait, ce sont ces grossistes qui ont à vendre la production des hauts- 
fourneaux syndiqués. 

Les adhérents des autres syndicats dissous ne montrent pas le 
même désir de reconstituer ces utiles organismes. Celui de Dussel- 
dorf notamment ne sera certainement pas prorogé à partir du 31 



l'organisation patronale en FRANCE 339 

courant, date à laquelle il expire. Du reste, les grands producteurs 
ont déjà traité pour 1909. 

Mais le 24 décembre 1908, L'Usine annonçait l'échec des 
pourparlers pour la reconstitution du Syndicat des fontes Lor- 
raines-Luxembourgeoises. Voici les raisons qu'elle donna de cet 
échec: 

Pendant la période de vente libre qui suivit la rupture, les an- 
ciens syndiqués ont vendu 650.000 t. de fonte sur 1909, de sorte qu'il 
ne restait plus grand chose à donner au Syndicat. 

Aussi quelques maîtres de forges, et non des moindres, bien ou- 
tillés, commercialement, estimaient-ils qu'une reconstitution du Syn- 
dicat était devenue sans objet. Néanmoins, par esprit de concilia- 
tion, la firme Roechling acceptait d'entrer dans une entente de mar- 
chands de fonte qui prendrait ferme aux producteurs 100 ou 150.000 
tonnes de moulage livrables en 1909. C'est l'intransigeance d'autres 
firmes qui a amené la rupture. 

En conséquence, les ventes sont devenues libres et toutes les quan- 
tités encore disponibles sur içop ont été vendues en quelques heures 
avec une baisse de 5 à 8 marks. 

Ainsi, le Syndicat Lorrain-Luxembourgeois ne fut pas re- 
constitué, mais il a été créé un comptoir de ventes de moulage^ 
qui le remplaça. 

Pendant la même période, le Comptoir des Poutrelles, le 
Syndicat du fer brut, VUnion des Aciéries, etc., traversèrent 
des crises identiques. Le temps et la reprise industrielle se 
chargeront d'atténuer et d'assurer le renouvellement, ou la re- 
constitution des syndicats que la crise a ébranlés ou fait dis- 
paraître (i). 

Ces organismes sont trop intimement liés et ont trop assuré 
la prospérité et le développement économique de l'Allemagne 
pour disparaître totalement. Ils font partie intégrante de son 
régime économique. Les supprimer est, aujourd'hui, une im- 
possibilité morale et matérielle. Ils ne peuvent que grandir et 
se développer. Voyons-les donc dans leur action à l'extérieur. 

On a vu, précédemment, que la crise avait obligé les métal- 
lurgistes allemands à diminuer, d'abord, leurs prix de vente, 
puis à accorder des primes à l'exportation qui atteignirent 3 

(i) U Association des producteurs de poutrelles du Nord'-Est de V Al- 
lemagne, qui a un siège à Berlin, a été renouvelle pour 3 ans, le 5 jan- 
fifr 1909. 



340 LK MOUVEMENT SOCIALISTE 

francs, en moyenne, par loo kilogrammes de produits expor- 
tés. Du même coup les demi-produits ne payaient plus que i 
franc et les gros laminés 2 francs, pour entrer en France. 

Dans le rapport général de la Commission de révision des 
douanes, en France, le rapporteur s'est fait l'écho de la réper- 
cussion de cette politique des. primes à l'exportation. Il y dit 
notamment : 

N'avons-nous pas un intérêt primordial à prévenir le trouble pro- 
fond que quelques-uns d'entre eux (Cartels et Trusts) sont suscep- 
tibles d'apporter, le cas échéant, sur nos marchés par la pratique 
courante et systématique du Dumping? 

En 1904, le Canada introduisait déjà, dans un tarif douanier, 
une clause dite u anti-dumping ». Elle fut modifiée en 1907. 
et voici ce qu'elle contient : 

Dans '.c cas de produits exportés au Canada d'une classe ou d'une 
catégorie fabriquée au Canada, si le prix d'exportation ou le prix 
réellement payé par un importateur du Canada est inférieur au 
prix effectif auquel ce même produit est vendu dans les conditions 
ordinaires et usuelles du commerce, sur le marché national du 
pays d'oii ce produit a été exporté au Canada à l'époque de son 
exportation au Canada, il sera appliqué à ce produit, en sus des 
droits existants qui frappent déjà ce produit lors de son importation 
au Canada, un droit spécial, dit « droit de dumping », égal à la 
différence existant entre le prix auquel ce produit a été vendu 
pour l'exportation et le prix effectif de ce produit sur le marché 
intérieur de son pays d'origine, avec la restriction que ce droit 
d'entrée spécial ne pourra dans aucun cas dépasser 15 0/0 ad 
valorem, etc.. (i). 

En Allemagne, les différents comptoirs et cartels employè- 
rent le système des primes à l'exportation pour la première 
fois, eu 1891. La prime payée était nominalement de 15' marks 
(18 fr. 75) par tonne. Elle était limitée aux matières premiè- 
res qui entraient dans la fabrication ou la composition de là 
tonne de produit exporté. Enfin, pour toucher cette prime, l'in- 
dustriel devait prouver, à l'aide de documents authentiques, 
l'exportation, et perm.ettrc aux syndicats de houille, coke, fonte, 
fers mi-ouvrés, etc., de vérifier les livres pour le paiement de 
ces primes. 

Réglementation incomplète au début, elle se perfectionne par 
la suite. Le i*' février 1902, MM. Kirdof, Weyland et de Wen- 

(i).L'cfo!u{io>i Economique du 10 janvier 1908, page 20. 



l'organisation patronale en fuance 341 

del, etc., se réunirent à Cologne. Ils examinèrent la situation 
du marché et devant l'augmentation de la capacité de produc- 
tion, les bas prix obtenus sur les marchés étrangers, ils furent 
unanimes à déclarer : 

Pour rendre de l'activité à l'industrie métallurgique, il était né- 
cessaire de recourir de nouveau aux primes à l'exportation, primes 
dont le montant augmenterait proportionnellement au degré de 
fini des produits exportés. 

L'industrie houillère posait comme condition à sa participation 
que les syndicats métallurgistes intervinssent de leur côté. M. 
Kirdof proposa à cet effet une entente entre les divers cartels exis- 
tants: Syndicat des houilles; Syndicat des cokes; Syndicat Rhénan- 
Westphalicn des cokes; Syndicat lorrain luxembourgeois des fon- 
tes; Syndicat des fontes de Siégen; Association des demi-produits ; 
Syndicat des tréfileries; Association Allemande des poutrelles; As- 
sociation de la grosse tôle; et tous autres cartels analogues, actuel- 
lement en formation ou qui seraient ultérieurement constitués (i). 

Ces associations accorderaient à leurs acheteurs qui expor- 
teraient, des primes d'une valeur à peu près égale à la différen- 
ce entre les prix en vigueur sur le marché allemand et les prix 
qu'ils obtiendraient à l'étranger. Un bureau central, à qui de- 
vraient être adressées les demandes de primes, serait créé : 

En somme, ajoute M. Raffalovitch, page 25, le plan exposé par 
les représentants des houillères semble avoir été adopté avec em- 
pressement et un bureau de règlement pour l'exportation fut aus- 
sitôt constitué. Son siège est à Cologne ; il est dirigé par MM. 
Schôdter et Ottmann, auxquels est adjoint un représentant des 
houillères. 

Comme les primes devaient être calculées, en tenant compte 
de la matière première utilisée pour leur fabrication, M. Raffa- 
lovitch appuie sa documentation en donnant le tableau qui 
sert de base au calcul des primes se rapportant à la consomma- 
tion de houille prévue pour les produits exportés. D'après ce 
tableau, il résulte que la consommation de houille prévue par 
les industriels allemands pour la fabrication d'une tonne de 
lingots Bessemer est de 150 kilogs, de 350 kilogs par tonne de 
lingots Siemens-Martin, de 600 kilogs par tonne de rails, tra- 
verses et éclisses, de 700 kilogs par tonne de tôles et larges- 
platd, etc. — Même calcul était fait pour la consommation du 

(i) Raffalovitch. Trusts, cartels et syndicats, page 24, 



342 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

coke. Ainsi la fabrication d'une tonne de fonte nécessitait, 
d'après le barème, i.ioo kilogs de coke, une tonne de lingots 
bruts 1.500 kilogs, une tonne de demi-produits, rails, gros pro- 
filés 1.350 kilogs; etc. — Opération identique pour la consom- 
mation de la fonte. Une tonne de lingots bruts nécessite — tou- 
jours d'après le tableau donné — 1.150 kilogs de fonte, .une 
tonne de demi-produits et rails 4.200 kilogs; etc. 

Ces chiffres de base servaient ainsi, pour chaque syndicat 
(coke, fonte, etc.) au calcul de la prime revenant à l'exporta- 
teur; prime payée par les syndicats proportionnellement à la 
quantité de produits livrés par eux et entrant dans la fabrica- 
tion. 

M. Rafifalovitch cite encore une circulaire publiée par le 
comptoir des fabricants de fil de fer, et voici ce qu'il dit : 

Cette circulaire est adressée aux industriels qui participaient 
aux primes d'exportation accordées par les syndicats de houille, 
coke, de la fonte. Elle les informe qu'un bureau de liquidation est 
installé à Dusseldorf auquel toutes les demandes de bonification 
doivent être transmises. En règle générale, il n'est accordé de prime 
que si l'ensemble des matières premières est fourni par le syndicat 
rhéno-westphalien de la houille, par celui de la fonte, par celui des 
fers mi-ouvrés et si le fil de fer provient de l'Union des tréfileries 
allemandes. 

A travers la complexité des calculs, apparaît" l'ingénieuse or- 
ganisation. Mais, comme o.n l'a vu plus haut, elle a sa répercus- 
sion sur les industriels qui, dans le pays même, emploient les 
produits favorisés à l'étranger par les primes. D'où lutte iné- 
vitable entre le consommateur et le producteur, que j'ai indi- 
quée plus haut. Ici encore, il est permis de se demander si 
cette politique des cartels est « accidentelle » ou permanente, 
profitable ou non au pays qui l'emploie. M. Paul de Rousiers 
a répondu sur le premier point. 

Au début — écrit-il — et en principe, c'est une opération analo- 
gue à celle des soldes de fin de saison des grands magasins, on 
veut se débarrasser à tout prix des marchandises non vendues, mais 
grâce aux presses et aux bonifications accordées par les cartells, 
ce qui devrait avoir un caractère purement accidentel, deznent pres- 
que permanent. 

Et il ajoute : « Cette politique des cartels allemands peut 
devenir aisément préjudiciable à l'industrie française, belge, an- 
glaise. » Cette opinion était juste à l'époque. L'est-elle encore 



l'organisation r'ATRONALE EN FRANCK 343 

aujourd'hui? Sur le second point, le député libre-échangiste 
Gotheim émet une opinion contraire. Dans une étude, parue à 
Bçrlin, en 1906, sur le règlement international des droits de 
douane sur le fer, il dit: 

Les primes d'exportation qu'elles soient privées ou d'Etat, ne 
sont pas avantageuses pour le pays, parce qu'ainsi il donne plus 
qu'il ne reçoit. Le fait qu'un pays exporte au-dessous du prix de 
revient l'appauvrit, tandis qu'il enrichit le pays qui reçoit ce ca- 
deau partiel. 

Ce n'est pas l'avis du D"' S. Tschierschky, qui, dans la Kar- 
teil Kundschau du 9 juin 1909, répond en disant que cette opi- 
nion lui parait complètement fausse. 

Avant tout — écrit-il — le pays exportateur, c'est-à-dire l'indus- 
trie exportatrice, ne s'appauvrit pas ; en effet, comme l'ont prouvé 
le Kohlensyndikat, le Stahlwerksverband (syndicat de l'acier) et 
nombre d'autres syndicats et les grands trusts américains, cette 
exportation correspond, dans tons les cas, à un avantage économi- 
que. 

C'est ce dernier qui a raison. D'abord, parce que les cartels 
ne font jouer les primes qu'en cas de nécessité, pour maintenir 
les prix élevés sur leur propre marché. Les pays mêmes, où — 
du moins à ma connaissance — le système des primes à l'expor- 
lation n'est pas en vigueur, agissent comme les Cartels alle- 
mands. Il est incontestable qu'en France, pendant que les indus- 
triels producteurs de fonte manifestent leur mécontentement 
pour le préjudice que leur cause le jeu des primes des Cartels 
allemands, cela n'empêche aucunement le comptoir de Longc- 
vy de vendre aux Belges, comme il le fit il y a quelques mois, 
des fontes 12 francs meilleur marché par tonne, qu'il ne les 
vendait aux consommateurs français. 

Les filateurs de coton allemands, il y a quelques années, eu- 
rent à souffrir des bas prix pratiqués par le Cartel des indus- 
triels autrichiens. Ces derniers, pour maintenir les prix sur leur 
propre marché, jetaient leur fil à perte sur le marché allemand. 
Tout comme les allemands, et notamment les métallurgistes, qui 
jettent à bas prix leurs produits sur les marchés belges, au- 
trichiens ou français, pour maintenir les prix sur leur propre 
marché. Pourquoi? Parce que pour les Cartels, qui existent en 
France, en Angleterre, en Allemagne ou en Belgique, il n'y a 
pas deux politiques. 



3i4 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

C'est une démonstration évidente, écrit M. Raffalovitch, qu'un 
cartel pour maintenir ses prix est oblige de limiter à la quantité 
consommable ce qu'il vend sur le marché intérieur et d'exporter 
à tout prix le surplus. Tout cartel veut s'indemniser de cette perte à 
ïabri des tarifs et aux dépens du pays, et encore y a-t-il des gens 
qui nient qu'il y ait perte, du moment que la vente à l'intérieur don- 
ne des bénéfices suffisants pour couvrir les frais généraux, les intérêts 
et les amortissements; en ce cas on peut vendre à l'étranger à un 
prix qui couvre l'achat de la matière première et le coût de la trans- 
formation y compris le salaire; tout ce qui est obtenu en plus est 
du profit. 

Tel est le raisonnement fatal des cartels de tous les pays. Il 
est facile par conséquent de saisir que, dans un avenir prochain, 
la puissance de production de l'outillage industriel des différen- 
tes nations obligera les producteurs à écouler coûte que coûte, 
même à perte, leurs produits à l'étranger. Comme, à mesure 
que se développe l'industrie, les ententes, cartels, comptoirs, 
naissent et se développent, les primes à l'exportation suivront, 
deviendront une règle générale. Ce déversement réciproque dans 
un même but de produits de toutes spécialités et industries 
aboutira fatalement à des ententes internationales de toutes les 
spécialités. 

Je dois, en terminant pour l'Allemagne, rappeler que le Reis- 
chstag allemand s'est préoccupé de cette question. Les 30 octo- 
bre, 4 et 5 novembre 1902, au cours de la seconde lecture du 
projet de loi douanier, nos camarades socialistes allemands dé- 
posèrent un amendement dont le premier paragraphe disait : 

Le Conseil Fédéral est tenu de supprimer les droits sur les mar- 
chandises importées et d'en permettre l'importation en franchise, si 
des marchandises similaires sont vendues à l'étranger meilleur mar- 
ché qu'en Allemagne par des associations de ventes allemandes 
(syndicats, cartels, trusts). 

Bernstein défendit l'amendement. Il déclara que ce dernier 
n'était pas inspiré par une hostilité systématique contre les syn- 
dicats, et cela parce qu'une forte organisation de l'industrie 
peut amener un plus grand équilibre entre la demande et la pro- 
duction. Cette thèse est exacte. Mais ce que l'amendement laisse 
percer, et Bernstein le dit dans un discours, c'est la limitation 
sinon la suppression des primes à l'exportation. Le jeu de ces 
primes nuit aux travaux intérieurs des villes; 'elles causent 
le renchérissement de ces travaux. « Influence, disait Bernstein, 
« qui agit défavorablement sur les conditions de logement, et 



L OKGANIS/TION PATUONATE EN FRANCE 345 

qui compromet le bénéfice d'amélioration de salaires pénible- 
ment conquis ». 

C'est encore vrai. Mais entre les nécessités vitales du prolé- 
tariat et les nécessités de la production des immenses usines 
métallurgiques, décuplant, centuplant leur production, le jeu des 
primes à l'exportation est une conséquence inéluctable. Vou- 
loir, par des lois, les empêcher, les réglementer, c'est de l'utopie. 
Une seule chose peut réagir, c'est Venteiitc internationale des 
producteurs, en dehors de toute contrainte politique. 

C'est vers cela que, bon gré mal gré, envers et contre tous les 
chauvins de tous les pays, sont en marche les puissances écono- 
miquement organisées, pour leur développement, de tous les 
pays. C'est si vrai que Bebel, qui intervint également dans la dis- 
cussion, déclarait qu'il ne pourait concevoir comment, sans • 
combattre énergiquement les cartels, on voudrait arriver à de 
nouveaux traités. Cette opinion, il la basait sur une note de M. 
Witte, ministre de Russie, qui déclarait au gouvernement al- 
lemand que, dans les circonstances données, la question se po- 
sait si l'on doit conclure des traités à longue échéance, parce 
qu'il faut s'attendre à ce que cette politique (primes à l'expor- 
tation) des cartels rende les traités illusoires. 

De plus en plus, il en sera ainsi, et le temps n'est pas éloigné 
où les parlements seront placés dans cette alternative : suppri- 
mer les cartels ou comptoirs, pour que soient efficaces les ta- 
rifs douaniers, ou laisser les comptoirs vivre et faire disparaître 
lentement, mais sûrement les tarifs douaniers. 

Tout au plus, essaiera-t-on, comme en Allemagne, de trouver 
les moyens de réglementer les cartels. Moyens inefficaces pré- 
conisés cette année, au Reichstag allemand, par M. Apahu, qui 
déposa un projet de résolution ainsi conçu : « Le gouvernement 
« est prié de rechercher et de présenter le plus tôt possible au 
« Reichstag, un projet de loi sur les cartels ». 

Il indiquait que la réglementation des cartels pourrait être la 
suivante : 

I* Organisation d'un office des cartels, soit sous la forme d'une 
section spéciale du Ministère de l'Intérieur, soit comme office privé, 
sur le modèle du Comité de surveillance des assurances privées; 

2* Etablissement des prescriptions minima relativement aux rè- 
glements, et en particulier à l'organisation de tribunaux d'arbi- 
trage ; 

3* Obligation de publicité et enregistrement des règlements à 
^office des Cartels; fondation d'un registre des cartels; 



346 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

4° Surveillance par l'office de la Direction commerciale, avec le 
-droit d'envoi d'un commissaire aux libérations. Obligation de ren- 
seignements des Cartels. 

5* Publicité régulière de l'office des cartels. 

Ainsi donc, les allemands se préoccupent aussi de réglementer 
l'action des ententes ou cartels. Ces tentatives de réglementa- 
tion, tout comme aux Etats-Unis, auront probablement pour ré- 
sultat d'activer la transformation des cartels et ententes. Quelle 
sera cette transformation? Il serait périlleux de hasarder une 
indication sur l'avenir. 

A, Merrhèim. 
Secrétaire de YUnion fédérale des Ouvrier^ 

en métaux, 
(à suivre). 



La Crise de TApprentîssage^^^ 

ENQUETE 



XIII 

I. VEILLE 

Ouvrier bijoutier. 
Membre du Syndicat de la Bijouterie, Joaillerie, Orfèvrerie. 

Depuis plus d'un an, la Chambre Syndicale patronale de la Bi- 
jouterie, imitation et fantaisie et des Industries s'y rattachant, 
s'occupe d'une façon continue de l'apprentissage. La deuxième 
Commission de ce Syndicat patronal est spécialement chargée 
de cette étude, et M. Franchet, président du groupe n° i (groupe 
des fabricants) est le plus actif de ses membres. 

Dans une réunion patronale, le 15 juin 1908, M. Franchet di- 
sait « qu'il ne saurait trop recommander à ses confrères de faire 
des apprentis » ; puis, il étalait les avantages qu'offrent aux ap- 
prentis les patrons du doré dont, disait-il, « la plupart ont renon- 
cé à faire porter les boîtes à leurs apprentis ». Puis il ajoutait 
que, chez eux, l'apprentissage est généralement de trois ans, pen- 
dant lesquels les apprentis touchent i franc ;/ar jour pour la pre- 
mière année, i fr. 50 pour la seconde et 2 francs la troisième. Il 
préconisait, comme stimulant, que les patrons donnent des pour- 
boires, soit à la fin de chaque semaine ou à la fin de l'apprentis- 
sage. 

Il terminait en déclarant qu'avec des conditions pareilles, il ne 
pouvait y avoir aucun doute pour « que les parents, soucieux de 
procurer à leurs enfants un bon état, des plus intéressants et des 
moins durs, où l'on gagne bien sa vie, n'hésitent pas à les confier 
à des patrons conciliants ». 

Anfin de faire connaître aux parents cet avenir magnifique 
pour leurs enfants, ces messieurs décidèrent de faire distribuer 
dans toutes les écoles de Paris, la veille des vacances scolaires. 



•^r) Voir ks numéros 197, iq8. 199, 20/, 205, 207 du Mouvement Soctaliite. 



348 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

des prospectus relatant tous ces avantages, et cela, avec le con- 
sentement de M. Bédores, directeur de l'enseignement. Ensuite, 
de faire des demandes individuelles dans les bureaux de place- 
ment des mairies, spécialement dans le 13® arrondissement. 

Toute cette action a été faite et à la séance du 7 octobre 1908, 
M. Franchet déclarait: « Notre propagande a donné des résul- 
tats ». M. Piel, dans un autre réunion tenue le 5 mai 1909, di- 
sait: « Nous avons, peut-on dire, pleinement réussi sur ce point». 

Voilà donc les patrons du doré et petit bronze, au comble de la 
joie? Ils ont des apprentis en suffisance pour nous former des 
concurrents qui, d'ici peu, viendront grossir la masse des sans- 
travail. 

Voyons donc quels sont les avantages tant vantés par M. Fran- 
chet. 

Le portage des boîtes, dit-il, ne se fait plus. Pour s'en rendre 
compte, l'on n'a qu'à aller faire un tour, le matin, chez les com- 
missionnaires de la place, et le soir, dans les bureaux des chemins 
de fer. On verra que les boîtes d'échantillons, comme les paquets 
sont, tout comme par le passé, portés ou roulés dans des pousset- 
tes par les apprentis, qui passent des matinées ou des après-midi 
entières sous les portes cochères par la pluie ou la neige, pendant 
que les patrons ou les placiers font leur manille en attendant leur 
tour de passer auprès de l'acheteur. 

Les I fr., I fr. 50 et 2 francs ne sont jamais donnés dans le 
doré et ne l'ont jamais été. Les patrons paient leurs apprentis 
o fr. 50 la première année et au maximum i franc. 

Quant aux pourboires, ils varient entre 5 et 40 sous par semai- 
ne et, comme dit M. Franchet, « les patrons peuvent le donner ». 
En fait, ils le suppriment les trois quarts du temps, en infligeant 
des amendes aux gosses, pour les motifs les plus futiles, et, ce- 
pendant, ceux-ci leur font toujours l'économie d'un homme de 
peine. 

Maintenant, il y a les patrons « conciliant? ». Parlons-en. Con- 
ciliants ! Ils le sont tous ou à peu près, mais à condition que les 
apprentis acceptent de se plier aux fantaisies, aux caprices de la 
patronne, des contremaîtres et d'eux-mêrnes. 

Il faut que les apprentis fassent les courses ménagères, qu'ils 
aillent livrer chez les clients et courent chez les fournisseurs 
chercher le nécessaire pour le travail ; souvent mêm£ ces courses 
sont faites après la journée de travail. 

Si les gamins consentent à tout cela sans jamais se plaindre, le 
patron est parfois conciliant; mais si les enfants refusent de ser- 



LA CHisÊ DE l'apprentissage 349 

vir de bonne à tout faire ou d'homme de peine, qu'ils exigent 
qu'on leur montre le métier, le patron devient la brute avide 
de bénéfices ; il prend l'apprenti en grippe, et c'est la vie intenable 
pour les pauvres gosses qui, cependant, ne demandent que leur 
droit: devenir des ouvriers. 

Pour que la circulaire patronale éclairât complètement les pa- 
rents soucieux de l'avenir de leurs enfants, il aurait fallu dire 
qu'en sortant d'apprentissage, en état de bien gagner leur vie 
les jeunes gens sont payés 4 francs par jour, qu'une grande par- 
tie ne reste pas dans le métier parce qu'on ne leur a jamais rien 
appris. Il aurait fallut également signaler le nombre de tubercu- 
leux et d'alcooliques qui fournit cette spécialité de notre indus- 
trie, en raison des ateliers malsains et des bas salaires et, pour 
compléter, l'on aurait pu y mettre la photographie des vieux 
blantiers, qui comptent les barreaux du Jardin du Temple en at- 
tendant une corvée à faire. Autant de miséreux mis à la porte 
des ateliers par la rentrée continuelle des apprentis. 

Les patrons du doré ne se plaignent pas du manque de bras ; 
ils constatent simplement la « difficulté que le fabricant éprouve 
à trouver de bonnes mains ». Nous pouvons leur dire: A qui la 
faute? N'est-elle pas à vous qui êtes chargés de former les ap- 
prentis? 

Avouer qu'il y a manque de « bonnes mains », c'est avouer 
qu'on est incapable d'en faire. Eh bien, mais c'est ce que nous 
avons toujours dit et tant que les patrons continueront à vouloir 
tirer un bénéfice immédiat des apprentis, il en sera ainsi. 

Malgré tous les dires de ces messieurs, je prétends que les 
« bonnes mains » ne manquent pas, au contraire, et que dans le 
tas de chômeurs journaliers, il y en a plus qu'ils n'en veulent oc- 
cuper. 

Je sais très bien que quantité de « bonnes mains ». — ayant 
été soit contremaîtres, soit échantillonneurs dans plusieurs mai- 
sons — ont abandonné le métier, en raison du travail irrégulier 
et des salaires dérisoires payés dans le doré. 

Ces ouvriers ont non .seulement passé 3 ans d'apprentissage à 
ne rien gagner, mais ils ont souvent passé autant d'années à rou- 
ler de maison en maison, pour rattraper le temps perdu chez leur 
patron d'apprentissage, cela en travaillant à des prix inférieurs 
en raison de leur incapacité. Ils sont devenus des « bonnes 
mains », grâce à des années de travail et de privation; ils n'en 
doivent aucunement remercier leur patron. Aujourd'hui, con- 
naissant leur valeur professionelle, ils veulent gagner une jour- 



350 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

née qui pourra leur permettre de vivre honorablement tout en rat- 
trapant un peu les sacrifices qu'ils ont fait. 

Mais nos patrons voudraient des « bonnes mains », payées 7 
francs par jour, capables de leur faire de jolies collections, avec 
lesquelles ils prendraient de fortes commissions, ce qui leur per- 
mettrait ainsi de passer plus de temps au café ou aux cour- 
ses. 

Déjà, dans plusieurs maisons, les patrons obligen': les ouvriers 
à faire des échantillons pendant une heure par jo'.ir. C'est une 
façon économique de se procurer de>^ échantillonneurs. 

Pour arriver à ce résultat, ils crient à la crise de l'apprentissa- 
ge, sachant très bien que si, chez certains d'entre eux, il n'y a pas 
beaucoup d'apprentis, les façonniers qu'ils installent tous les 
jours en font des régiments. M. Chargureau en cultive une pé- 
pinière dans son usine de Nemours, qui d'ici peu va jeter son 
trop plein sur la place de Paris. 

Le Syndicat ouvrier de l'Industrie de la Bijoutcrie-J oailleric- 
Orfévrcrie devait signaler aux ouvriers du Doré les dangers de 
l'apprentissage dans leur spécialité, tout en dévoilant les inten- 
tions de leurs patrons sur ce sujet. 

Voilà plus de 18 mois qu'une soi-disant crise règne dans le 
Doré-Petit-Bronze ; malgré cela, peu de patrons ont disparu. Le 
contraire aurait dû se produire, si la crise avait été aussi réelle 
qu'on l'a dit. 

Mais en revanche, tous les ouvriers, depuis cette époque, ont 
subi des diminutions de salaire ou de grands chômages, dus au 
recrutement d'apprentis.- 

Cette situation deviendra encore pire, si les désirs des patrons 
deviennent des réalités. Ce ne sera plus 7 francs par jour que les 
ouvriers gagneront, mais qui sait: 6 ou peut-être 5 fr. ; ce ne 
sera plus 2 ou 2 mois de chômage par an, mais peut-être 5 ou 6. 

Le Syndicat est décidé à mettre en application la décision de 
notre dernier Congrès, sur la Réglementation de l'apprentissage. 

J. Veille 



LES ORGANISATIONS SOCIALISTES 
Le Congrès Socialiste allemand de Leipzig 

(Suite) (i). 



Franck répond à Wurm en combattant l'impossibilisme des 
intransigeants. 

L'impôt sur les successions, dit-il, n'est évidemment possible 
qu'en régime capitaliste. Si nous devons refuser toute ressource 
au régime actuel, alors il faut biffer de notre programme toute 
la partie financière et fiscale. 

Fischer, de Berlin, s'élève contre ce qu'il appelle le « dog- 
matisme fanatique ». 

On en arrive dit-il, à discuter ce que nous aurions fait dans un 
vote en troisième lecture, alors que ce vote n'a pas eu lieu Or la 
fraction s'est montrée unie au deuxième vote, affirmant sa vo- 
lonté de respecter le programme du parti et les prétendus révision- 
nistes vous demandent la fidélité absolue à un programme qu'ils 
ne veulent pas réviser. C'est à ce moment que dans le « Vorwaerts » 
on entend crier quelques oies qui veulent sauver le Capitole. La revue 
la Neiie Zeit a chanté la mente chanson. 

C'est le tour le Kaustky. Le rédacteur de la Neue Zeit vient 
défendre le point de vue de l'extrême-gauche. Il s'étonne, d'a- 
bord, que la fraction n'ait pas pratiqué l'obstruction et que 
Molkenbuhr ait fait d'un cœur léger le sacrifice de cette tacti- 
que efficace. Puis il continue: 

David m'a demandé si j'allais proposer la suppression des arti- 
cles de notre programme concernant la politique financière. Du tout, 
mais je pense que l'étude approfondie du problème mériterait de 
préoccuper un prochain congrès. 

On nous dit que notre programme nous oblige à voter les impôts 
directs. Non, il nous dit que nous ne pouvons, en aucun cas, voter 



(i) Voir le- numéro d'octobre 1909 dn Moucement Socialiste.] 



352 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

des impôts indirects. Ce n'est pas la même chose et ce n'est surtout 
pas une raison pour que nous soyons dupes du petit jeu de compen- 
sations par lequel M. de Bulow a essayé de séduire les libéraux et 
les socialistes. 

Si l'impôt sur les successions est une tentative d'expropriation, 
nous devons exproprier les capitalistes, non pas au profit des mi- 
litaristes, mais au profit de la classe prolétarienne. C'est comme 
cela que l'on devait exposer la chose aux masses et montner que 
nous n'étions pas dupes de la manœuvre démagogique de M. Bu- 
iow... Les libéraux qui avaient épousé la même attitude que les dé- 
putés socialistes ont été battus, tandis que nous avons gag^é des 
voix à cause de notre attitude offensive contre tous les partis bour- 
geois, solidairement responsables de la politique d'affameurs du ca- 
pitalisme allemand. 

Après le discours de Kautsky, la clôture est votée et la pa- 
role est au rapporteur Ledehour, qui répond aux critiques 
adressées à son rapport. Il est un point, expose-t-il, sur lequel 
la fraction fut unanime : le groupe n'a pas voté sur les proposi- 
tions du chancelier, mais sur des dispositions qui concordaient 
avec les principes socialistes. Par là s'explique que l'on ait 
voté certains paragraphes, alors qu'on aurait pu rejeter l'en- 
semble. 

Or, dit-il, nous avions toutes les raisons de politique générale 
pour voter non au troisième vote. Tout d'abord pour plaire aux agra- 
riens, le gouvernement avait amendé son projet de façon à le ren- 
dre inacceptable. 

Viennent ensuite les raisons d'ordre général. Certes le program- 
me du parti prévoit l'impôt direct, mais il ne dit pas qu'il faut vo- 
ter en tous les cas les impôts directs. Le refus de voter le budget 
n'est-il pas un moyen parlementaire traditionnel de refuser sa con- 
fiance au gouvernement. N'avons-nous pas repoussé, avec énergie, 
les élévations d'impôt financier, qui est bien un impôt direct. 

La grande habileté tactique du gouvernement consistait à recher- 
cher l'appui de chacun des partis pour faire admettre teille ou telle 
partie de son programme financier. Le parti socialiste devait-il se 
prêter à ce jeu?... 

N'avons-nous pas dit et répété que nous n'accorderions pas \xn 
centime au gouvernement, tant qu'il ne donnerait pas au peuple 
des garanties constitutionnelles. Si le comité directeur du parti a 
biffé du rapport collectif ces considérations personnelles, avez-vous 
le droit d'ignorer mes opinions et de les mettre en contradiction 
avec mon rapport ! 

Avez-vous le droit de me mettre en contradiction avec la volonté 
de la masse sociaJiste, qui a voué une guerre à mort au régime de 



LE CONGRÈS SOCIALISTE ALLEMAND DE LEIPZIG 353 

pouvoir absolu et de tyrannie bureaucratique et militariste, et qui 
proclame qu'il ne faut pas donner un sou a un aussi abominable 
régime ? 

...Fallait-il, dans cette opposition irréductible, aller jusqu'à l'obs- 
truction? C'est oublier que depuis 1902, les règlements du Reichs- 
tag ont brisé tous nos moyens techniques d'obstruction. L'opposi- 
tion a été énergique au Reichstag, elle a gagné le pays, la masse 
du peuple, non pas à raison de notre attitude sur la question des 
successions, mais à raison de la légitime exaspération provoquée 
par l'accroissement artificiel, politique et réactionnaire du prix des 
objets de consommation. 

Les discussions byzantines auxquelles on se livre pour rechercher 
les causes de nos succès me font songer à la fable du meunier, son 
fils et de l'âne. Après avoir pris les avis de tout le monde pour 
savoir qui d'entre eux monterait l'âne, ils finirent par porter l'âne 
sur les épaules ! Gardez-vous de devcir porter l'âne. 

La réplique de Ledebour terminée, le gros incident du con- 
grès se produit. C'est 4a déclaration de Behel. Elle est dans le 
sens réformiste, au vif mécontentement des révolutionnaires- 
« J'aurais considéré, dit Bebel, comme une faute un vote hos- 
tile au droit sur les successions, en troisième lecture ». 

Puis la discussion est close et l'on passe au vote. 

La résolution Eisner, (élaboration d'une série de projets de 
loi de réformes, est écartée. Elle recueille 60 voix sur 320 dé- 
légués présents. 

Le congrès vote une résolution relative à la répartition équi- 
table des sièges et décidant que le parti ne soutiendra pas au 
ballotage les candidats qui s'opposeront à cette réforme. 

Il vote aussi une résolution Gradnaucr réclamant la réduc- 
tion de cinq à trois ans de la période législative. 

Il accepte la résolution des socialistes de Sarrebruck, de- 
mandant que la fraction se mette en rapport avec les secré- 
taires nationaux des syndicats, chaque fois qu'un projet de 
législation sociale sera porté à l'ordre du jour. 

II adopte la résolution des socialistes de Berlin, demandant 
que le parti socialiste persiste dans son attitude aggressive 
contre le parti libéral, à raison de la politique réactionnaire 
de ce dernier. 

Enfin, il vote des résolutions en faveur de la protection lé- 
gale des marins. 

4. Les Socialistes à la Cour. — Ce n'est pas la première 
fois que des députés socialistes avaient accepté l'invitation à 



354 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

la cour d'un des Etats confédérés. Mais, cette fois, la présence 
des députés socialistes à la Diète du Wurtemberg à une fête 
royale avait particulièrement scandalisé une partie de la so- 
cial-démocratie. La question menaçait d'être portée avec vio- 
lence devant le congrès. Mais, prudents et habiles, les députés 
du Wiirtemberg ont exprimé le regret qu'on ait pu prendre 
leur attitude pour une manifestation royaliste. Ils ont 'déclaré 
que telle n'était pas leur intention et qu'au surplus ils ne re- 
commenceraient pas, puisque leurs actes étaient ainsi inter- 
prétés. Cette déclaration mit fin au débat, avant même qu'il 
ne fût commencé, si l'on peut dire ainsi. 

5. L'organisation intcriciirc du Parti 

La commission de la réorganisation intérieure du parti avait 
soumis les nombreuses propositions qui avaient été déposées à 
un travail préalable de condensation et d'élimination. Le travail 
de la commission a été adopté à une forte majorité par le Con- 
grès. 

Les modifications prises n'ébranlent en rien le principe de la 
centralisation absolue qui caractérise la social-démocratie. Le 
centralisme administratif et politique est maintenu intact. \'oici 
la liste des modifications apportées: 

L'art, i" des statuts est modifié dans ce sens que l'on ne pourra 
jamais plus adhérer au parti sans faire partie d'une organisation du 
parti. L'unité du groupe est l'association comprenant tous les so- 
cialistes d'une même circonscription électorale au Reichstag. Si une 
localité s'étend sur plusieurs circonscriptions, c'est l'organisation 
locale qui délimite les circonscriptions. Si une circonscription com- 
l^rend plusieurs villes ou communes, des sous-sections locales peu- 
vent être créées. 

Des fédérations locales et nationales peuvent se constituer à con- 
dition que leurs statuts n'entrent plus en contradiction avec les- 
satuts du parti et soient communiquées au comité directeur. 

Les organisations qui comptent des femmes dans leur sein sont 
tenues d'assurer une représentation des femmes dans le comité. 

Le montant de la cotisation est fixé par les organisations locales, 
mais il ne peut être inférieur à 30 pfennigs par mois pour les hom- 
mes et à 15 pfennigs pour les femmes. 

20 p. c. au moins des cotisations des groupes doivent être adres- 
sés à la caisse centrale du parti. L'année sociale finit le 30 juin. 



LE CONGRÈS SOCIALISTE ALLEMAND DE LEIPZIG 355 

Les présidents de chaque organisation sont tenus d'adresser un 
rapport sur l'activité de leur groupe au comité directeur. Ce rap- 
port doit contenir les réponses à un questionnaire adressé aux 
groupes. 

L'autorité suprême du parti est le congrès. Sont admis au con- 
grès: a) les délégués des circonscriptions législatives; b) les mem- 
bres du Reichstag, les membres du comité directeur et de la com- 
mission de contrôle; d) les rapporteurs désignés par le comité di- 
recteur. — Les députés et délégués du comité directeur ne disposent 
que d'une voix consultative. — Le congrès doit être convoqué au 
moins quatre mois à l'avance, à la suite de trois convocations suc- 
cessives. 

Les propositions à porter à l'ordre du jour du congrès doivent 
être publiées trois semaines avant, dans les journaux du parti. 

Un congrès extraordinaire peut être convoqué à la suite d'une 
décision unanime du comité directeur et de la commission de con- 
trôle ou d'une demande formulée par lo comités d'organisations de 
district ou d'organisations nationales. 

Si le comité directeur refuse la convocation d'un congrès extra- 
ordinaire, le congrès peut être convoqué par les groupes qui l'ont 
réclamé. 

Le comité directeur se compose de deux présidents, d'un cais- 
sier, d'un secrétaire et de trois membres dont, au moins, une fem- 
me. La déléguée des femmes doit être nommée comme les autres 
membres du comité directeur par le congrès. 

Les deux secrétaires-adjoints sont nommés par la commission de 
contrôle. 

Les membres du comité directeur reçoivent un traitement dont 
le maximum est fixé par le comité directeur. 

Le contrôle du comité directeur et le droit d'appel relatif aux 
difficultés avec le comité directeur sont confiés à une commission 
de contrôle nommée par le congrès. 

Le contrôle de la tactique de l'organe central est exercé par une 
commission de la presse désignée par les compagnons de Berlin. 

L'exclusion sera prononcée contre les personnes qui ont manqué 
aux lois de l'honneur, commis une grave infraction aux principes 
du parti ou pour agissements ayant pour but d'entraver systéma- 
tiquement l'exécution des décisions prises par le parti. 

L'exclusion doit être réclamée par le groupe local et circonscrip- 
tionnaire. 

Les inculpés ont le droit d'appel au comité directeur, dans un 
délai de quatre semaines, et peuvent réclamer un arbitrage. 

i^e comité arbitral, composé de sept personnes, comprend trois 
représentants de l'inculpé, trois représentants des personnes qui 



356 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

réclament leur exclusion et un président, désigné par le comité 
directeur. 

En quittant le parti, le membre perd tous ses droits. 

Un membre exclu peut être réadmis après que la section qui l'a 
exclu, l'a entendu. 

C'est le congrès qui se prononce sur ces réadmissions. 

Les nouvelles dispositions entreront en vigueur le i"" avril, 1910. 

6. Le Premier Mai 

. Il y a longtemps que la social-démocratie manifeste peu 
d'enthousiasme pour la manifestation du Premier ]\Iai, à cause 
des risques qu'elle entraîne pour les manifestants. Mais jamais 
congrès du parti socialiste allemand n'avait montré tant de tié- 
deur, j'allais écrire tant de répugnance, pour la « fête du tra- 
vail ». Si bien que la presse quotidienne a pu écrire que, cette 
fois, les socialistes allemands avaient bel et bien étranglé le 
<( Premier Mai )). 

Le rapport est présenté par MuUcr, m.embre du Comité direc- 
teur. Il rappelle que depuis 20 ans, la question du Premier ]\Iai 
est discutée dans les congrès socialistes allemands. Si le Premier 
Mai n'est pas mort sous ce flot d'éloquence, c'est qu'il a la vie 
dure. 

Nous avons d'ailleurs, dit l'orateur, à résoudre une question fort 
concrète. Il ne s'agit pas de savoir si la fête du travail doit être re- 
portée au dimanche suivant et s'il faut cesser de chômer le i" mai. 
A cet égard nous sommes liés par les décisions du congrès inter- 
national. 

La question est de savoir dans quelle mesure nous devons secou- 
rir les milliers de compagnons qui, chaque année sont jetés sur le 
pavé pour avoir chômé le i^"" mai. 

Faut-il que les fonds spéciaux de secours affectés à ces victimes 
soient locaux , régionaux, ou centralisés? On prétend que dans ce 
domaine nous devons obéir au principe de centralisation qui carac- 
térise notre organisation. J'estime au contraire que les fonds de se- 
cours doivent être constitués là où ils sont nécessaires. 

Dans quelles circonscriptions faut-il établir ces fonds spéciaux. 
Non pas en tenant compte de la géographie politique, mais bien 
de la formation des centres économiques. A côté des caisses profes- 
sionnelles, il est nécessaire que le parti et les autres organisations 
fassent quelque chose en faveur des victimes du i", mai. On peut 
le faire par la vente des timbres du i" mai, par la création d'une 
cotisation spéciale et extraordinaire, mais cela ne rapporterait 
pas grand chose, sinon des difficultés. 



LE CONGRÈS SOCIALISTE ALLEMAND DE LEIPZIG 357 

La Ncuc Zcit a proposé que ceux-là qui ne chôment pas le i" mai 
paient pour indemniser ceux qui sont victimes du chômage. On arri- 
verait ainsi à créer un fonds considérable. 

Cette proposition n'est pas admissible. Nous luttons pour un idéal. 
Il ne faut pas qu'on puisse se libérer du devoir de fêter le l*"" mai en 
payant 4 ou 5 francs de salaire. La proposition Kautsky n'est pas 
sérieuse. 

Muller expose ensuite et défend le projet de résolution sui- 
vant, émanant du comité directeur: 

« Pour préparer, dans toutes les localités, la Fête du i" Mai, il 
y a lieu de constituer, si possible au commencement de l'année, 
une commission organisatrice composée par moitié de délégués 
du cartel syndical (Fédération locale des syndicats) et de l'orga- 
nisation du parti. 

Cette commission a pour mission d'organiser, en considération des 
situations locales et mdustrielles, de la façon la plus digne, la Fête 
du i" Mai. Cette fête ne peut avoir lieu un autre jour que le i" 
mai. 

Il doit être accordé des secours aux ouvriers congédiés pour avoir 
participé au i*^"" Mai et ce devoir incombe aux organisations politi- 
ques comme aux organisations syndicales. 

Dans ce but des fonds locaux seront créés dans les centres in- 
dustriels. La délimitation de ces centres doit être soumise à l'ap- 
probation des groupes qu'elle intéresse. Les ressources de ce fonds 
seront créées par les organisations syndicales, au moyen de cotisa- 
tions volontaires et collectes. 

Si le fonds ainsi constitué n'est pas suffisant ou ne peut être consti- 
tué, les secours doivent être payés par les organisations politiques 
et syndicales auxquelles appartiennent les victimes. Les deux grou- 
pes interviendront dans la proportion où les victimes appartien- 
nent à leurs organisations respectives. En aucun cas, les victimes 
n'auront droit aux secours des caisses centrales du parti ou de la 
commission générale des syndicats. 

Si, à la suite de l'exclusion d'ouvriers ayant participé au i" Mai, 
des grèves éclatent, les frais de ces grèves sont à la charge des 
syndicats exclusivement. » 

Hoffmann, de Harhbourg, Fents, de Nuremberg, Blocher, de 
Francfort-sur-le-Mein, protestent fortement contre ces dis- 
cussions stérilisantes, qui semblent dire que la social-démocratie 
poftrrait renoncer au Premier Mai. Ils attaquent surtout les 



358 LE IIOUVE MENT SOCIALISTE 

dirigeants des syndicats allemands, pour leur pusillanimité. 
- Blocher, notamment, s'exprime ainsi: 

Le parti socialiste, qui est une organisation de combat, ne peut 
pas se laisser influencer par le modérantisme et la prudence outrée 
des militants de la Cora(mission Générale des Syndicats. 

Les polémiques au sujet de la participation au i^' mai sem- 
blent être menées, non pas pour nous éclairer, par enthousiasme, 
mais bien pour enterrer l'idée du i" mai. 

N'est-ce pas humiliant que la puissante social-démocratie exerce 
cette influence déprimante sur la combativité de ceux qui voient 
dans le i" mai une des manifestations les plus nobles de l'idéa- 
lisme prolétarien? 

L'autre son de cloche est donné par Schreck, de Bielefeld. 
Il demande tout simplement que l'on renonce au chômage du 
i" mai. Il prend argument du petit nombre habituel de chô- 
meurs. Cela, dit-il, est un signe d'impuissance. Renonçons à une 
formalité inutile. 

Zubeil, de Berlin, riposte à Schreck. « La bourgeoisie alle- 
mande, dit-il, a fait, pour conquérir ses droits politiques, des 
sacrifices considérables d'hommes et d'argent. Et nous recule- 
rions ? Il n'y a pas de luttes sans victimes et sans martyrs. La 
social-démocratie doit avoir le courage d'affronter pareils périls 
et la volonté de protéger les victimes ». 

Lcpinski propose de faire supporter par les organisations syn- 
dicales les frais, c'est-à-dire les secours aux victimes, que néces- 
sitera le chômage du Premier Mai. 

Boemclhnrg expose la situation de ceux qui seront jetés sur le 
pavé pour avoir chômé le Premier I\Iai. Il ne. faut pas, sous pré- 
texte d'idéalisme, imposer des sacrifices trop lourds aux tra- 
vailleurs. Il serait fou de demander aux syndicats de payer les 
frai? d'une démonstraticm décrétée par nous, Congrès politique. 
Si ^Taiment il y a chômage, que les frais en soient supportés 
de moitié par le parti et les syndicats. 

La discussion continue, opposant tour à tour les arguments 
contraires, jusqu'au moment où Kautsky vient défendre sa pro- 
position de décréter la fête du Premier Mai. On l'a mal compris, 
dit-il. Il n'a pas voulu dire que chacun des non-chômeurs verse 
obligatoirement 'le montant du salaire gagné le i*"" Mai. Il a fait 
simplement appel au sentiment de solidarité des' travailleurs. 
Il conclut ainsi : 



LE CONGRÈS SOCIALISTE ALLEMAND DE LEIPZIG 359 

Le parti socialiste allemand est cité en exemple à la démocratie 
socialiste internationale. Si nous arrivions à faillir, à détruire l'une 
des plus belles et plus démonstratives actions de la nouvelle Inter- 
nationale, notre faiblesse aurait dans les partis ouvriers des autres 
nations une répercussion déplorable 1 

Après une dernière intervention du rapporteur, la motion du 
Comité directeur est adoptée. 

7. Les Assurances Impériales 

Le rapporteur pour les assurances contre la maladie, le ci- 
toyen Baucr, signale d'abord l'emphase avec laquelle la bour- 
geoisie allemande vante son système d'assurances. Elle fait son- 
ner orgueilleusement les six milliards de marks qu'elle y con- 
sacre. En réalité, ces six milliards, quand on y regarde de près, 
se réduisent à bien peu de chose pour chaque ouvrier individuel- 
lement. Et puis que de travailleurs ne touchent pas, parce qu'à 
cause du chômage, ils n'ont piî verser régulièrement. Il ajoute: 

Bismarck avait caressé l'espoir, en englobant les travailleurs 
dans une vaste assurance contre les risques de l'existence, de récon- 
cilier les travailleurs avec le capitalisme et de les détourner de la 
social-démocratie. Cet espoir a été déçu, cela n'est pas à démontrer, 
parce que les ouvriers ont fait la dure et pénible expérience de 
ce fameux régime d'assurance. 

Nos adversaires soutiennent que les socialistes sont opposés à 
l'assurance ouvrière, parce qu'ils veulent aigrir les travailleurs 
contre l'état social et entretenir l'esprit de révolte. C'est une calom- 
nie. Si les socialistes ont repoussé le premier projet d'assurance, 
c'est uniquement parce que ces projets étaient insuffisants et parce 
que tous les amendements socialistes avaient été repoussés par le 
gouvernement et les partis bourgeois. On invoquait l'excuse habi- 
tuelle de l'exagération des dépenses, un argument que l'on ne décou- 
vre que lorsqu'il s'agit de réforme sociale, mais que l'on oublie 
quand il s'agit de couvrir les gaspillages pour le militarisme et 
pour la marine. 

Le IV'' congrès des syndicats, tenu à Stuttgart en 1902, s'est 
prononcé en faveur de l'assurance contre le chômage, et le con- 
grès du parti, tenu la même année, se prononçait dans le même 
sens. 

C'est assez dire combien l'on nous calomnie quand on affirme 
que nous sommes les adversaires principiels de l'assurance légale. 

Le régime d'assurances impériales a été en réalité bâclé; ce qui 



îi60 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

le prouve, c'est que, depuis son introduction, il a été modifié six 
fois. En 1903, le comte Posadowski déclara qu'il entrait dans les 
intentions du gouvernement d'unifier et d'harmoniser le régime 
des assurances ouvrières, mais, en 1907, le même comte Posadowski 
fit une brusque volte-face et déclara ne rien vouloir changer au 
régime réactionnaire, chaotique et anarchique actuel. 

Quand bien même cette unification se ferait, elle ne pourcait, en 
aucune façon, nous satisfaire. Nous connaissons quelques-unes des 
intentions du gouvernement. 

La réforme de l'office impérial d'assurances comprendrait la 
création de plus de 800 inspecteurs et experts. Et les traitements 
de ces fonctionnaires viendraient alourdir les charges du budget 
des assurances; alors l'Empire et les Etats confédérés devraient sup- 
porter cette charge. 

Nous devons aussi réclamer l'administration autonome des cais- 
ses de maladie et la nomination, au suffrage universel direct des 
intéressés, de tous ceux qui doivent gérer les caisses de maladie. 

Nous devons aussi nous prononcer avec énergie contre les mesu- 
res prises à l'égard des ouvriers étrangers, exclus du droit élec- 
toral et de l'éligibilité, alors qu'ils supportent, comme tous les 
autres ouvriers, les charges de la caisse de maladie. 

La tendance de cette réforme est réactionnaire, dirigée non seu- 
lement contre les travailleurs socialistes, mais contre tous les ou- 
vriers organisés. 

Le rapporteur fait ensuite la critique des modifications que le 
gouvernement impérial veut apporter au régime des assurances, 
notamment en ce qui concerne les cais.ses libres, les caisses 
de réassurance, l'âge d'admission, l'assurance des travailleurs 
agricoles, l'exclusion de milliers d'ouvriers, etc. 

C'est le citoyen Robert Schmidt, de Berlin, qui présente le 
rapport sur les assurances contre les accidents du travail. Il a 
pour souci de réduire à ses minimes et justes proportions, le 
régime allemand des assurances, sur lequel tant d'illusions se 
sont échafaudées : 

De tout temps, dit-il, nous avons demandé que l'assurance con- 
tre les accidents du travail fût rendue obligatoire pour tous les 
salariés. Or, au lieu d'unifier et d'harmoniser le régime, le gouver- 
nement, dans le projet soumis actuellement au conseil fédéral, main- 
tient ses classifications diverses et lèse considérablement les travail- 
leurs des petits métiers. Il est cependant indifférent à l'ouvrier au 
point de vue de la réparation des accidents du travail, d'être blessé 
dans la grande ou dans la petite industrie. De même les employés 
des petits négoces se trouvent également exclus de l'assurance. 



LE CONGRÈS SOCIALISTE ALLEMAND DE LEIPZIG '^ U 

Le projet gouvernemental s'inspire aussi d'une conception étri- 
quée du risque professionnel. Le travailleur du bâtiment qui se 
rend d'un chantier à un autre, n'est-il pas exposé aux risques de 
sa profession? 

De même, il ne range pas parmi les risques professionnels les 
maladies contractées par l'exercice prolongé d'un métier dange- 
reux ou insalubre. Faut-il parler du saturnisme, de l'ankylosto- 
masie, de toutes les maladies professionnelles qui, sans avoir le 
caractère fortuit d'un accident, mènent lentement l'ouvrier à la 
tombe. La législation anglaise range ces maladies parmi les acci- 
dents du travail; la législation allemande les ignore. 

Nous voulons aussi que l'indemnité soit réparée complètement 
et non pas aux deux tiers du salaire, que la rente des survivants 
soit portée de 20 p. c. à 33 1/2 p. c. Nous demandons que cette 
réparation commence dès le jour de l'accident et non pas après 
le 14' jour. Il est aussi inadmissible que la rente cesse dès qu'un 
travail quelconque a été attribué à la victime de l'accident. 

Les travailleurs agricoles- sont sacrifiés plus lamentablement en- 
core. La base de l'indemnité n'est pas le salaire réel, mais bien le 
salaire moyen de la région, fixé par les autorités locales. Or, il y 
a des districts ruraux où les malheureux prolétaires des champs 
gagnent annuellement 250 marks ! Il est aussi inouï de soumettre 
à ce régime d'exception les ouvriers jardiniers qui sont, presque 
toujours, des travailleurs urbains. 

La situation faite aux ouvriers étrangers est plus mauvaise. Ja- 
dis, les ouvriers italiens, une partie des suisses, des autrichiens et 
des hollandais, continuaient, en vertu de conventions internatio- 
nales de réciprocité, à toucher leur rente lorsqu'ils rentraient au 
pays natal. Désormais, cette indemnité sera rafflée. C'est un ca- 
deau fait aux caisses patronales et une excitation à leur faire re- 
courir à la main-d'œuvre étrangère, exempte, partiellement, des 
charges de la réparation. 

Le gouvernement croit nous faire une concession en arrachant 
i la compétence des caisses d'assurances patronales une partie des 
Mparations, sur lesquels statuera l'Office des assurances où sont 
représentés les ouvriers. 

C'est un trompe-l'oeil, car la qualité essentielle de l'assurance, 
c'îst la promptitude du secours, et non la complication des longues 
formalités bureaucratiques. 

[1 devrait aussi être permis aux syndicats d'intervenir dans le 
chîix des médecins, car l'étude des maladies professionnelles est 
devenue une véritable science, et il est de l'intérêt urgent des tra- 
vaîleurs que la défense de leur existence soit confiée à des méde- 
cin; qui se sont spécialisés dans cette étude. De même, les ouvriers 
devaient veiller avec un soin méticuleux au choix de leurs cama- 
•radts qu'ils envoient dans les chambres arbitrales de révision. Trop 



362 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

souvent, dans la fixation des rentes, les membres des commissions 
arbitrales ratifient les conclusions des rapporteurs sans les avoir 
- lues. Les délégués ouvriers devraient avoir une part plus active 
dans les comités de prévention des accidents, car la prévention est 
bien plus importante que la réparation. 

En un mot, à côté de propositions des plus réactionnaires, Tavant- 
projet gouvernemental contient des dispositions insuffisantes et 
hybrides, que les mandataires du prolétariat doivent condamner 
avec la plus grande énergie. 

La citoyenne Zictz présente ensuite le rapport sur l'assurance 
en faveur des invalides et des survivants (veuves et orphelins). 
Elle rappelle, d'abord, les propositions formulées an Reichstag 
dès 1878 et les initiatives parlementaires du citoyen Grillen- 
berger, en 1888. 

Elle signale ensuite qu'en entrant dans la voie de l'assurance 
sociale, la bourgeoisie s'est débarrassée d'inie partie des char- 
ges de la bienfaisance privée, de l'aumône. Aussi les bourgeois 
du Reichstag ont-ils toujours considéré l'assurance contre l'in- 
validité comme un acte de charité et non comme une œuvre lé- 
gislative de solidarité sociale. 

Elle fait remarquer que le parti catholique, par l'organe des 
députés du Centre, votait jadis contre cette loi d'assurance parce 
qu'elle était une officine et une concurrence à la loi morale de 
la charité. 

Depuis 1904, poursuit le rapporteur, l'exécution de la loi sur la 
pension des invalides est devenue une perpétuelle chicane bureau- 
cratique pour enlever aux vieux travailleurs le peu qui leur avait 
été accordé. On peut dire qu'il a été rogné 827.000 marks au bud- 
get des pauvres pour les donner au militarisme.. Les avant-projets 
du gouvernement n'améliorent pas cette situation. Seules les veu- 
ves des travailleurs obtiendront une rente. Dans la fraction de ce5 
rentes, on ne tient pas compte du renchérissement de la vie, une 
considération qui n'intervient que lorsqu'il s'agit d'élever les trai- 
tements des officiers et hauts fonctionnaires. Dans la première 
classe des salaires, les invalides n'auraient, après une participation 
de 2.500 semaines, droit qu'à une rente de 185 marks. 

Comment pourraient-ils, avec cette somme, entretenir leur ia- 
mille? Ce ne sont pas des rentes, mais des aumônes. Cependant es 
réserves et acquisitions des capitaux des caisses d'assurance s»nt 
considérables. En 1907, elles atteignaient i milliard 409.8i3.'37 
marks, un chiffre qui dépasse de beaucoup les évaluatfons preniè- 
l^es des actuaires. Malgré ces ressources le projet ne prévoit pas 
d'augmentation des rentes. Il ne rend pas l'assurance obligatoire 



LE CONGRÈS SOCIALISTE ALLEMAND DH lEiPZto 'SQ^ 

pour les travailleurs à domicile. Les ouvriers auront la faculté de 
s'assurer et de majorer leur rente par des cotisations supplémen- 
taires. 

La citoyenne Zietz entre ensuite dans des critiques de détail 
fort suggestives, et elle conclut: 

A ce couronnement de l'œuvre hypocrite de législation sociale, 
que devons-nous opposer? Notre principe dit que ces assurances 
doivent être reprises par l'Etat et alimentées par un impôt pro- 
gressif sur le revenu. Pas plus que les pensions des veuves d'of- 
ficiers, ces pensions ne peuvent être considérées comme des aumô- 
nes et l'on ne peut invoquer pour les accorder l'état d'indigence. 
Nous voulons l'extension de la loi à tous ceux qui n'ont pas un 
revenu supérieur à 5.000 marks. Il ne faut pas que les travailleurs 
intellectuels soient privés de ses avantages. 

Nous voulons aussi l'abaissement de l'âge de la pension. Certes, 
ainsi que l'a dit Molkenbuhr, l'abaissement de l'âge de la pension 
peut induire les patrons dans la tentation de congédier les ouvriers 
âgés, mais les avantages de cette réforme sont plus considérables 
que ses inconvénients. Nous demandons que pendant les périodes de 
chômage, les versements hebdomadaires soient suspendus. Nous 
demandons l'autonomie des caisses, afin que les capitaux constitués 
ne servent qu'à la pratique de la politique sociale. 

Nous demandons pour toutes les veuves une rente au moins égale 
à 20 p. cent du salaire de leur époux défunt. Si la veuve est inva- 
lide, la rente doit, au moins, atteindre 33 p. c. du salaire. La rente 
de chaque enfant mineur doit également représenter 20 p. c. du sa- 
laire du père. Il va de soi que les enfants naturels, les compagnes 
illégitimes et les étrangers doivent participer au bénéfice de la loi. 
Nous demandons que les représentants à la caisse d'invalidité soient 
nommés au suffrage universel des intéressés. Nous demandons que 
la femme, dans une question où elle a un intérêt primordial, ne 
soit pas privée du droit de vote. Nous demandons l'accroissement 
de la part d'intervention de l'Etat. C'est dans ce sens que le con- 
grès doit se prononcer, que les socialistes doivent mener la campa- 
gne au cri de: Pas d'aumônes, mais une assurance digne de ce 
nom ! 



8. La tactique du Parti 

Deux votes contradictoires du congrès avaient donné lieu, dan.s 
la presse libérale, à des appréciations sensationnelles. Le mardi, 
à^un moment où les délégués étaient peu nombreux, une pro- 



364 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

position des socialistes berlinois était votée sans débat. Elle 
portait que toute compromission quelconque avec les libéraux 
serait considérée comme attentat contre le parti. Le mercredi 
matin, plusieurs délégués protestèrent, déclarant que leur bonne 
foi avait été surprise. Alors, au milieu de la même inattention 
que la première fois, le vote fut rapporté. 

Avant la fin du Congrès, le citoyen Dittmann, de Berlin., vou- 
lut que la netteté la plus grande fût faite sur cette question. Il 
déposa une motion disant que rien n'est modifié dans la tactique 
du parti à l'égard des libéraux, depuis la résolution qui, ratifiée 
au congrès international d'Amsterdam, est devenue la règle de 
la tactique du prolétariat organisé des deux mondes. 

L'orateur déclare avoir présenté cette motion pour empêcher 
que l'on interprète faussement, dans la presse bourgeoise, le 
rejet de la proposition des socialistes de Berlin, demandant 
qu'on accentue l'agitation contre les libéraux. 

Il ajoute que les radicaux, autant que les révisionnistes, n'en- 
tendrent ligoter leur liberté d'agir suivant les circonstances et 
que, dès lors, les deux groupes peuvent se rallier à la modifica- 
tion du congrès de Dresde. 

Le citoyen Auer, de IMunich, déclare que le congrès n'a pas 
à se laisser influencer par la presse bourgeoise au sujet des 
résolutions qu'il prend et de leur caractère réel. Ce n'est vrai- 
ment pas le moment de décider si oui ou non la décision du con- 
grès de Dresde répond aux sentiments du parti et si la faible 
majorité qui l'a adoptée au congrès d'Amsterdam, existe en- 
core. 

Mais je tiens, ajoute l'orateur, à faire une déclaration au nom 
d'un certain nombre de délég'iés qui ont repoussé la motion ultra- 
radicale des socialistes berlinois. Nous l'avons repoussée parce 
qu'elle était contraire à la décision du congrès d'Essen, repoussant 
toute fixation, toute immobilisation, de notre tactique électorale. 

La résolution Dittmam est adoptée à l'unanimité des 283 vo- 
tants. 



9. La Discipline social-démocrate. — Exclusions. 

J'oubliais de signaler que, dans la dernière journée, le con- 
grès s'occupa d'affaires intérieures. On réadmet, après l'avoir 



LE CONGRÈS SOCIALISTE ALLEMAND DE LEIPZIG 365 

repoussé dans quatre congrès précédents, le citoyen Schrôder, 
de Berlin, qui fut exclu du parti il y a quelques années. 

Un wurtembergeois est sous le coup de l'exclusion pour 
avoir communiqué un compte rendu d'une réunion du parti à 
une feuille bourgeoise. Ses accusateurs déclarent qu'il ne s'agit 
que d'une notice non confidentielle, exposant des faits d'une 
façon beaucoup plus discrète que l'organe officiel du parti, le- 
quel a consacré quatre colonnes à cette réunion. Dans le Wur- 
temberg, disent-ils, il est quelquefois de notre intérêt de nous 
servir de la presse bourgeoise pour que le public connaisse la 
vérité. 

D'autres orateurs font remarquer que le camarade en question 
devait au moins prévenir le parti, afin de ne pas laisser des 
suspicions planer sur d'autres. 

L'exclusion est prononcée à une grande majorité. 

Des demandes d'exclusion sont également formulées contre un 
certain nombre de socialistes qui, élus comme électeurs au 2' 
degré pour le Landtag, n'ont pas participé au vote. En ce qui les 
concerne, le congrès estime que le fait reproché constitue une 
faute, mais non une atteinte à l'honneur. 

On le voit : les socialistes allemands ne sont pas tendres sur 
la question de discipline. Dans ces quelques faits, il }'• a la psy- 
chologie de tout un peuple ! 

Tels ont été les travaux du Congrès de Leipzig. J'ai tenu à 
les donner en détail, d'une façon documentaire. Il n'y a plus 
maintenant qu'à tirer les conclusions qu'ils comportent. 

H. MULLER. 



LES SYNÛiCâTS OUVRIERS 

Les Inscrits manlimts el leur action 



Après avoir examiné, dans le numéro 213 du Mouvement 
Socialiste, la situation des Inscrits maritimes, nous voudrions 
décrire leur action. C'est par la grève qu'ils ont affirmé leurs 
désirs, et le développement de l'organisation syndicale a été 
préparé par les coalitions qui se sont produites parmi les ins- 
crits. 

/. Les premières coalitions 

L'interprétation qui a été donnée dans la marine au mot 
grève ne nous a pas permis de recueillir bien haut les pre- 
miers vestiges de conflits. Les condamnations ont été classées 
au titre de rébellion ou désertion, et nul n'a vu là les motifs 
d'un conflit entre employé et emiployeur. 

En iSyo, le syndicat commence à prendre contact avec les 
pouvoirs publics, mais il n'est pas encore assez fort et n'ins- 
pire pas confiance à ses mandants pour essayer de faire dé- 
barquer les équipages qui se plaignent. 

En iSys, cependant, nous trouvons trace d'une grève de pê- 
cheurs, qui se renouvelle en 1878. La répercussion en est de 
courte durée. Les grévistes eux-mêmes n'avaient aucunement 
l'intention d'attirer sur eux l'attention publique, mais bien de 
combattre différents abus sur la vente du poisson et d'obtenir 
une augmentation de salaires. 

En 1880, les chauffeurs et matelots de Marseille demandent 
une augmentation de salaires et cessent tout travail en atten- 
dant la réponse des armateurs. Les armateurs portèrent plain- 
te contre les matelots pour désertion et rupture de contrat. 
45 grévistes furent condamnés, par le tribunal maritime de 
Marseille, à la prison et à l'embarquement correctionnel. Deux 
député-, après de longues démarches finissent par obtenir leur 
cràce en janvier 1884. Devant cette manière d'agir des arma- 
teurs, 'a commission executive de la grève orgaaise une ma- 

(]; La plupart des documents sont extraits de la Statistique des 
Grève- rjdigées par l'Office du Travail. . ,; : 



LES INSCRITS MARITIMES ET LEUR ACTION 367 

nifestation dont le programme était l'exergue suivant: « Au- 
jourd'hui plus que jamais, vive la grève! » 

En iSoo, les marins pécheurs du Tréport, au nombre de 50, 
se mettent en grève le 11 avril. La cause était l'interdiction 
de vendre les brous (menus poissons et coquillages). Après 
une journée de pourparlers, les patrons reconnaissent le bien 
fondé de la demande et accordent satisfaction. 

En i8ç2, au Havre, 150 chauffeurs de la Cie Transatlanti- 
que, dont les salaires étaient de 60 à 75 francs par mois, de- 
mandent une augmentation de salaires et se mettent en grève. 
La Compagnie ne se montre pas plus complaisante que les 
armateurs de Marseille ; elle refuse l'augmentation demandée 
et fait poursuivre les grévistes qu'elle remplace. 30 chauf- 
feurs sont condamnés à 15 jours de prison pour rupture de 
contrat. 

En i8ç^, de par une convention en date du 16 mars 1892 
entre matelots et patrons pêcheurs de Martigues (Bouches-du- 
Rhône), le produit de la pêche était divisé en deux parts: l'une 
pour les patrons, l'autre pour les équipages qui avaient la fa- 
culté d'en disposer à leur gré. 

Au commencement de 1893, les patrons voulurent modifier 
la convention, faire vendre la pêche entière et donner aux ma- 
telots la part en espèces. 

Les équipages refusèrent, et le 12 février, au nombre de 370 
dont 50 enfants, ils se mettaient en grève. 

L^ne délégation des deux partis fut immédiatement nom- 
mée et fut reçue au bureau de l'Inscription Maritime, où le 
commissaire ne put arriver à les mettre d'accord. Le 23 fé- 
vrier, le sous-préfet fit une tentative de conciliation qui échoua 
également. C'est alors que les matelots s'adressèrent au juge 
de paix, en vertu de la loi du 2y décembre 1892. 

Une réunion est décidée pour le 28, mais les patrons refu- 
sent l'arbitrage et refusent même de signer le procès-verbal. 
Devant cette attitude énergique, les pêcheurs réintégrèrent 
le travail petit à petit, abandonnant leurs revendications. Le 
15 avril, la grève était terminée par un échec complet. 

En i8ç4, le 8 septembre, les pêcheurs de sardines de Pa- 
lavas (Hérault) se mettent en grève, au sujet d'une contesta- 
tion du produit de la pêche. La grève dura quatre jours et se 
termina par un échec des grévistes. 

A partir de cette époque, le mouvement gréviste va prendre 



368 LE MOUV'KMENT SOCIALISTE 

une plus grande extension. Les débuts ont été particulièrement 
malheureux pour les gens de mer. 

i8ç6. — Les pêcheurs et ferblantiers-soudeurs de l'Océan. 
— Ici, nous devons nous départir de notre réserve sur les 
professions n'ayant qu'un caractère semr-maritime, pour en- 
glober, dans notre mouvement gréviste, l'historique des coali- 
tions survenues pendant la campagne sardinière de iSp^-iSçô. 

Les ferblantiers-boîtiers et les pécheurs ont une vie trop in- 
timement liée, non peut-être par des sentiments récproques, 
mais par leur genre de travail, pour que la catégorie de leurs 
grèves n'ait pas un intérêt essentiellement maritime. 

En février 1895, l'introduction d'une machine à souder au- 
tomatiquement le fond des boites, ne laissant à faire aux ou- 
vriers que la soudure du couvercle, provoqua dans trois éta- 
blissements d'Audierne et de Plouhinec une grève de 95 ou- 
vriers, qui se termina au bout de trois semaines par un échec. 
Au mois de septembre de la même année, 183 soudeurs de cinq 
établissements des mêmes localités firent grève pendant un 
jour et 120 soudeurs de trois établissements de Douarnenez 
pendant 3 jours, pour obtenir une augmentation de salaire qui 
leur fut accordée. C'est tout pour 1895. 

En i8ç6, le mouvement gréviste a pris pendant les mois de 
juin et de juillet, une intensité exceptionnelle, et s'est éten- 
du sur les quatre départements du Finistère,, du Morbihan, de 
la Loire-Inférieure et de la Vendée. Il ne s'est pas borné aux 
ferblantiers-boîtiers, maïs il a compris également les pêcheurs, 
ceux-ci beaucoup plus nombreux que ceux-là. 

Les premières escarmouches se sont produites à Douarne- 
nez, dès le mois de mars. 

La ville de Douarnenez, écrivait à cette époque un des corres- 
pondants de l'Office du travail, compte environ 400 ferblantiers- 
boîtiers, répartis en 19 usines. Suivant l'usage local, chaque usi- 
nier recrute son personnel (soudeurs et femmes de friture) en 
janvier, en février au plus tard, pour toute la durée de la campa- 
gne, laquelle commence dans les premiers mois de l'année par le 
travail du sprat et la fabrication des boites, pour se terminer à la 
clôture de la pêche, en novembre ou décembre. L'usinier se pré- 
cautionne d'un stock suffisant et toujours considérable, de boîtes 
pour parer aux éventualités de la pêche. Dans certaines localités, 
le fabricant de conserves ne fabrique pas lui-même les boîtes; il 



LES INSCRITS MARITIMES ET LEUR ACTION 369 

les achète toutes prêtes et n'a plus qu'à les faire souder par des 
soudeurs. 

Les soudeurs travaillent aux pièces. Les prix ne sont pas uni- 
formes et quelques usines ont des prix plus rémunérateurs que 
d'autres. Ainsi la fabrication des boîtes quarts se paie 80 centi- 
mes le cent dans certaines usines, et i franc dans les autres; les 
formats dits demies se paient i franc dans telle usine et i fr. 20 
dans celle d'à côté. 

Les différences sont encore plus sensibles sur les retenues. Cel- 
les-ci varient du quart au dixième. C'est un tant pour cent que 
le patron retient sur les salaires de fabrication pour répondre des 
boites perdues par la faute de l'ouvrier, manque de soin ou tra- 
vail trop précipité. Les boîtes sont soumises à l'ébullition ; celles 
qui n'ont pu supporter l'épreuve sont considérées comme perdues 
et mises au rebut; de ce fait, l'ouvrier perd 20 ou 30 centimes par 
boite, suivant le format. Le règlement a lieu à la fin de la cam- 
pagne. Mais l'ouvrier ne reçoit pas encore à ce moment la to- 
talité de ses retenues; on lui en retient une partie pour répondre 
des boîtes qui n'ont pas été employées et qui ne trouveront leur 
emploi que dans la campagne suivante. C'est, en quelque sorte, un 
compte sans fin. Un bon ouvrier perd de trois à quatre boites par 
i.ooo au plus; quant à l'ouvrier malhabile, ses retenues ne cou- 
vrent pas toujours ses pertes. 

Le 5 mars, deux délégués du syndicat des ferblantiers-boî- 
tiers de Nantes se rendirent à Douarnenez et réunirent les ou- 
vriers soudeurs. Un syndicat fut formé séance tenante ; 254 
ouvriers y adhérèrent le même jour en versant leur première 
cotisation. De Douarnenez, les deux délégués se rendirent à 
Audierne, à Penmarch, dans d'autres 'localités, et leur passage 
fut suivi de la formation de syndicats de ferblantiers-boîtiers; 
à Audierne, le 6 mars, avec 90 membres ; à Guilvinec, le 9 
mars, avec 60 membres; à St-Guénolé-Penmarch, le 11 mars, 
avec 80 membres; à Concarneau, le 22 mars, avec 220 mem- 
bres; à Belle-Ile (Morbihan), le 15 avril. Les revendications 
des syndicats étaient : 

1. Prohibition de la machine à fabriquer et à souder; 

2. Unification des prix et des retenues; 

3. Règlement intégral des retenues à la fin de la campagne, en 
4jasant le règlement des boîtes non employées sur la proportion des 

boîtes remplies, constatées comme perdues; 



370 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

4. Défense d'employer des femmes comme soudeuses (il y avait 
alors des femmes dans deux usines à Douarnenez). 

La création des syndicats fit concevoir à quelques patrons 
des craintes de grève, et, pour se prémunir contre cette éven- 
tualité, ils exigèrent de leurs ouvriers déjà embauchés des en- 
gagements écrits, que ceux-ci refusèrent. 

Quelques jours après, le 14 mars, M. Joseph Chancerelle 
congédia ses ouvriers sous prétexte de manque de fer-blanc 
imprimé. Le même jour, M. de Pénanros ayant renvoyé un 
ouvrier, les autres soudeurs de l'atelier, au nombre de 17, re- 
fusèrent de reprendre le travail le lundi 16 mars, si le renvoi 
de cet ouvrier était maintenu. 

Il fut constitué pour chacune des deux usines un comité de 
conciliation. Celui de l'usine Pénanros formula les décisions 
suivantes : 

Pour la fabrication, 80 centimes le cent des quarts et huitièmes ; 
I franc le cent des demies et quarts américains ; i f r. 60 le cent 
des quarts à bandes; 2 francs le cent des demies. — Pour le sou- 
dage: I franc le cent des quarts et huitièmes; i fr. 20 le cent des 
demies et des quarts américains. — Acceptation de la retenue 
d'usage du quart pour cent; paiement des boîtes perdues à rai- 
son de 20 centimes pour les quarts et les huitièmes, et 30 centi- 
mes pour les demies et les quarts américains; perte des retenues 
en cas de départ dans le courant de l'année, sans motif sérieux, 
et engagement du patron de ne pas faire un renvoi sans un motif 
grave. — Engagement par M. de Pénanros, de ne pas faire usa- 
ge, pendant la durée de la campagne (1896), de la boîte fabriquée 
à la mécanique et de ne pas souder à la machine; paiement des 
salaires tous les quinze jours. 

Le Comité de l'usine Chancerelle établit des conditions iden- 
tiques; mais M. Chancerelle venait de recruter 15 apprentis, 
dont les ouvriers demandaient le renvoi, sauf pour deux d'en- 
tre eux. Ils disaient que le recrutement d'un aussi grand nom- 
bre d'apprentis changeait les conditions du contrat, et que la 
part habituelle du travail des ouvriers se trouvait forcément 
diminuée, car un apprenti bien doué peut arriver en quelques 
semaines à fabriquer 300 boîtes par jour; que les ouvriers 
pouvaient suffire largement aux besoins de l'usine, puisqu'ils 
étaient parfois contraints à chômer au cours de la campagne; 
qu'ils se trouveraient donc privés d'une partie du gain sur le- 



LES INSCRITS MARITIMES ET LEUR ACTION 371 

quel ils avaient été en droit de compter au moment de leur en- 
gagement. 

Sur l'observation du patron qu'il pourrait augmenter sa pro- 
duction, ce qui compenserait, dans une certaine mesure, l'in- 
convénient signalé par les délégués, ceux-ci consentirent à ad- 
mettre 5 apprentis. Mais le patron ne voulut rien entendre, et 
le 31 mars, les ouvriers reprirent purement et simplement le 
travail. 

La situation reste stationnaire jusqu'au 5 juin. A partir de 
cette date, débute véritablement le mouvement gréviste, qui 
suit une marche ascensionnelle jusqu'au 2 juillet, pour décroî- 
tre ensuite et s'éteindre le 3 août. En comptant les deux grè- 
ves de mars, il y eut 21 grèves de ferblantiers-boitiers et 4 
grèves de pêcheurs, en tout, 25: 14 dans le Finistère, 6 dans 
le Morbihan, 2 dans la Loire-Inférieure, et 3 dans la Vendée. 
Les grèves de pêcheurs se sont produites : 2 dans le Finistère 
et 2 dans la \'endée. 

Jusqu'au i" juillet, le mouvement gréviste est presque lo- 
calisé dans le Finistère. Le 5 juin, trois grèves éclatent à Con- 
carneau et à Plouhinec; le S, le mouvement atteint Audierne 
ovi, de spécial à une maison, il gagne, le 12, cinq autres éta- 
blissements; le 19, il s'étend à Guilvinec; le 22, à Douamenez 
où la grève devient générale le 28; le 27 enfin, la grève est dé- 
clarée à Penmarch et à Concarneau. Entre temps, les pêcheurs 
des Sables-d'Olonne (Vendée) cessaient de prendre la mer 
le 27 juin, et les soudeurs de Ploërmel (Morbihan) et de la 
Turballe (Loire-Inférieure) quittaient leurs usines les 26 et 
29 juin. 

Le !"■ juillet, la grève éclate à Nantes dans 3 établissements 
sur 4; par esprit de solidarité, les soudeurs de Sauzon, de 
Quiberon, du Palais, de Saint-Pierre-de-Quiberon, dans le 
Morbihan, des Sables-d'Olonne, de Saint-Gilles-Croix-de-Vie 
et de l'île d'Yen, dans la \'endée, quittent le travail le même 
jour ou le lendemain. 

En outre, à Audierne. du 2 au 5 juillet, et à Saint-Gilles- 
Croix-de-Vie, du 6 au 12, les pêcheurs refusent d'aller en mer. 
Le mouvement a alors atteint son maximum d'intensité. Le 
travail des fabriques de conserves de poissons est arrêté sur 
15 points du littoral: i.ooo soudeurs et 3.800 pêcheurs sont, 
à cette date, en grève, et 2.900 ouvriers sont réduits au chô- 
mage dans 60 usines. 

Puis, l'agitation se calme peu à peu; deux petites grèves 



372 LE MOUVEMENT SOCIALISTE 

éclatent encore: à Gâvres, du 4 au 9 juillet,, et à Penmarch, du 
20 au 23. Le 23 juillet, le travail est repris partout, sauf à 
Ploëmeur, où les ouvriers ne rentrent à l'atelier que le 3 août. 

Tel est le résumé du mouvement gréviste sur le littoral bre- 
ton. Pendant les cinq mois, de mars à juillet, 25 grèves éclatè- 
rent, 85 établissements furent atteints et les grévistes 'se chif- 
frèrent au nombre de 6.127. 

Les conditions du travail ne furent pas respectées pendant 
longtemps, car l'année suivante, nous nous trouvons en pré- 
sence de nouveaux conflits. 

iSçy. — En 1897, les pêcheurs continuèrent leurs revendi- 
cations, mais, cette fois, la solidarité ne s'étendit ni aux ports 
de pêche voisins, ni même parmi les travailleurs des usines. 
Le motif de leur grève se base sur le prix d'élévation du prix 
du poisson. Parmi ces grèves, nous noterons sommairement les 
suivantes : 

— Grève de Concarneau, du 9 au 1 4 juin, 3.600 grévistes. 
Les pêcheurs ont chômé volontairement parce que les fabri- 
ques de conserves étaient encombrées. A cette date, le syndi- 
cat a fixé à 7.000 sardines le maximum de pêche pour cha- 
cun des 630 bateaux de Concarneau. 

— Grève du Palais et de Sauzon, du 15 au 17 juin, 708 
hommes sont en grève. Les motifs sont les mêmes que pour 
la grève ci-dessus; les pêcheurs ne prennent la mer qu'une fois 
par jour et s'accordent pour faire 10.000 sardines par bateaux. 

— Grève de Camaret, du 17 au 21 juin, 235' grévistes. Les 
pêcheurs demandent le relèvement du prix du poisson à 7 fr. 
Le prix était de 3 francs. Les pêcheurs ont obtenu 5 francs. 

— Grèves de Douarnenez, Tréboul, Pontdavid et Ploaré, du 
24 au 26 juin, 4.620 grévistes. Le prix du poisson était de 
3 francs ; les grévistes obtiennent de 5 à 6 francs. 

— Grève de Noirmoutiers, du 29 juin au 2 juillet, 300 gré- 
vistes. Les pêcheurs obtiennent une augmentation de i et 2 
francs sur le prix du poisson qui était de 2 francs. 

— Grève de Camaret, du i" au 6 juillet, 235 grévistes. Les 
motifs se généralisent avec les causes des grèves précédentes; 
les pêcheurs obtiennent un minimum de 5 francs au lieu de 3 
francs. 

— Les 13-15 juillet et 23-25 juillet, deux grèves éclatent à 
Douarnenez, Tréboul, Pontdavid. Les motifs de ces deux con- 
flits sont l'inobservation du contrat qui a terminé la grève du 



LKS INSCRITS MARITIMES ET LliUR ACTION 373 

25 juin. Le poisson étant revenu à son ancien taux de 3 fr., 
les grévistes obtiennent 5, 6 et 7 francs. 

i8ç8. — Cette année 1898 est principalement remarquable 
pour les grèves de pêcheurs qui s'y sont produites. A Cama- 
ret, deux grèves éclatèrent coup sur coup du 12 au 18 juillet 
et du 20 au 23 du même mois. Les grévistes demandaient une 
augmentation du prix du poisson. Les causes étaient les sui- 
vantes: par suite des stocks de conserves et surtout de la con- 
currence espagnole et portugaise, les fabricants n'offraient que 
2 fr. 50 à 3 francs pour i.ooo sardines. Les pêcheurs récla- 
maient 5 francs au minimum. Après la première grève, les 
prix étaient remontés à 4 f r. ; mais ils ne se sont pas mainte- 
nus et force fut aux grévistes de reprendre la mer, sans avoir 
réussi. 

Au Tréport, 250 pêcheurs se mirent en grève, réclamant le 
maintien de la vente du fretin au profit des pécheurs. La grè- 
ve éclata le i" octobre et ne se termina que le 13 du même 
mois. Les armateurs donnaient aux pêcheurs une indemnité 
de 5 0/0 sur le produit de la vente du fretin; les armateurs 
demandaient à leur tour que la vente soit faite par les soins 
du consignataire, c'est-à-dire avec un contrôle. 

(A suivre) Marc Parker. 



LES GRÈVES 

La Grève de la Maçonnerie parisienne 



Après l'échec de leur lock-out officiel (6-21 r.vril 1908 (i), 
les etiîrepreneurs de maçonnerie avaient prolongé un lock-out 
officieux, continuant à raréfier les travaux et à augmenter le 
nombre des chômeurs par des appels en province. En même 
temps, ils tentaient la désorganisation des syndicats ouvriers 
par la constitution de syndicats jaunes morts-nés d'ailleurs, par 
la création de V Union, la grande pensée de M. Villemein. par 
l'organisation de sociétés ouvrières de main-d'œuvre. Mais, 
comme c'était à prévoir, dans une corporation d'ouvriers qua- 
lifiés, V Union ne donna guère de résultats et les fameuses asso- 
ciations ouvrières, une autre grande pensée de M. Villemin, 
furent toutes de simples associations de tâcherons, surmenant 
tout comme devant les ouvriers qu'elles occupaient. 

Mais la division se glissait dans les rangs patronaux. Une cin- 
quantaine d'entrepreneurs, dont quelques-uns avaient même fait 
par